Questions-réponses : homosexualité, sida et pratiques culturelles au Ghana

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Le Ghana, première nation subsaharienne à s’être émancipée du joug colonial, a fêté en 2007 le cinquantenaire de son indépendance. En 1957, le dirigeant de la nouvelle nation, Kwame Nkrumah, s’efforça d’éradiquer les vestiges du colonialisme en ouvrant une nouvelle voie, non seulement pour le Ghana mais pour toute l’Afrique. Il contribua à fonder l’Organisation de l’unité africaine et, inspiré par la réussite industrielle de l’Union soviétique, dépensa des sommes importantes pour construire les barrages et les usines qui devaient libérer son peuple de sa dépendance envers l’Occident. Mais l’influence du Ghana sur le reste de l’Afrique tout au long de ces cinquante années chaotiques depuis son indépendance ne se limite pas à ces considérations politiques et économiques. La fierté que les Ghanéens portent à leur démocratie se reflète dans sa musique, ses danses, sa peinture. La culture visuelle du Ghana est d’une richesse immense. Le Ghana attire les artistes de toute l’Afrique. Le pays est connu pour ses masques, ses sculptures, sa joaillerie et ses textiles. La série d’expositions et d’événements culturels Ghana 50 a marqué le 50e anniversaire de l’indépendance durant l’année 2007. Certaines expositions indépendantes, en marge des célébrations officielles, se sont efforcées d’attirer l’attention sur la propagation du sida, la pauvreté, la faim, et les séquelles de l’esclavage.
La diversité de l’art ghanéen est liée à son histoire et à son peuple. Les Ghanéens appartiennent à de multiples groupes ethniques et parlent de nombreuses langues, auxquelles s’ajoutent l’anglais et souvent le français. Le pays connaît également une grande diversité de pratiques religieuses. Environ 70 % de la population de près de 25 millions d’habitants se réclament de religion chrétienne (le pourcentage le plus élevé d’Afrique de l’Ouest avec 28 % de pentecôtistes charismatiques, 18 % de protestants, 13 % de catholiques et 11 % d’autres chrétiens), 17 % de l’islam, et 13 % de l’animisme et « autre ».
Bien que le pourcentage d’animistes soit faible, beaucoup de chrétiens pratiquent les religions traditionnelles dans le privé. La religion joue un rôle dans la façon dont les Ghanéens envisagent l’homosexualité et le sida. Selon le site d’information britannique Pinknews (Stephen Gray, juillet 2012), le quotidien ghanéen The Informer déclarait ainsi que conformément à leurs croyances religieuses et aux opinions de leurs leaders, 82 % des Ghanéens « abhorrent les gays ». Si cette adéquation entre adhésion à une religion et homophobie exacerbée est excessive, on peut néanmoins affirmer que malgré son histoire ancrée dans la lutte pour l’indépendance et la construction de la démocratie, le Ghana est loin d’être à la tête des Nations africaines en matière de tolérance vis-à-vis de ses citoyens séropositifs ou de la communauté gay et lesbienne.
Les lois en matière d’homosexualité au Ghana et les politiques de santé officielles
Avant toute considération sur l’homosexualité et le sida dans l’art et la culture, il est important d’indiquer que l’homosexualité entre hommes est illégale au Ghana. Il n’est rien dit des femmes. Selon le chapitre VI du Code civil ghanéen de 1960, amendé en 2003 :
Toute personne ayant des rapports sexuels contre-nature – (a) avec une personne non-consentante âgée de seize ans et plus est coupable d’une infraction de premier degré et susceptible d’être condamnée à une peine minimum de cinq ans et maximum de vingt-cinq ans de prison ; ou (b) avec une personne consentante âgée de seize ans et plus est coupable d’une infraction mineure » (dont la section 296 indique que la peine ne doit pas dépasser trois ans de prison).
Enfin, section 99 :
Un rapport sexuel contre-nature est avéré dès lors qu’il est fait preuve de la moindre pénétration.
Pour autant, la section 12(2) du chapitre V de la constitution du Ghana assure que :
Toute personne au Ghana, quelle que soit sa race, son origine géographique, ses opinions politiques, sa couleur, sa religion, ses croyances ou son genre, bénéficie des droits et des libertés fondamentales contenues dans ce chapitre, et est assujetti aux droits et aux libertés fondamentales des autres et de l’intérêt public.
Le taux de prévalence du Ghana se maintient autour de 1,5 %, ce qui est très faible comparé aux pays voisins. Seuls 8 % des Ghanéens connaissent leur sérologie (Patterson, p. 408) et il n’existe pas de test gratuit. Le traitement coûte 5 cedis ghanéens par mois. 95 % des hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes en ont également avec des femmes. Les campagnes de prévention du gouvernement ghanéen ne ciblent que les hétérosexuels.
Le débat politique officiel
Kwasi Amoafo-Yeboah, candidat aux élections présidentielles en 2008, a ouvertement défendu la cause homosexuelle. Sur son profil Facebook, il déclare : « Je soutiens les droits des homosexuels ! Tous les Ghanéens et tous les êtres humains ont des droits fondamentaux qu’il faut protéger. » Le journaliste Isaac Essel (Ghana, 7 février 2013) remarque à juste titre que Kwasi AmoafoYeboah fait le lien entre homophobie et propagation du sida : « J’ai vu mes amis gays, des êtres humains, mourir du sida dans les années quatre-vingt sans se faire traiter car ils avaient peur des représailles. C’est insensé que de nos jours, certaines personnes s’acharnent à persécuter les gays alors que des criminels et des dirigeants corrompus sont en liberté », alors que l’homosexualité « est un crime sans victimes, entre adultes consentants, dans leurs domiciles privés ». Il refuse la condamnation religieuse de l’homosexualité et précise qu’il aimera sa fille tout autant si un jour elle lui présente une femme. Enfin, note Essel, il appelle à la dépénalisation de l’homosexualité et condamne toute discrimination physique, économique et juridique.
Ses détracteurs considèrent cependant qu’il existe des problèmes bien plus importants et qu’il est inutile de « perdre un temps précieux à discuter de ce sujet nauséabond », selon l’ex numéro 2 du régime Kufour (de 2001 à 2009), Kwadwo Mpiani. (Yonkodosda, 2 novembre 2013)
Croyances populaires sur l’homosexualité
De manière toute aussi erronée que dans les pays occidentaux, une majorité de Ghanéens associent sida et homosexualité. Les hétérosexuels se font peu dépister et traiter. Un doctorant de l’université de New York, Alex Cotton, a interviewé Clément Azigwe Banwinwo, dont la femme était décédée « mystérieusement » deux ans plus tôt. Il considérait que sa femme avait été victime d’une « malédiction ». Dans les régions rurales mais aussi en ville, la sorcellerie, dite « du-du », est souvent évoquée et on se tourne vers les guérisseurs. Un médecin aurait pu effectuer un dépistage et lui donner un traitement. Mais comme le note Alex Cotton, si le gouvernement souhaite généraliser le dépistage, la stigmatisation du sida et la méconnaissance de la maladie sont des freins puissants. L’association entre sida et homosexualité, alors même que la plupart des transmissions résultent d’un rapport hétérosexuel, incite d’autant moins les hétérosexuels à se faire dépister. Chijioke Ulasi a effectué une étude à Kumasi pour tenter d’évaluer le taux d’information de la population. Les résultats sont frappants. Sur 104 personnes interrogées, 59 % ne font pas le lien entre la séropositivité et la maladie, 67 % n’en connaissent pas les symptômes, et 28 % estiment que les personnes atteintes du sida devraient être mises sous quarantaine. Ces résultats corroborent les remarques d’Alex Cotton sur le travail de Deborah Kwablah pour l’ONG Family Health International. Sa campagne de dépistage itinérant s’est en effet heurtée au manque d’éducation des populations. Peu de gens comprennent que la séropositivité n’est plus forcément fatale. Elle remarque que des progrès ont été faits auprès des musulmans, pourtant tout aussi réticents que les chrétiens à parler de sexualité, grâce à l’intermédiaire des imams et d’éducateurs recrutés et formés. Il reste néanmoins courant d’entendre que le sida se transmet par les moustiques ou les toilettes publiques, et que c’est une maladie incurable. Bien que le Ghana ait fait des progrès en matière d’éducation sexuelle et de prévention du VIH, si ce n’est concernant les droits des homosexuels, une partie de la population continue de considérer le sida comme une malédiction à laquelle on ne peut remédier que par la médecine traditionnelle.
L’influence de l’église chrétienne
Les églises ont eu une influence profonde sur la façon dont l’homosexualité est perçue. Beaucoup considèrent que le sida est une punition divine, une malédiction envers ceux qui vivent dans le péché (Ulasi). Cette idée rejoint bien des religions d’Afrique de l’Ouest et les pratiques chrétiennes se mélangent aux croyances traditionnelles. Certains projets artistiques sont financés par les églises pour condamner l’homosexualité.
Ainsi, la chorale ghanéenne The Angels a produit et diffusé sur YouTube une vidéo intitulée Stop Homosexuality (Brian Media Network, avec Frank Ofori, réalisé par Pocalous Media, mis en ligne le 23 janvier 2012). De jeunes gens chantent en twi, la langue ghanéenne, et brandissent des pancartes roses manuscrites : Gay is not Humanity (L’homosexualité n’est pas l’humanité) – Say No to Lesbianism (Refusez le lesbianisme) – Gay is an abomination (L’homosexualité est une abomination) – Remember Sodom and Gomorrah (Rappelez-vous Sodome et Gomorrhe) – Say No to Gaism (Dites non aux gays) – Ghana is a Christian Nation (Le Ghana est une nation chrétienne). De tels sentiments ne sont pas rares au Ghana ; ils s’expriment parfois de manière encore plus violente.
Une étude publiée en 2010 par le journal africain de la recherche sur le sida dénonce le retard du Ghana sur le reste de l’Afrique en matière de prévention. Les politiques de long terme déclinent, alors qu’elles croissent ailleurs. L’auteur estime que le peu d’implication des églises au Ghana explique largement le phénomène. La stigmatisation du VIH, de l’homosexualité et autres « actes immoraux » ont freiné la prévention. (Patterson, p. 408) En réalité, certaines églises poussent activement les personnes qui apprennent qu’elles sont atteintes du sida à se taire pour éviter la stigmatisation sociale et religieuse.
L’église au Ghana a préféré traiter le sida par la morale, prêchant l’abstention auprès de la jeunesse et interdisant les relations homosexuelles : « Pas de compromis pour l’immoralité. » (p. 409) Cette lutte contre l’immoralité s’accompagne d’un soutien très limité des églises chrétiennes au port du préservatif. La campagne de « compassion » pour les personnes atteintes du VIH a pris fin en 2003 : il fut considéré que si un chrétien se doit d’exprimer de la compassion envers son prochain, les personnes infectées entachent l’église en l’associant à leur « comportement immoral ». (p. 410) Comme l’explique Patterson : « les Ghanéens interrogés estiment que la stigmatisation par soi-même et par les autres est très forte, en partie parce que les maladies sexuellement transmissibles sont honteuses. Elles sont associées à l’infidélité et la saleté que les chrétiens ne peuvent tolérer. Beaucoup de Ghanéens soulignent que les forces spirituelles punissent la promiscuité. La stigmatisation entraîne un silence généralisé et la peur du sida ; le personnel soignant cache leurs
patients séropositifs (Mwinituo & Mill, 2006). De nombreux Ghanéens refusent de se faire tester. De ce fait, malgré l’augmentation des traitements mis à disposition, le taux de mortalité annuel dû au sida au Ghana a augmenté entre 2001 et 2007. » (p. 411) Au Ghana, les églises ont réagi très tôt, pour condamner les victimes. (p. 415) Sur les 230 000 Ghanéens séropositifs, seuls 47 % sont traités (unaids.org). Le dépistage et le traitement constituent encore des démarches difficiles pour la plupart des gens. Tandis que de nouvelles campagnes d’information et de prévention voient le jour au XXIe siècle, elles ne se traduisent pas par une augmentation des traitements. La stigmatisation, le peu de soutien du gouvernement envers les associations locales, et les liens forts entre l’État et la communauté chrétienne ont limité les progrès. L’église a œuvré pour la moralisation de la société plutôt que de prêcher la tolérance des personnes atteintes, y compris les homosexuels, et de soutenir les politiques de santé.
Droits de l’Homme et importations occidentales

Dans un article publié le 11 février 2013, Ibrahim Abu Azabre s’interroge sur l’avenir du Ghana en matière de « culture, de droits de l’homme et d’homosexualité. » (ModernGhana.com) Le nouveau président du Ghana, Mahama, a nommé la militante des droits de l’homme Nana Oye Lithur ministre de l’égalité des sexes et de la protection sociale. Azabre remarque que s’il ne faut pas en vouloir à la ministre de parler d’homosexualité, il faut que les Ghanéens admettent qu’ils sont « coupables de se laisser influencer par l’Occident et de ne pas prendre de décision ferme. » Faut-il considérer l’homosexualité comme relevant des droits de l’homme, plutôt que de protéger la culture et les valeurs du Ghana ? Selon Azabre, certains spécialistes estiment que la question des droits de l’homme résulte directement de la volonté des Européens d’imposer une « version séculaire de l’éthique judéo-chrétienne. » Selon lui, la définition des droits de l’homme par les Nations Unies n’empêche aucunement chaque nation de respecter sa culture, or l’homosexualité est considérée différemment dans différentes cultures. « Pour dire vrai, les lois du Ghana sont assez floues sur la question. D’un côté, la constitution de 1992 déclare un « état séculaire », ce qui implique que les Ghanéens sont libres de vivre comme ils l’entendent. De l’autre, la constitution reprend certaines coutumes traditionnelles à valeur de loi. Selon la coutume et la tradition, l’homosexualité est interdite au Ghana et les Ghanéens doivent la rejeter. Je dirais même que si les Ghanéens doivent véritablement respecter leurs normes et valeurs culturelles et religieuses, il n’y a aucune raison de tolérer l’homosexualité (une pratique étrangère) dans notre terre sacrée. » Selon l’auteur, la mondialisation est une des causes majeures de l’homosexualité et il dénonce la sécularisation des mœurs. Les Ghanéens doivent interdire l’homosexualité et faire barrage à « tout ce qui nous est imposé par les Européens ». Il cite enfin le vénéré premier président du Ghana, Kwame Nkrumah : « Il vaut bien mieux être libre de se gouverner, bien ou mal, que d’être gouverné par d’autres. »
Le président John Atta Mills, décédé en juillet 2012, a résisté à toutes les pressions des Nations Unies et de l’Occident en matière de droits des homosexuels. Selon lui, les valeurs du Ghana diffèrent de celles de la Grande-Bretagne (BBC News Africa, 2 novembre 2011) et malgré les menaces de répercussions financières s’il refusait de légaliser l’homosexualité, le président Mills a déclaré qu’il ne céderait jamais, dénonçant ces méthodes coercitives (bullying mentality). Tandis que Mills reconnaissait à Cameron la liberté de ses opinions, il lui rappela qu’il ne pouvait en aucun cas « dicter leurs politiques à des nations souveraines. » Le responsable de la communication du gouvernement Mills a affirmé sur la BBC (22 juillet 2011) que le Ghana ne compromettrait jamais ses valeurs morales pour de l’argent. Au Ghana, la journaliste Ajo Yeboah-Afari fut une des seules à juger « hystériques » les réactions de la presse contre les déclarations de Cameron. La question dépasse d’ailleurs le Ghana : quarante et une nations parmi les cinquante-quatre membres du Commonwealth interdisent l’homosexualité selon des lois qui le plus souvent ont été mises en place du temps de la colonisation. Des situations similaires se sont présentées dans le reste de l’Afrique, notamment en Ouganda où les États-Unis menacent de supprimer toute aide financière si la peine de mort est prononcée. En Ouganda comme au Ghana, l’homophobie d’État a des effets néfastes sur l’éducation sexuelle et la prévention.
En lien direct avec ces débats, les militants gays du Ghana dénoncent une augmentation du harcèlement policier et des attaques homophobes. John Honderich a interviewé pour le journal canadien Toronto Star (19 février 2011) un militant gay qui dit avoir peur pour sa sécurité. Il doit régulièrement déménager et son soutien familial se limite à sa sœur. Il vit isolé et a peu d’amis. En écho aux discours présidentiels, pour ses compatriotes, l’homosexualité est une importation des Blancs, de telles pratiques sont étrangères à l’Afrique.
Pressions homophobes en haut lieu
La politique officielle a connu un tournant avec l’appel à espions (spy call) du ministre Paul Evans Aidoo, intimant la population à dénoncer toute personne soupçonnée d’homosexualité, dans le but de purger la société des gays qui devront être jugés. Cet appel a été fait suite à l’annonce que huit mille homosexuels étaient traités par des associations caritatives de lutte contre le sida.
Enfin, le président Dramani Mahama, qui a succédé à John Mills après sa mort, a dû répondre de la nomination de Nana Oye Lithur, militante pour les droits de l’homme, dont les « opinions laxistes » (soft views on gay and lesbian rights), selon Raphaël Ofori-Adeniran, (Africa.com, 13 février 2012) ont été critiquées. Ainsi, le blog de Ofori-Adeniran s’interroge sur l’amitié du président avec le militant gay Andrew Solomon, « un homme marié avec un autre homme ». Andrew Solomon a répondu dans le New York Times du 9 février 2013 qu’il connaissait effectivement le président du Ghana rencontré lors d’un mariage d’un ami mutuel à Accra huit ans plus tôt. Il remarque cependant qu’il n’a ni le pouvoir, ni la volonté de s’immiscer dans le processus électoral au Ghana, et regrette les débordements absurdes de cette affaire. Il déclare avoir reçu de nombreux messages provenant d’homosexuels ghanéens affligés par la situation, mais aussi d’hétérosexuels qui souhaitent que les choses changent. Il conclut par un message d’espoir en l’avenir, au vu du débat amorcé, dont l’issue n’est pas forcément négative. Cependant le 12 février 2013, Daniel Nonor met en garde le lectorat du quotidien Ghanaian Chronicle : « Le président John Dramani Mahama semble s’être fait prendre dans un réseau gay. La révélation de sa relation de plus de huit ans avec le lobbyiste international gay Andrew Solomon confirme les pires craintes des Ghanéens. »
Les artistes s’expriment – Sketches of Love : A Stigma Art Project
Le gouvernement ghanéen n’a pas souhaité inclure d’artiste ou d’œuvre qui évoquent l’homosexualité ou le sida aux célébrations officielles de l’indépendance du Ghana en 2007. Cependant, certains projets ont reçu un soutien officiel, notamment sur le sida, plus marginalement sur l’homosexualité.
Sketches of Love : A Stigma Art Project
est un documentaire réalisé en 2008, où témoignent diverses personnes atteintes du VIH, dont plusieurs artistes.
Le documentaire s’ouvre sur le tableau de Nicholas T. Wayo où un homme se tient la tête dans les mains. Les mots Don’t Stigmatize se détachent d’un fond rouge sang dégoulinant. Une voix masculine commente : « Je vis avec cette force étrangère depuis cinq ans maintenant. J’ai juré de ne plus en parler à personne… Car j’ai été jugé et condamné… Je ne voulais pas perdre mon travail. Ma famille a été critiquée. Quant aux amis, moins on en parlait, mieux ils se portaient. Qu’est-ce qui a changé, me demandais-je, pourquoi cet isolement ? À quoi bon vivre ? Mon seul tort, c’est d’avoir parlé. »
Le directeur de la Commission du Ghana pour le sida, le professeur Sakyi Awuku Amoa, s’exprime également. Selon lui, le Ghana fait face à trois épidémies : le VIH, qu’on ne voit pas venir, puis le sida et ses symptômes contre lesquels on ne sait pas lutter, et enfin la stigmatisation dans tout le pays. « Nous avons beaucoup œuvré pour lutter contre cette pandémie, mais la stigmatisation reste très forte. Nous avons mis en place une campagne de lutte contre les préjugés avec pour slogan « Qui sommes-nous pour juger ? » L’idée c’est qu’on est tous vulnérables, tout le monde peut attraper le sida. »
Le documentaire revient sur les programmes officiels de lutte contre les discriminations, qui n’évoquent jamais les homosexuels. Des posters présentent des couples de gens ordinaires, fermiers, pharmaciens, vendeurs, banquiers, qui demandent « Qui de nous deux a le sida ? » On trouve aussi un message à résonance chrétienne : « Jésus n’a condamné personne, pourquoi le faites-vous ? »
Le Dr Nii Akwei Addo, directeur du programme national de lutte contre le sida, admet que la question de la discrimination est particulièrement délicate.
Un forum artistique financé par le « Projet de changement durable au Ghana » a réuni sur deux jours dix-neuf artistes autour des questions du sida et de la stigmatisation, pour les faire travailler ensemble pendant deux semaines. Les participants ont réfléchi sur le sort réservé aux personnes atteintes du sida, et en ont rencontré. Le documentaire montre leur revirement, la découverte que ces personnes sont « normales » et non « immorales ». Les participants ont été invités à prendre des personnes atteintes du VIH dans les bras, pour montrer que le virus n’est pas contagieux au toucher.
L’artiste ghanéen Ato Annan, ancien président de la Fondation indépendante pour l’art contemporain au centre W.E.B. Dubois à Accra, explique : « Je suis arrivé sans trop m’être demandé ce qu’était la stigmatisation. Mais l’atelier m’a fait réfléchir sur les gens qui vivent avec le VIH et la torture psychologique que cela représente, du fait de la stigmatisation. Et je me suis rendu compte que ce sont des gens comme vous et moi. La seule différence, c’est qu’ils vivent avec le virus, et qu’ils le disent. Nous devons les soutenir. Ça m’a beaucoup touché, et j’ai voulu traduire cette information en langage artistique. » Son œuvre s’intitule Raccommoder (Stitching it up) : « maintenant que nous savons, il faut raccommoder le mal qui a été fait, réparer nos torts, et leur donner l’amour et le soutien dont ils ont besoin. »
Pour l’artiste Akwele Suma Glory, le moment le plus fort a été la rencontre de personnes atteintes du VIH. « Ils sont normaux, comme nous. » Plusieurs dessins d’Akwele représentent une personne séropositive dans les bras d’une personne en bonne santé. Une autre participante, Lydia Dike, considérait avant de participer à l’atelier que les personnes séropositives étaient « immorales » ; elle reconnaît qu’il est essentiel de comprendre la maladie.
Pour sa part, l’artiste musulman Rasheed Olaniyi Akudiya évoque sa volonté de comprendre et de soutenir les personnes atteintes du sida. Son projet intitulé « clôture » présente une clôture dont les piquets sont un médecin, un avocat, un soldat, un pasteur, un étudiant et une mère. Un des hommes tient un flacon dans la main, c’est le remède qu’il doit prendre pour traiter le VIH.
Une autre participante, Adwoa Amoan-Tagoe, fait se retrouver de nombreux personnages autour d’un immense point d’interrogation, alors que le symbole Adinkra de la toute puissance de Dieu, Gye nyame, apparaît en plusieurs endroits.
Les œuvres furent exposées à l’Alliance française gratuitement pour le public.
Interviews complémentaires
J’ai travaillé à plusieurs reprises avec l’artiste Peter Nii Narku Thompson, rencontré en 2007 au Ghana. Je l’ai interviewé en 2012 à propos de son tableau intitulé Ne m’oublie pas (Forget Me Not), effectué pour une exposition à l’Alliance française à Accra, sans rapport avec le sida ou l’homosexualité. Thompson s’était lié d’amitié avec un membre du personnel hospitalier qui lui avait fait part de la propagation rapide du sida, notamment parmi les jeunes femmes peu éduquées qui selon lui, sont naïves et ne se protègent pas toujours. Elles imaginent pouvoir deviner qui est susceptible d’être séropositif et se sentent donc en sécurité. Ces remarques inspirèrent à Peter Thompson ce tableau, pensé comme un panneau de signalisation. « Il faut s’assurer qu’on est toujours protégé. »
À la question de savoir si le sida est toujours perçu comme une maladie réservée aux homosexuels, Peter répond : « Beaucoup de gens commencent à comprendre que ce n’est pas lié, mais ils pensent que ça ne leur arrivera pas. Il faut encore éduquer, car les gens se voilent la face. « Il n’a pas l’air d’avoir le sida… » Mais c’est absurde, la plupart des gens qui ont le sida ne le savent pas. » (interview 26 juin 2012) Interrogé sur les déclarations de David Cameron, Thompson considère que le premier ministre britannique connaît mal la situation au Ghana. Thompson est hétérosexuel et sait que ses amis homosexuels sont victimes de violences à Accra, mais il pense aussi que la communauté gay et les Ghanéens sont en train de changer. La loi n’empêchera pas le harcèlement, ce sont les mentalités qui doivent changer.
Dans une interview accordée le 27 juin 2012 à Accra, l’artiste Jennifer Agbitor remarque que s’il y a toujours très peu d’expositions consacrées à ces sujets, ils sont de plus en plus évoqués par les artistes par ailleurs. « Nous avons fait beaucoup de chemin. C’était un sujet très délicat il y a quinze ou vingt ans, c’est un peu plus facile aujourd’hui. Grâce aux campagnes de sensibilisation, à Internet, aux affiches pour les préservatifs, aux séminaires, etc. Parfois des personnes séropositives viennent témoigner. » Cela ne fait que peu de temps qu’on parle conjointement du sida et de l’homosexualité ou même du préservatif. Selon Jennifer Agbitor, « on croyait que le sida n’était pas une MST, mais plutôt une malédiction, que ça relevait de la sorcellerie. On pensait que les gens atteints du sida, quand ils étaient tout maigres et malades, avaient été maudits, qu’ils avaient fait quelque chose de mal et qu’ils étaient punis. Cela ne fait pas longtemps que les gens savent que ça se transmet par relation sexuelle, transfusion, ou par l’usage de drogue. » Elle se souvient avoir vu à 16 ans une famille riche d’Accra interviewée à la télévision car leur fils était mort du sida. Ils souhaitaient créer une fondation en son honneur. Elle apprit beaucoup à cette occasion, et aussi que c’était un sujet tabou. Mais pour Jennifer, le Ghana est en train de changer : « Maintenant c’est enseigné dans toutes les écoles du Ghana. Nous avons fait du chemin. Le corps médical s’efforce d’éduquer la population. On voit des pasteurs, des médecins, des infirmières qui ont le sida, des riches, des pauvres. On commence à le dire, à se réunir pour en parler. On voit des pièces de théâtre se monter, dans toutes les langues. » Interrogée sur la loi et les discriminations contre les gays, Jennifer répond qu’elle n’a jamais été témoin d’un mauvais traitement, « mais nous n’aimons pas en parler. On est toujours surpris, choqué. Je ne les juge pas, chacun a ses raisons. Et ça pourrait être mon frère. Et alors je ne voudrais pas qu’on lui fasse du mal, je l’accepterais. »
Selon Jennifer, les gens ne pensent plus que c’est une malédiction infligée aux prostituées et aux homosexuels. « Nous n’associons pas le sida à l’homosexualité. Tout le monde sait que c’est une MST et que les femmes l’attrapent. Même si on se moque toujours des gays au Ghana, c’est drôle d’être gay, on en rit. »
Jennifer pense que la propagation est due aux hommes qui infectent leur femme car ils n’utilisent pas de préservatifs, alors que les prostituées le voudraient. Mais l’ignorance recule et le dépistage des femmes enceintes augmente, les soins en hôpitaux sont mieux acceptés, plutôt que de se tourner vers un sorcier. Cependant, on continue d’enterrer les victimes du sida à l’écart des autres et à les marginaliser de leur vivant. Les femmes et les enfants sont rejetés par leur famille, ils deviennent des sortes d’Intouchables. Selon Jennifer Agbitor, certaines femmes qui se savent séropositives continuent à allaiter leurs enfants pour ne pas éveiller les soupçons.
Si Jennifer se spécialise dans l’art abstrait, elle considère néanmoins que les artistes ont un rôle à jouer pour accompagner le changement de la société.
Conclusion : Quelles perspectives d’avenir ?
Si l’homophobie reste un problème bien réel au Ghana, avec une classe politique et des églises particulièrement conservatrices, la culture homophobe connaît un léger recul. Les méthodes d’éducation sexuelles sont critiquées. Ainsi, Saamira Halabi a publié sa recherche sur l’éducation sexuelle dans les écoles secondaires où 71 % des programmes mettent en cause l’efficacité du préservatif et 50 % rejettent la faute des MST sur les femmes. Par conséquent, les élèves n’apprennent pas à se protéger, on ne leur conseille que l’abstinence. Dans sa conclusion, Saamira Halabi enjoint les autorités à financer d’autres discours. Ce genre d’études incite le Ghana à faire face à l’urgence que représente le sida. Par ailleurs, certaines personnalités politiques comme John Mahama, dont la bataille pour faire accepter la cause gay dans son programme n’est pas gagnée, ou celle du candidat Kwasi Amoafo-Yeboah, montre bien que le Ghana est en train de changer.
Alors que fut un temps, le corps médical refusait dans sa majorité de traiter les patients séropositifs ou atteints du sida, ces mêmes personnes s’efforcent aujourd’hui d’éduquer la population et d’encourager le dépistage, y compris dans les zones rurales où le recours aux sorciers diminue. Même si l’on trouve des groupes comme The Angels pour inciter à la haine des homosexuels, des artistes comme ceux qui ont participé aux ateliers Sketches of Love et à l’exposition organisée par l’Alliance française en 2012 engagent le dialogue sur le sida, l’homosexualité, la tolérance et la compassion.
Le Ghana est en train de changer, les droits de l’homme et la tolérance sont en train de gagner. De même que le clip de The Angels montre des Ghanéens qui brandissent des pancartes contre l’homosexualité, les artistes qui ont participé à l’exposition Sketches of Love brandissent des messages d’inclusion et d’espoir.
Bibliographie
Sketches of Love, 2008 Files & Folios Studios. Cofinancé par JICA (agence japonaise), le ministère de la santé du Ghana, l’Alliance française, USAID (aide américaine), la commission Ghana sida, la Fondation pour l’art contemporain, le Projet ghanéen pour le changement durable.
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avec Jennifer Agbitor, 27 juin 2012, Accra

Traduit de l’anglais par Anne Crémieux///Article N° : 11969

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