Un automne à New York

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Toute accélération de l’Histoire s’accompagne d’une explosion de messages, de signes et de slogans nouveaux, ou bien encore du rafraîchissement de symboles antérieurs. Parmi la pléthore de signes que les événements du 11 septembre ont généré à New York – levée de drapeaux, invocations à Dieu, à l’unité nationale, louanges à la police et aux pompiers, etc. – il y en a deux sortes qui émergèrent avec une exceptionnelle puissance évocatrice. Il s’agit d’abord, placardés aux carrefours des grandes artères, réitérés aux bouches de métro, des avis de recherche fabriqués en hâte et dévotion par les familles des disparus dans l’explosion du World Trade Center. Sur une page, la photo de l’absent, seul ou avec des proches, dans tout l’éclat de la jeunesse, d’une fête, du succès réel ou rêvé ; puis une inscription détaillée : « porte un tatouage sur la cuisse gauche, a un joli sourire ». Au pied du mur, sous les affiches, des fleurs, des bougies parfois dont la cire s’est figée en pieds de poulpe. Allez trouver un joli sourire sous des tonnes de gravats ? Beaucoup d’Hispaniques et de Noirs – mais pas seulement – ont choisi ce mode de recherche, une façon peut-être de pallier leur accès limité a l’internet et aux sites créés pour l’occasion, sans doute aussi par foi plus grande dans le regard communautaire capable, se dit-on, au moyen des quelques signes particuliers évoqués sur les posters, de « remettre » tel individu, sorti des décombres, amnésique et fumant, pour le ramener au bercail. Afin de provoquer de tels miracles, des processions ont été organisées dans le Bronx et ailleurs. Au petit jour, on a vu des groupes d’une douzaine de personnes défiler sur les trottoirs en récitant des prières à voix haute et en égrenant des chapelets.
Moins pathétique à première vue a été l’apparition du nouveau slogan de l’artiste Milton Glaser « I love New York more than ever » venu déplacer/remplacer le précédent, ce « I love New York » des sacs et des T-shirts qui étonnait par son obstination carrée, sa tranquillité tautologique. Et pourtant, au nouveau slogan, on n’opposera pas de « so what ? » goguenard, car il porte mémoire de la blessure et parle l’idiome des grandes douleurs – la litote. Il fait écho à la fameuse métaphore du vase brisé de Derek Walcott qui écrivait : « Brisez un vase et vous verrez que l’amour qui réassemble les fragments est plus fort que celui qui considérait sa symétrie, quand il était entier, comme un fait acquis. » (1)
Toute accélération de l’histoire nous fait mieux mesurer le jeu titanesque des ruptures et des continuités ; elle dresse effondrements et destructions en bornes sur la route à sens unique du temps. Là est la véritable tragédie : à New York, rien ne sera plus comme avant, et pourtant…
C’est la ligne d’horizon new-yorkaise, dites, qui en a pris un coup, avec la disparition de ces tours jumelles qui étaient comme le double punctum d’un grandiose tableau urbain. Mais au-delà du panoramique, il reste à mesurer l’effet psychologique de cet effondrement brutal des plus hauts gratte-ciel de New York.
On sait bien l’impact de la construction (progressivement achevée) de nouveaux buildings -pensons à la Tour Eiffel, au Tower Building sur Broadway- sur l’esprit, l’inconscient ou l’image que nous nous faisons de nos corps au milieu de leur présence minérale : corps écrasés, réduits au microscopique, ou bien démultipliés, triomphants, prenant d’assaut le ciel. Que faire désormais de cette castration symbolique qui affecte bien sûr le centre financier du monde capitaliste, mais aussi un projet qu’on ne peut même plus qualifier de prométhéen, tant il est moderniste et séculaire à une époque que l’on qualifie paradoxalement de postmoderne et dans une société où il vaut mieux être musulman qu’athée ? Ann Douglas, dans son analyse du Manhattan des années 20, l’avait bien perçu : « Dans leur ruée vers le ciel, les gratte-ciel étaient, en dépit de ce qu’ils proclamaient être, une déclaration du rôle de l’homme moderne à l’image du prophète-pugiliste « Sans-Dieu » de Krutch : « Il n’y a pas de Dieu et je suis son prophète. » (2)
Atteint en ses sommets, blessé en ce que Léopold Sédar Senghor appelait ses « fûts livides, dont les têtes foudroient le ciel / Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierres », (3) New York – que dis-je ? Manhattan a aussi redécouvert son insularité. Que les ponts soient coupés et Manhattan redevient une île, à la merci de l’eau qui l’entoure, isolée des autres borough qui la nourrissent. On a vu le 11 septembre des foules se hâter d’un pont à l’autre, essayant de se frayer un chemin vers la « City », abattre des miles, galvanisées par le besoin de retrouver un chez-soi, un proche, et fraterniser en chemin avec d’autres pèlerins.
Oui, New York reste une mégapole fracturée en boroughs, eux-mêmes subdivisés en quartiers. A l’instar d’autres grandes villes, le centre de New York, Manhattan est consacré aux affaires et aux résidences de bon standing, et les travailleurs ou sans-emploi vivent à la périphérie. Raison pour laquelle il a été dit que la récente catastrophe aérienne de Queens a affecté une communauté déjà éprouvée par l’attaque du World Trade Center. Il fut un temps, pas si lointain, ou Harlem, pourtant situé à la pointe nord de l’île, ne faisait pas partie de Manhattan, au moins pas dans l’imaginaire new-yorkais. Dans la géographie de Senghor, en visite à Harlem dans les années 50, ce village africain est malheureusement tenu a distance de New York qu’il ne peut féconder. « Ecoute New York ! O écoute ta voix mâle de cuivre, ta voix vibrante de hautbois, l’angoisse bouchée de tes larmes tomber en gros caillots de sang / Ecoute au loin battre ton coeur nocturne, rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam. / New York ! Je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang / Qu’il dérouille tes articulations d’acier, comme une huile de vie / Qu’il donne a tes ponts la courbe des croupes et la souplesse des lianes. » (3) Un récent processus de réhabilitation de Harlem a dégagé l’architecture splendide du quartier, ranimé le commerce et fait monter en flèche le prix des loyers. La population pauvre – c’est-à-dire essentiellement africaine-américaine, africaine et hispanique, se trouve à présent repoussée plus au Nord, vers le Bronx, notamment. Si tôt ou si tard qu’on prenne le métro, au-dessus de la 135ème rue, on trouvera toujours d’autres usagers qui partent au travail ou en reviennent, profitant du trajet pour dormir un peu davantage. Et on constatera, dans cette zone qui est l’un des réservoirs de main-d’oeuvre de Manhattan, une nette homogénéité démographique. Les conséquences économiques dramatiques du 11 septembre, et notamment la montée du chômage, le gonflement du nombre des sans-abris risquent fort, si des mesures ne sont pas prises, d’accentuer cette fracturation de la ville en zones socio-économiques homogènes, avec les problèmes afférents à moyen et long terme qu’on imagine sans peine.
Apres un moment de léthargie, de vive angoisse et d’intense questionnement, la ville de New York a retrouvé ses pulsations spécifiques. Certes, rien n’est plus exactement comme avant et on le perçoit à mille signes : l’attention un peu plus soutenue que l’on prête aux bruits des moteurs d’avion, aux enveloppes que l’on reçoit, au nombre fluctuant de drapeaux que l’on voit dans sa rue, sur les voitures qui passent, à leur signification particulière en fonction du borough où on se trouve, etc. Mais l’énergie est ici si intense, le métabolisme si rapide, et la guerre si lointaine que les choses pourraient « rentrer dans l’ordre », au moins sur la courte durée, à la faveur des fêtes.
On se réjouit donc de constater que dans les secteurs éducatif, artistique et politique, certains individus et certains groupes s’organisent autour d’initiatives visant à établir des dialogues transversaux entre communautés et boroughs, à faire valoir des points de vue peu ou pas représentés au niveau des media officiels, à empêcher l’érosion des droits civiques sous couvert de lutte anti-terroriste. C’est ainsi que des pétitions circulent parmi les enseignants pour la préservation de leur liberté d’expression quant à la guerre contre l’Afghanistan, en particulier. Les cercles de lecture de poésie, extrêmement actifs en général, ont créé des sessions à but thérapeutique, mais se sont aussi, pour certains, constitués en forum ou les dites minorités peuvent verbaliser leurs espoirs et leurs divergences d’opinion. Enfin, on exhume des questions que l’actualité de l’automne avait mises sous le boisseau, celle des brutalités policières par exemple, avec en premier lieu l’affaire Amadou Diallo autour de laquelle les communautés africaine et africaine-américaine s’étaient retrouvées pour une fois solidaires. On travaille aussi sur de nouveaux sujets, tels que les nouvelles dispositions légales concernant la détention d’étrangers suspects de complicité avec le terrorisme. On imagine qu’elles pourraient affecter négativement au premier chef les ressortissants du Tiers-Monde.
New York vibre, mais New York est toujours sur le qui-vive. Le bilan de l’automne est lourd, le travail de deuil encore inachevé. En dépit de l’horreur éprouvée, il y a aujourd’hui une occasion unique à prendre : celle de repenser les termes de la globalisation, les principes démocratiques face à d’inédites situations ainsi que les composantes de l’identité américaine vers une reconnaissance effective de sa diversité. La contribution de tous les Américains d’origine africaine est précieuse au travail d’édification de la paix.

1. Derek Walcott « Dissolving the Sigh of History » The Gardian (Londres, 16 décembre 1992).
2. Ann Douglas, Terrible Honesty. Mongrel Manhattan in the 20’s. New York : Noon Day Press, 1995, p. 442.
3. Léopold Sédar Senghor, Oeuvre poétique. Paris : Seuil, 1990, p. 117.
Sylvie Kandé enseigne à SUNY Old Westbury et travaille comme assistante de recherche au département d’Art africain au Metropolitan Museum. Elle a publié aux Editions L’Harmattan Terres, urbanisme et architecture ‘créoles’ en Sierra Leone, 18ème-19ème siècles et En quête d’Ariel : Discours sur le métissage, identités métisses, ainsi que Lagon, lagunes chez Gallimard. Une co-traduction des nouvelles d’Alexis Wright est à paraître sous le titre Le pacte du serpent chez Actes Sud.
Christine Tully-Sitchet est doctorante en anthropologie (La Sorbonne / New York University). Elle travaille sur les Africains-Américains et leur rapport à l’Afrique.
D’origine peule sénégalaise, Marième O. Daff vit à New York depuis 1999 après un DEA de littérature comparée à Paris IV Sorbonne et un Master en journalisme à la New York University.
L’Ivoirien Siriki Gbané est aux Etats-Unis depuis 1999. De formation littéraire et journaliste culturel, il a collaboré à différents journaux ivoiriens et est actuellement correspondant à New York du quotidien « Le Patriote ».///Article N° : 90

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