« Mon œuvre refuse l’enfermement dans une pensée victimaire »

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Le travail artistique de Shuck One interroge l’esclavage dans sa violence mais aussi dans la résistance des populations mises en esclavage. Il rend un hommage particulier aux femmes de cette époque.

L’entrée de l’histoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition – voire, je le souhaite, l’attribution d’un musée à cette histoire – pose de nombreuses questions, méthodologiques et pédagogiques. Dépasser cette Histoire, pouvoir espérer qu’elle soit transmise autrement à nos enfants, impose de ne pas se détourner de ces questions…
Mettre en lumière cette Histoire, la transmettre, passe nécessairement par la présentation de documents d’archive et des recherches menées sur le terrain des sciences humaines et sociales. Mais cette transmission passe aussi par la présentation du travail d’artistes contemporains capables de transcender cette histoire, de la dire aussi comme un héritage subjectif et sensible, comme un héritage vivant, et d’en tirer un regard critique sur le monde contemporain. Mon œuvre intègre le matériel de la souffrance : la chaîne, le fer, le bois. Elle traduit des émotions sombres, des blessures profondes. Mais elle affirme surtout la résistance mentale et physique comme fondement de l’identité afro-caribéenne. Elle refuse l’enfermement dans une pensée victimaire. Mon œuvre témoigne des rencontres surprenantes et des métissages qu’ont engendrés les diasporas. Elle est un creuset plastique, recourant à des techniques très diverses, du collage à l’aérosol en passant par l’installation… Elle est un creuset culturel portant un héritage venu d’Afrique, des Caraïbes, et d’Europe. Le bois nous a transportés vers des destinations inconnues, il nous a servis de dortoir dans les cales des bateaux négriers. C’est naturellement que je m’en sers pour dresser le portrait de la femme noire. Je dis dresser et c’est à l’attitude même de cette femme noire que je pense en employant ce terme. Cette femme noire qui s’est élevée contre l’esclavage, la ségrégation, l’apartheid, la discrimination, le racisme. Cette femme engagée, parfois au prix de sa vie, dans une conquête de la liberté, et des droits universels. Cette femme dont le combat a traversé les siècles et se poursuit encore aujourd’hui. Hommage à la femme noire est un hommage à Solitude, Anastacia, Rosa Park, Myriam Makeba, pour ne citer qu’elles, et à toutes les résistantes anonymes qui ont choisi d’être actrices de leur histoire et de l’Histoire…
Je dis dresser le portrait de la femme noire, mais je veux dire aussi redresser le portrait de la femme noire. C’est-à-dire lui apporter une réparation symbolique. Parce qu’elle a été esclave, parce qu’elle a été déshumanisée,parce qu’elle a été réduite à l’état d’objet. Parce qu’elle a été blessée dans son âme et dans sa chair. Le bois incurvé et flottant des bateaux négriers devient totem africain ancré dans la terre ; la femme noire n’est plus courbée mais debout : la verticalité de l’œuvre et son caractère totémique lui rendent sa dignité, sa liberté, ses racines africaines.Alors que je vous parle de réparation, mes pensées vont à des milliers d’anonymes. Elles vont aussi à une figure emblématique, Sarjie Baartman, la « Vénus hottentote ». Faut-il rappeler son histoire ? Ancienne esclave Sud-africaine, emmenée à Londres au début du XIXe siècle, elle parcourt l’Europe comme « bête de foire », exposée,exhibée à travers l’Angleterre, la Hollande, puis la France. Passant de main en main, elle devient, à la fin de sa vie, objet sexuel. Elle est aussi un objet d’étude pour la science. Étienne Geoffroy de Saint-Hilaire,zoologue et administrateur du Muséum d’Histoire naturelle, rapproche sa physionomie de celle du singe. Georges Cuvier, célèbre zoologue et chirurgien, voit en elle la preuve de l’infériorité de la race noire. À sa mort, il entreprend de la disséquer. Il réalise un moulage complet deson corps, prélève son cerveau et ses organes génitaux qu’il conserve dans du formol. Ses conclusions, présentées à l’Académie de médecine,servent les théories racistes. Le moulage de plâtre et le squelette s’exposeront longtemps au Musée de l’Homme. Ils seront retirés en 1974de la galerie d’anthropologie physique mais les moulages seront encoreexposés pendant deux ans encore dans la salle de préhistoire… Et ce n’est qu’en 1994 que les restes de la « Vénus Hottentote » rejoindront, à la demande de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud, pour y trouver une sépulture digne. On se demande aujourd’hui « comment exposer l’esclavage » ? Voilà comment, hier encore, en France, l’esclavage, sans dire son nom, s’exhibait au musée !
J’aurais aimé vivre dans la Guadeloupe quand les hommes noirs avaient décidé d’écrire leur Histoire… Mutation avant le paradis est un hommage à ces combattants qui, en Guadeloupe, ont résisté à l’armée napoléonienne : Delgrès, Ignace, Massoto, Solitude… Un hommage à la résistance intérieure, spirituelle, de ces êtres qui ont choisi de mourir l’âme en paix, libres et pour la Liberté. Un hommage à ce front de résistance fondateur de l’identité caribéenne.
Cette œuvre exprime ainsi une réalité trop longtemps tue, et encore trop largement absente dans les esprits aujourd’hui : les esclaves ne furent pas que des victimes passives, mais aussi des acteurs de l’Histoire qui en infléchiront le cours. Le camouflage de cette réalité, la peinture le dénonce en abordant le camouflage comme motif en soi… Black out hommage aux minorités invisibles, utilise également le motif du camouflage pour dire le camouflage que pratique la société française contemporaine… Les discriminations envers ceux que l’on identifie, depuis peu, comme appartenant à des « minorités visibles », se sont durablement installées dans le modèle français. Ces discriminations sont, en partie, tangibles : ces « minorités visibles » sont quasiment invisibles dans la sphère politique, comme dans celle des médias. Mais ces discriminations sont aussi, et plus largement, impalpables, insidieuses, invisibles. Leur forme a changé : elle s’apparente à celle du camouflage. Idéaux démocratiques et républicains dissimulent discriminations et racisme… La « majorité visible » de cette France aux aspirations démocratiques et égalitaristes, porte-elle encore les stigmates d’une Histoire de l’esclavage et de la colonisation qu’elle n’a pas dépassée ? Quand la société française pourra-t-elle penser à la fois l’égalité des individus et la pluralité des appartenances et des cultures ? Création du ministère de l’identité nationale. Objectifs chiffrés en matière de reconduite à la frontière. Débat autour des tests ADN menaçant de transformer dangereusement le droit du sol en droit du sang. Débat autour des « statistiques ethniques » supposant un référentiel national de typologies « ethno-raciales »… » L’actualité renvoie à la longue histoire de l’anthropologie raciale, aux fondements scientifiques du racisme qui sont venus justifier a posteriori les systèmes esclavagistes, ségrégationnistes, colonialistes, fascistes et néocolonialistes…
C’est dans ce contexte que s’inscrit mon œuvre, Anthropologie judiciaire, « biometric identification » en interrogeant les ressources de la monochromie. De façon plus large, elle exprime les tentations de l’entre soi, tentations aveuglantes susceptibles de s’exercer sur le plan artistique, social, culturel, religieux, politique, qui figent les œuvres comme les êtres, les amènent au repli identitaire, au communautarisme,au rejet de toutes formes de différences, à la xénophobie, au racisme… Histoire de l’Afrique, histoire d’un métis, fils de la diaspora noire : ces histoires s’appellent l’une l’autre, se rencontrent et se répondent dans leurs zones d’ombre… Black manuscript dit l’Histoire de l’Afrique comme un palimpseste. Peut-on retrouver le manuscrit d’histoire africaine tel qu’il était avant qu’une main européenne ne s’en empare, l’efface, le crypte, le réécrive, le falsifie ? Continent immense, l’Afrique fut le foyer de nombreuses civilisations préexistant aux civilisations européennes. Cheikh Anta Diop a bien montré combien la civilisation grecque a emprunté ses formes et son contenu, à travers l’Égypte antique, à la civilisation nègre. Mais l’Europe, pour ses propres fins, a blanchi cette histoire. C’est finalement dans la matière picturale, ses stratifications, ses effets d’ombres et de lumières, dans l’élaboration d’une écriture cryptée, dans la spontanéité du geste, que transparaît, à mes yeux, l’héritage immatériel de l’Afrique. Et qu’apparaît le fil d’une histoire collective et individuelle…
L’année des Outre-mer (2011) sera sans doute un indicateur du regard que porte notre société sur l’identité afro-caribéenne et sur l’Histoire de l’esclavage. Cette année sera-t-elle l’amorce d’une nouvelle dynamique capable de se perpétuer au-delà de 2011 ? Capable de consacrer un musée à l’esclavage ? De donner une place à tous ces témoignages de la culture caribéenne conservés dans les caves des musées français ?

///Article N° : 11560

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