Massacre à la frontière

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Ce texte de Christelle Evita paraît conjointement dans le quatrième numéro de la Revue IntranQu’îllités, coordonnée par le poète James Noël et auquel Africultures est partenaire et a collaboré.
Cette Revue réuni des romanciers, des poètes, des peintres, des photographes dans l’union libre des genres et de tous horizons (34 pays) pour créer « un manifeste pour un nouveau monde ». Une « boîte noire des imaginaires » éditée par Passagers des vents et diffusée par les Editions Zulma.

Tronçon 1
A proximité d’une frontière liquide, une garde-frontière s’adressant à des réfugiés…et à elle-même

NON !
Ça se comprend dans toutes les langues, non ? Je suis totalement bilangue : oui, non, passe, pas, avance. Quand je n’ai pas les mots, j’ai les gestes.

RECULEZ !
Regarder en haut, en bas. Ne pas regarder leurs yeux. Sinon, qu’un seul de leur œil. Fixer un seul œil.
Dans un seul œil on ne se noie pas. Leur humanité me broie. Leur dire quoi ? Bonjour, ça va ? Pas trop froid ? Bienvenue ? Un/ je n’ai pas le temps. Deux/on sait tous que c’est faux, non ?

STOP!
Le petit Syrien sur la plage…quand est-ce qu’on va arrêter avec ce petit échoué ?! Pourquoi ça ne m’a pas attendri ? On en remonte des filets entiers. Depuis tellement trop longtemps. Non ! ça ne m’a pas touchée. Pas moins que les autres. C’était le combientième ? Je ne compte plus. Tous les jours, des morts, des presque morts. Des qui survivent tu ne sais pas comment. Brûlés au fond de l’eau des frontières.

PAPIERS !
Je suis garde-frontière maritime et maintenant, j’ai peur de l’océan ! C’est con. Je ne peux plus y poser même un pied. Tous ces os qui craquent sous l’eau. Pourquoi personne n’en dit rien de tous ces os? Cimetière à mer ouvert. Affirmatif, ce ne sont pas des os de poissons. Rien que d’imaginer le fond des océans, j’ai le mal de mer. Envoyez-moi en l’air dans les beaux avions Frontex ! Du haut de leurs haut-parleurs géants, Frontex crie : rentrez chez vous ! et tirent sur tout ce qui vogue. A blanc, qu’ils disent. N’empêche. Ils tirent. A l’aveugle les veinards, sans jamais voir leurs yeux des réfugiés. N’en peux plus de voir ces lambeaux de peau à la surface. Je n’avais pas signé pour ramasser des cadavres sans pelle. (criant à un avion Frontex qui passe 🙂 A quoi ça ressemble un cadavre du haut du ciel ?!

AVANCEZ !
Le petit syrien ? Il est collé à ma rétine. Je ne ferme plus l’œil sinon il apparait. Lui et les autres.
Encore un zodiac qui arrive ! Ils sont 18. Plus deux gilets de sauvetage. Les passeurs. Ceux qui ne prennent jamais la place des morts. Ils les jettent à l’eau, font demi-tour, rechargent, reviennent, déchargent. Moi, garde-frontière ? Je ne garde rien du tout. J’étends mes bras, ça n’arrête personne. Les réfugiés viennent s’y blottir. Supprimez les frontières et moi avec !

Je me souviens, il était tôt. Je l’ai vu. J’ai espéré ; que ce soit un gros coquillage. Ou une tortue.
Yeux gonflés d’eau ouverts impossibles à refermer. Il me fixait le petit syrien
Bouche ensablée. Corps flasque et salé.
C’est pas de ma faute petit ! C’est pas ma faute !
On m’a diagnostiqué un SSPT.
On m’a dit « rentrez chez vous ». Quel humour….
Je me suis suicidée le 20 août 2015

Tronçon 2
Durant une traversée de frontière liquide, un passeur s’adressant à des réfugiés…et à lui-même

NON !
Le petit syrien ? Il était dans mon zodiac. J’avais dit à sa mère d’acheter une bouée pour son fils !
Mauvaise mère ! Veulent jamais m’en acheter. Marchent pendant des miles, souffrent froid, vent, faim…pour mourir à 14 km des plages de maman Europe, quel pity ! A se demander s’ils veulent vivre. Evidemment que je la fais payer la bouée. Plus 200. Oui, plus 200 ! Tu vois une Croix-Rouge sur mon gilet ? Donc, oui, c’est en sus du passage, bien sûr ! A certaines, je fais des prix. Viens ma jolie, qu’on fasse ami-amie. Pour toi, un petit sus. Business is business et la frontière, c’est mon business.

RECULEZ !
Sur un zodiac, je peux en mettre 10, 15, 18. Se découvrent contorsionnistes le temps d’une traversée.
Et que je te mets mon doigt de pied sur ta jambe, ma tête sur ton épaule. Et que je fais le poirier. Les belles figures qu’ils font. Œuvres d’art vivantes. Les plus légers tout en haut de la belle pyramide humaine ; oui, c’est eux qui font glouglou les premiers si ça tangue trop. C’est les risques du passage.NC’est moi qui ferme les frontières ?! Debout MADAME ! Ici, tout le monde voyage debout. Collezvousserezvousquepasunespacenereste. Space is money grand-mère ! Il y en a pour 2 heures de traversée. C’est quoi 2 heures dans une vie. DEBOUT !

PAPIERS !
Avant je vendais de l’identité aussi : carte verte, bleue, carte de membre, carte gold platinum, carte d’identité temporaire, carte d’identité avec mention. Tous les types de cartes d’identité d’étranger. Vous savez le temps que ça vous prendra de trouver des papiers ?! Si vous m’achetez des papiers, quand vous arriverez dans vos nouveaux pays, vous en serez déjà faux-citoyen. Formule all inclusive.
Puis les dirty harragas sont arrivés ! Qu’ils aillent brûler au fond des océans ces chiens. Bouée, bouée, qui veut une bouée ? Depuis la mort du petit, tout le monde veut m’en acheter. C’est plus 400 frère, le prix de la mort a augmenté. Pour toi aussi ma belle. Pas de sus…Mais allonge-toi quand-même

AVANCEZ !
Saute ! Sortez du bateau ! 1-2-plouf. Tu ne savais pas nager ? Fallait acheter une bouée petit. Toi, ne me regardes pas, jamais ! Ne jamais croiser leurs yeux. Je ne garantis pas l’arrivée ; que le départ. Il est où ma belle douanière ? D’habitude, elle est là, elle les attend, bras grands, ouverts, comme si elle allait les consoler. Je leur dis : « vous voyez, on vous attend ! Allez-y. le voilà votre « european dream »

Moi ?
Je travaille dans le transport de passagers
A proximité de toutes vos frontières
Business à vie ! Merci !

Tronçon 3
Elégie de l’enfant à la frontière

Qui je suis ? Un harraga, peut-être, mort, disparu
Mes papiers ? Attendez, je vais regarder au fond de l’océan,
Nouveau terminal d’attente garanti sans place
Mes papiers ? J’avoue ! Je les ai brûlés.
Qui je suis ? Demandez qui je ne pourrai jamais être.
J’harrague, tu harragues, il harrague, nous harragons
Levez des murs, des digues, des hommes, armez le ciel,
Nous passerons de l’autre côté. Toujours
Je suis tu es nous sommes chez moi chez toi partout
Qui je suis ? J’étais. Sans rien après
Nous passerons toujours
Morts et vivants
Car le temps, nous l’avons
Monde no limits !

PS : fermez mes paupières. Mettez-moi en mémoire

Nom : X
Prénom : Jungle
Né : Sous l’eau
Heure : je ne demande jamais l’heure, ça porte malheur !

IntranQu’îllités. Revue littéraire et artistique dirigée par James Noël
Direction artistique : Pascale Monnin & Barbara Cardone
Lire l’éditorial de la Revue n°4 : Pour un nouveau monde

Soirée de lancement de la Revue IntranQu’îllités n° 4 à la Société des Gens de Lettres
38, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 75014 Paris
vendredi 17 juin à 19 h 30///Article N° : 13658

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Les images de l'article
© Josué Azor, Série Noctambules 2013-2015





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