Sylvie Kandé, la nouvelle Ulysse

Phase critique 20

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Lire l’entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Sylvie Kandé : [ici]

Si c’est notre lot nous saurons bien un jour sur quels rivages innommés l’océan à la vaste mémoire s’en va brisant ses lames. Sylvie Kandé

À qui veut sonder le destin africain, New York se révèle un bien meilleur point de vue. C’est ce que rappelle opportunément La quête infinie de l’autre rive, l’épopée en trois chants que Sylvie Kandé nous offre ces jours-ci. Ce livre représente une divine surprise. Le grand port de la côte est – par ailleurs une île somptueuse, et unique sous tous rapports -, les Juifs d’Odessa, de Hambourg, de Pologne et même ceux de Paris, d’Athènes et d’Istanbul, nous ont décrit par le menu ce qu’elle représentait pour les immigrants. En débarquant à Ellis Island, ce morceau de pays à deux paquets de mer de Wall Street, ils passaient par l’abominable tri auquel Alassane (ou bien Yacine, ces héros du poème de Kandé), se soustrait mordicus. Entre la douane, la police, l’épouillage et la quarantaine, c’est l’être même des futurs citoyens du Nouveau-Monde que l’on dépouille d’une certaine façon.
De nos jours, le petit commerce new-yorkais bruit des voix africaines (dans les supérettes, les boulangeries, les marchés). Elles parlent souvent un anglais parfait. C’est au moment de passer à la caisse que le visiteur francophone, tandis qu’il patiente dans une file en conversant avec son compagnon ou sa compagne, qu’il se voit interpellé en français par la caissière. La jeune fille noire qui l’accueille n’est donc pas une Américaine. Son accent est celui d’une Française de Paris, d’Aubervilliers ou de Clichy-sous-Bois. Les bus, les métros ou les taxis offrent à peu près le même paysage. Il y a bien entendu la communauté haïtienne. Ce qui est certain, la majorité des gens rencontrés ici vient de l’ex-Empire du Mali : en gros, ce sont des Maliens et des Sénégalais. Ceux-là titillent le voyage au long cours avant même l’invention de la boussole. C’est pour eux que Sylvie Kandé a écrit La quête infinie de l’autre rive. Elle en avait la latitude, la force et les moyens, toute Sénégalaise qu’elle est, et toute professeure rompue à la science la plus précise et la plus subtile des secousses marines.
Son livre creuse dans la métaphysique (le mot n’est pas trop fort) de ceux qui ont osé traverser. Avant de m’épancher sur son contenu, disons deux mots du savoir expert qu’elle a mis en œuvre pour bâtir son poème. Celui-ci se trouve résumé par l’usage d’un mot (dont l’emploi se fait entêtant dans les deux premiers chants) : le bourlingueur. Force m’a été donnée de vérifier que j’ignorais sa véritable signification. J’étais loin d’imaginer que la bourlingue était un terme de marine. Elle qualifie une « petite voile », une bouline. Et encore, les lexicographes n’en sont pas sûrs ! Si en effet « bourlinguer » est un verbe français d’origine incertaine, « bouline », lui, viendrait, par un bricolage sémantique pas très catholique, de l’anglais bowline, qui désigne le cordage de proue « servant à [la]tenir de biais, pour lui faire prendre le vent de côté » (Dictionnaire le Petit Robert). Voilà deux mots qui, pour reprendre un vocable de Sylvie Kandé, sont ici convoqués pour nous « étranger » (1) ! Ce pronominal, qui n’a l’air de rien, change tout. J’anticipe là sur l’art incomparable de la poète à inventer de nouveaux néologismes. Le voyageur, en tant que bourlingueur, est à lui-même la barque qui le mène. S’il a le goût de l’aventure – tel étant l’usage du mot aujourd’hui -, c’est que son être, mû indépendamment de sa volonté, se trouve poussé au large de lui-même par tous les vents de la passion. Le bourlingueur met toujours le cap sur l’inconnu. À dire vrai, c’est de lui-même qu’il est la quête. Nous arrivons tout naturellement à l’autre grand terme du titre, la quête, qui souligne l’espoir et le désastre, la prière et l’exaltation : ils structurent tout voyage de cette sorte, lequel voyage est aventure, comme nous l’avons déjà noté plus haut.
Le bourlingueur est l’Ulysse des temps modernes, mais un « Ulysse en fin de bourlingue » (p. 103). La poète, depuis sa vigie new-yorkaise, fait ce constat pathétique : il n’est plus possible aujourd’hui de bourlinguer pour les deux tiers de l’humanité. Sinon par boat people, à tout le moins, par contrebande : « Qu’est-ce qu’une semaine / hein dans la vie d’un perdant » (p. 87), demande un naufragé juste avant que les garde-côte espagnols ne le soustraient à une mort certaine. Ulysse non seulement souligne qu’il appartient pour l’éternité à la race des héros, mais son existence ne se conçoit également qu’à la condition de l’inscrire au nombre des régisseurs du monde actuel. C’est sur ce procès dénué de toute amertume que s’achève le roman de Sylvie Kandé. Ulysse se range toujours du côté des vainqueurs. À cette aune, notre modernité n’aura pas innové. Aussi les voyageurs de nos côtes qui semblent comme voués au naufrage peuvent parfaitement incarner Ulysse, s’ils parviennent, bien entendu, à ne pas se faire prendre. C’est là le juste rappel du fait que l’autre nom du héros homérique est la ruse. Sylvie Kandé, dans La quête infinie de l’autre rive, lui donne une traduction inattendue. Car, tandis qu’on repêche les survivants – lesquels iront d’abord peupler les centres de rétention pour être ensuite expulsés vers leur pays d’origine -, Alassane, le nouvel Ulysse, se jette à l’eau et nage incognito vers le rivage où, c’est sûr, sa liberté de voyager et de contempler des pays et des existences autres, est garantie. Nous touchons là au cœur du poème.
Ses deux premiers chants sont consacrés à Aboubakar II, empereur du Mali qui, en 1311, avec mille bateaux et mille hommes, partit conquérir les rivages du continent qu’on n’appelait pas encore l’Amérique. Il voulait percer de l’horizon le mystère. Les héros de la connaissance sont comme les enfants : l’horizon les fascine et les rend téméraires. Ainsi naît leur désir de bourlingue. L’imagination, en effet, est cette « petite voile » grâce à laquelle ils viennent à bout de toutes les difficultés. Aboubakar II le Magnifique n’est jamais revenu de son expédition. C’est le Christophe Colomb noir d’avant Christophe Colomb, le Gênois, un explorateur incomparable, un Don Quichotte d’autant plus mythique qu’il est ignoré d’à peu près tout le monde – les Maliens compris. Sylvie Kandé le fait parler ici avec un faste que notre littérature a peu connu. L’histoire de l’empereur malien, nous ne l’approchons que par les chroniques arabes. L’auteure la met ici en résonance avec l’actualité la plus brûlante, celle des « haraga », comme les Algériens les appellent. Pour ce faire elle a dû reprendre à nouveaux frais l’Iliade et l’Odyssée, Omeros de Derek Walcott et, surtout, notre bon vieux Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Le poète martiniquais aurait aimé cette geste marine de la Franco-sénégalaise ! La lecture de La quête infinie de l’autre rive opère un renversement inattendu. Elle nous fait voir que le Cahier d’un retour au pays natal n’était en fait que celui d’un départ. Point n’est besoin de majuscule pour le souligner : ce terme porte en lui sa propre transcendance.
Ainsi retrouvons-nous le chemin qui mène au troisième et dernier chant. La nostalgie qui nous étreint si souvent à la lecture du Cahier… de Césaire signifie une chose, qui est d’importance : les dominés, comme le rappelle subtilement le poète, sont des Nègres, et la négritude n’est au demeurant que la conscience qui nous fait voir le monde comme un vaste terrain semé d’opprimés. Telle est l’actualité de l’un et autre livre. Sylvie Kandé écrit :

Ceux-là flottent sans pouvoir rejoindre les anciens
qui trinquent au fond de la mare
tandis qu’on glisse sur leurs exploits
leur enfer leurs supplices leur amérique enfin (p. 105)

On perçoit déjà la réserve qu’elle observe envers nos Ulysse d’aujourd’hui. Certes elle reconnaît la folie pour ainsi dire gratuite qui constitue toute aventure : « (Mais qu’est-ce que le voyage / sinon l’union du mirage à l’impatience…) (p. 104)«  Remarquons toutefois que c’est une opinion exprimée entre parenthèses, une incise provoquée par l’humeur. Car dans le voyage, Sylvie Kandé n’aime rien tant que ses côtés « aventuré » et « gratuit ». Aussi fait-elle objection à nos modernes aventuriers : « Sans mentir il n’y a plus de nos jours / de piroguiers qui connaissent bourlinguer » (p. 44). Elle leur oppose alors le modèle absolu, celui de l’empereur malien :

notre empereur parti dans la fleur de son croît
(…)
Manden Bori droit et lisse comme un rônier
Lisse comme rônier et comme lui sans descendance
les piroguiers vous disais-je de ce prodige fait roi
c’est jusqu’à fatigués qu’ils auraient pu ramer (p. 45)

On s’étonnera de tant de véhémence envers cette jeunesse sacrificielle. La poète ne trouve dignes de grandeur que les motifs qui se rapportent exclusivement à la quête gnomique. Dans son esprit, ces gens peu qualifiés qui se tuent dans l’océan perpétuent sans aucun doute l’esclavage atlantique d’antan. Ils sont loin d’incarner les « voleurs de feu » dont la science pourrait à court terme changer la face du continent. Voilà comment elle le dit :

Chaque jour l’énigmatique tout embéguiné
de coton de peaux et de griffes lui révélait
du dessous des choses un autre mystère
drapant de sens l’absurde de cette quête
et désenchantant de l’océan les épouvantes
Jette-toi tout à l’heure au travers de la mer
et sans plus prépenser le danger à venir
va pèleriner aux sites sacrés de l’autre rive
Il faut que tu reviennes avec Dieu et la pluie
du septième cercle de ton initiation (p. 65)

La quête du sens est absurde, mais c’est la seule absurdité qui en vaut la peine. Il existe bel et bien « un autre mystère » pour lequel il convient de se sacrifier. C’est la Divine comédie de Dante qui pointe ici le bout de son nez ou, plutôt, une de ses variantes dans la geste malienne. Sylvie Kandé veut simplement signifier qu’aucun obstacle ne doit s’ériger devant notre désir de savoir. Même pas l’Inferno dantien, qui n’est après tout que l’autre nom de l’Histoire :

Non l’histoire ne serait pas écrite autrement
et la mer de prendre sur elle la fable
de rouler son blues au-dessus des naufrages
et des longs banquets tristes des matins
dans leurs nécropoles de sable blanc (p. 39)

Ici nous touchons au point ultime où va s’opérer le grand renversement. Nos haragas le deviennent parce que leur entourage les pousse à se dévouer pour d’hypothétiques fortunes. Ils prennent l’océan pour un espace de liberté (« Toi aussi tu ne sais pas qu’on a vendu / ce lopin de mer où tu prétends pêcher… » p. 100), eux qui partent déjà endettés pour engraisser des passeurs munis de téléphones portables et de GPS. Alors la poète leur rend un hommage digne des dieux :

Non l’enfer je ne te raconte pas :
tu ne peux saisir un mal si complet
un tout si colossal que l’esprit à tort
s’efforcerait d’y imposer parcelles (p. 92)

C’est pourtant dans cette épreuve inimaginable que les infortunés de la traversée découvrent leur amérique intime : l’amitié, une sorte de fraternité fondamentale. C’est elle, contre toute attente, alors que leur destin va sombrer, qui éclaire d’un jour nouveau la richesse de leur existence, cette richesse que personne – ni leurs parents ni la société – n’a su leur apprendre le poids et le prix. C’est l’occasion pour la poète de tresser ce bel hommage :

Donc la mer s’il faut que je la tamise
c’est au van de ma vie que je la passerai
s’il faut la drainer
je signe un pacte avec le soleil
pour bien la combler-remplir
j’y charrierai tout le sable du Sahel
Bien sûr que je le retrouverai
mon seul ami mon plus-que-frère
mon amant fébrile et pénitent
travaillé jusqu’à l’os de deux dilemmes
qu’on n’ira pas versifier
dont on ne fera pas poème
Car notre connaissance
et voici le vrai
n’est pas pour finir (p. 96)

Les voilà devenus pleinement Ulysse, empereurs de la vie à l’image d’Aboubakar le second, « cet homme et demi qui va posant sur l’incertain / le regard de ses yeux brûlant d’arrogance » (p. 45). Mais, dans cette entreprise, l’Ulysse supérieure de la condition humaine et divine est Sylvie Kandé elle-même. La prouesse qu’elle réussit ici n’est pas mince. Après tout l’empereur malien et nos haragas ne sont que des héros négatifs, des échoués. On ne peut – sauf à insulter la science de cette professeure – en faire des héros. L’épopée sied aux victorieux et nous n’avons affaire qu’aux vaincus. C’est sans compter avec sa divine ruse ! De tous les savoirs, l’amitié semble avoir été élue par elle comme la forme supérieure de connaissance. C’est elle qui nous fait homme, et non pas le retour à quelque forme d’Ithaque moderne que ce soit : « Tu peux aussi choisir de rester à Malal / – là où tu t’établis là sera ta capitale » (p. 63). Tel est Ulysse depuis son éternité homérique. Pénélope peut toujours attendre. Celui-là qui revient est un autre homme, solidaire des épreuves et des joies qui l’ont façonné : « Car nous étions quoi qu’on dise / amis de même âme et matelots l’un de l’autre / sur terre comme sur ce radeau » (p. 95). À celui-là qui prononce ces paroles importera désormais Les copains d’abord que sa langue, par pudeur, ne prononce pas devant nous.
La quête infinie de l’autre rive (ce titre à la Salah Stétié – je pense ici à L’autre côté du très pur), je souhaite pour chacun qu’il devienne notre livre de bord. Lire cet ouvrage c’est rencontrer à chaque syllabe la beauté. La beauté d’une parole qui nomme avec justesse, ne force jamais le ton ni le rythme ni les sentiments. De l’océan d’où elle reçoit son élan, Sylvie Kandé a refaçonné et son mouvement et sa vitesse. L’océan coule dans notre gosier comme l’eau de la plus haute soif. C’est qu’elle a ôté son sel pour en faire le breuvage de la vie.
Je m’explique ce miracle – je ferai court, les mots me sont à présent comptés -, ce miracle, donc, est l’alliance du génie lorsque l’épaule un grand talent. Il n’est qu’une manière, une seule, d’assumer Césaire : faire résonner sur sa langue celle de Senghor. Le grand poète sénégalais a beaucoup pratiqué cela, même si ces contempteurs, aveugles et sots, n’ont raté aucune occasion pour afficher leur docte ignorance. Sylvie Kandé ouvre ici au troisième poème, qu’appelait de ses vœux Césaire, qui disait à qui voulait bien l’entendre : « C’est Senghor qui me calmait ! » C’est exactement ce qu’accomplit ici Sylvie Kandé. Car la poésie africaine sera toujours aristocratique : elle est fille du temps et prend son temps. La lenteur est ce qui nous annexe l’éternité, les dieux, les royaumes. En d’autres termes, elle est le couronnement de la vitesse. Césaire n’a cessé de le proclamer à propos de son ami. Saisira-t-on enfin cette « vérité » à la lueur de La quête infinie de l’autre rive, lorsque Sylvie Kandé plante le décor à partir du même paysage et de la même éternité que Senghor ? Lisons :

C’est donc du Gabou qu’on embarquerait
au boucau d’une rivière bordée de bolongs
On atterrerait le cailcedrat et achèterait à l’iroko
son poitrail et ses membres à prix de cauris
pour en tirer toutes sortes de pirogues oblongues (p. 66)

Puissent ces citations permettre au lecteur de vérifier le genre de style qui est celui de ce chef-d’œuvre. Ici, la rime est un savant accident fait par entrecroisement de l’alexandrin avec le décasyllabe, l’octosyllabe ou l’hexasyllabe, le tout constituant le mode d’émancipation le plus efficace d’avec la monotonie. Les verbes, eux, sont chargés de tant de néologismes éclairants (ennaître, messoir, effloter, érouter, ahonnir, musser, estorer, ameloter, échever, etc.), qu’on se damnerait rien que pour les entendre sonner. Les substantifs ont été extraits d’un écrin si précieux et, par là, comme pénétrés d’amour (agrin, empalier, averne, forçaire, forcissure, drège, polissure, senoile, vaigrage, deult, amusoire, ensuaire, ensuairé, navrure, amesie, lée, duneuse, chaumine, etc.), qu’on se plaît à saluer au passage Saint-John Perse, Édouard Glissant, Chrétien de Troyes (et la légende arthurienne), le Grand-Siècle français et même François Villon… Les proverbes jouent leur rôle de pondération, de ponctuation et d’illustration de la sagesse (fleurs de l’esprit ou simples jeux rhétoriques ? Allez savoir !) Et l’humour tout à la fois familier et altier encorde la frasque épique. Il est temps pour tous de faire l’expérience de La quête infinie de l’autre rive.

1. Sylvie Kandé, La quête infinie de l’autre rive, épopée en trois chants, Paris, NRF/Gallimard, « Continents », 2011, p. 69. Désormais toutes les citations seront suivies d’un chiffre renvoyant à la page d’où elles sont extraites.Sylvie Kandé, La quête infinie de l’autre rive, épopée en trois chants, Paris, NRF/ Gallimard, coll. « Continents noirs« , 2011, 107 pages, 13,90 €.

On me pardonnera de n’avoir fait aucune allusion au précédent grand poème de l’auteur, Lagon lagunes (en 2000, chez le même éditeur). Le petit fragment que j’ai lu sur le Net m’a prouvé que l’ouvrage, qui se préoccupait des bassins et basses eaux, préparait en fait l’élan atlantique du second.///Article N° : 9993

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Nimrod © Thomas Dorn





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