Tournez artistes !

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Depuis le mois de mars, la France des cultures du monde renoue, comme à son habitude, avec le temps des festivals et des sons d’été. Ses usages et ses rites. Bains de foule et mixité, en veux-tu en voilà. Insouciance, partage et découverte. Les plaisirs se conjuguent au pluriel et la musique se consomme sans retenue. Après avoir stagné, le nombre de festivaliers est en hausse, passant de 2 024 800 à 2 191 000 entre 2013 et 2014(1). Les artistes africains ont-ils une place légitime dans ce paysage ? Comment s’articulent leur présence avec les enjeux économiques et culturels qui dessinent les programmations ? Dans ce dossier déployé jusqu’en juin prochain, Africultures explore cet univers à l’aune de ses dynamiques et de ses évolutions.

Fin des années 1970, la France a de l’appétit pour les musiques venues d’Afrique. À l’image d’une société qui se voit composite, elle dévore des sons d’ailleurs. Alors, dans le sillage de festivals pionniers comme Musiques Métisses, voient le jour des sociétés qui s’engagent à produire, soutenir et diffuser ces musiques du monde sur les scènes françaises. Run Production naît ainsi en 1986. Yorrick Benoist, son fondateur, était membre de l’Oreille est Hardie, une association à l’origine d’une des premières scènes de musique actuelle à Poitiers, le Confort Moderne.« À l’époque, des grandes institutions, souvent très riches, invitaient des groupes du bout du monde pour un ou deux concerts et puis les artistes repartaient chez eux. En 1986, il y avait un grand intérêt pour découvrir ces musiques d’ailleurs, alors je me suis dit que c’était opportun de créer une structure pour diffuser ces musiques ». Un an plus tard, Corinne Serres fonde Mad Minute Music. Depuis, cette société de production, tournées et management, a suivi les carrières des plus grands noms de la musique africaine : Salif Keita, Ali Farka Touré, Cheb Mani, Rokya Traoré, Ballaké Sissoko. Plus tard, dans les années 2000, Laurent Boireau porte Crepuscule Prod avec le label Contre-jour et se lance ainsi dans l’organisation de tournées d’artistes de musiques du monde. Aujourd’hui, il organise, entre autres, les tournées de Mikea, Dobet Gnahoré et Habib Koité.
Des pionniers de la diffusion des musiques d’ailleurs, des passionnés, sinon musiciens eux-mêmes, mélomanes avec « un goût immodéré pour la musique et la découverte », selon les mots de Yorrick Benoist. Laurent Boireau a travaillé plus de 10 ans au festival Africolor et Corrines Serres, de son côté, organisait déjà des concerts au lycée à Bordeaux. Dans ces années 1980, avec cette vague des musiques africaines et la new wave, ils prennent des claques. Laurent Boireau, en écoutant Danyel Waro. Corine Serres, en découvrant Ray Lema.
Une circulation grippée
Leur travail a bien évidemment évolué depuis ces années où la concurrence n’existait pas puisqu’ils investissaient une « niche », un marché de niche. Défricheur, chercheur, le tourneur doit être encore plus visionnaire. Il doit être un stratège, observant l’évolution du marché, puisant dans les démarches artistiques nouvelles qui sauront séduire. Dans les années 1980, un tourneur, un programmateur, pouvait avoir un coup de cœur sur un artiste pendant un voyage. Il soufflait le mot de retour en France, et tout un réseau de labels, programmateurs, tourneurs, se mobilisait pour proposer des dates à l’artiste en France. Cette réalité est bien différente aujourd’hui et les artistes doivent s’entourer de toute une équipe professionnelle pour multiplier la possibilité de dénicher des contrats. Industrie du disque en chute libre, baisse des subventions de toute part, « paraît-il que les tourneurs seraient les sauveurs dans tout ça, que seuls les producteurs de spectacle pourraient investir », avance Laurent Boireau, sceptique.
Pourtant, à moins de soutenir des grands comme Salif Keita, les tourneurs peinent à assurer les développements de carrière de jeunes artistes africains, qui ne garantissent pas forcément le remplissage aux festivals. Leurs difficultés sont principalement d’ordre administratif et financier, liées à la circulation. De fait, placer des artistes, ne vivant pas en France, suppose des contraintes et des coûts spécifiques, surtout lorsqu’il s’agit de grandes formations comme les tambours du Burundi ou lorsqu’ils viennent de pays en tension politique. Il faut assurer suffisamment de dates pour amortir les frais d’hébergement, de transports, de visas. « Les festivals n’en ont rien à faire que les artistes vivent en Afrique ou non. C’est à nous d’assumer notre choix et d’investir sur leur développement de carrière »affirme Corinne Serres. Et une fois la tournée ficelée, rien ne garantit qu’elle ne sera pas remise en cause, au dernier moment, par des blocages administratifs. Concrètement, les tourneurs doivent envoyer permis de travail, assurances, liste des hôtels, lettres d’invitations aux artistes dans leurs pays. Ensuite, les ambassades ou les maisons Schengen décident de délivrer ou non les visas. Or, tous estiment que les conditions d’attribution des visas n’ont cessé de se durcir, les administrations suspectant les musiciens d’immigration clandestine. Corinne Serres parle ainsi d’une « paranoïa des instituts français », elle, qui en 27 ans, n’a jamais connu d’artiste voulant s’installer en France après une tournée. Ou bien si ! Une seule fois ! Pour une histoire d’amour… Tout récemment, elle a dû remplacer deux musiciens du groupe congolais Black Bazar, programmé au Canada, l’ambassade du Congo étant incapable de leur fournir des passeports. Même constat chez Run Production. En 2008, à la veille de leur tournée européenne, les musiciens des groupes congolais Konono N°1 et Kasai Allstars se sont vu refuser leur visa d’entrée en France.
Par ailleurs, les contraintes financières des festivals rendent les programmateurs plus frileux. Il faut bien remplir les jauges de salle pour amortir les frais, et il faut aussi satisfaire les élus des collectivités locales qui financent l’événement. Si les têtes d’affiche africaines et les découvertes branchées électro-pop d’ailleurs sont toujours assurées, le véritable enjeu se situe au niveau de la visibilité des jeunes artistes émergents. Les médias ont ici un rôle clef selon Corinne Serres : « Je reviens du Printemps de Bourges, un festival avec une ouverture sur tous les styles : rock, électro, chanson et qui attire un large public. Pourtant, les médias font très peu l’écho des découvertes musiques du monde du festival ». De même, les artistes africains que Mad Minute Music a pu placer aux Vieilles Charrues sont Salif Keita, Rokya Traore et Cheb Mami, eux, qui n’avaient plus besoin d’être propulsés sur scène. Pour autant, les deux-trois cases ouvertes aux musiciens du monde dans ce type de grand festival restent très précieuses. « Je suis satisfaite lorsqu’un festival comme les Transmusicales programme du maloya. Je milite pour que les musiques africaines sortent du ghetto. Je veux aussi être dans les festivals de rock et de jazz » affirme Corinne.
Des artistes passerelles
Certainement, l’enjeu des tourneurs est de proposer des démarches artistiques réduisant la frontière entre les musiques du monde, case labellisée « artistes d’ailleurs », et les musiques actuelles. Tinariwen, présent dans les grands festivals rock, cet été, est un groupe pouvant naviguer entre ces catégories. Corinne Serres espère bien atténuer ces clivages, en prenant comme exemple la chanteuse réunionnaise Nathalie Natiembé. « Son projet est complètement pop-rock. Mais on lutte avec les festivals pour qu’elle ne soit pas forcément dans les soirées réunionnaises. Parce qu’elle chante en créole, ce serait forcément du traditionnel. Pourtant on avance, elle va être programmée aux Francopholies de Montréal, de La Rochelle, et puis surtout elle revient de Bourges ». Laurent Boireau, lui se souvient de La Seconde Méthode. Ce groupe formé de quatre Français et d’un Tchadien avait connu un très grand et bref succès en 2012. Une révélation rock, pour Laurent, tout simplement. Il tenait là « LE » groupe, pouvant jouer dans tous les festivals, parce que satisfaisant cette envie de « popisation » des musiques du monde, croissante depuis les années 1990. Au même moment, il défendait le groupe malgache Mikea, qui, lui échappait à cette notion même de musique « popisée ». « Du folk acoustique, des ballades chantées en malgache, ce n’était plus au goût du jour » reconnaît-il. « La question pour un jeune artiste africain, c’est que puis-je apporter de nouveau, tout en restant moi-même et en amenant quelque chose de mon pays ? Ça ne suffit pas d’être un artiste malgache qui chante en malgache. Il faut le petit quelque chose qui permet d’être identifié dans son pays, et le cachet pop en plus « . Autrement dit, être un artiste-passerelle. Rokya Traore a proposé quelque chose de tout à fait novateur, justement. Maitrisant les codes de la scène occidentale, elle a engagé une véritable réflexion sur son répertoire et sa mise en scène. Laurent Boireau parle même d’un tournant avant/après Rokya. « Il y avait toute une génération d’artistes africains qui n’avaient pas ce souci du spectacle. Rokya a placé la barre haute et le public a eu une exigence nouvelle ».
Cette envie de « popisation », cette exigence, seraient-elles le signe d’une lassitude des publics pour les musiques africaines et les sons d’ailleurs ? Yorrick Benoist se montre moins catégorique : « Il n’y a pas de désintérêt spécifique, mais un écrémage naturel. L’exotisme culturel s’est émoussé, c’est normal, ces musiques ont beaucoup circulé. Il y a eu des vagues de mode. Après la musique africaine des années 1980, c’étaient les musiques tziganes et cubaines. Mais aujourd’hui ce sont la qualité de la démarche artistique et l’originalité de l’artiste qui compte. En bref, il n’y a pas de génie méconnu ». Doit-on seulement lire les préférences musicales selon les effets de mode ? La réalité dont nous parle Corinne Serres semble plus complexe car elle remarque certaines sensibilités depuis longtemps. Notamment, au niveau des musiques mandingues, vivier de sons. Les artistes du Mali ont toujours eu une grande écoute en France. Même constat pour les musiques du Cap-Vert, aussi diverses que les îles de cet archipel, au contraire des rythmes malgaches ou bikutsi qui n’auraient jamais réussi à séduire les oreilles occidentales.
Si les tourneurs affirment fermement l’importance de la scène à l’heure où le disque ne se vend plus, devant ces difficultés, peut-on se demander si les jeunes artistes africains doivent encore tout miser sur les festivals européens ? Laurent Boireau, avec une certaine désillusion, se demande : « Dans cette nouvelle génération, les musiciens se professionnalisent, certains prennent en charge leur carrière dans leur pays. Il ne faut peut-être plus attendre de faire carrière en Europe. Bien sûr, il ne faut pas s’en couper, et puis il y a les droits d’auteurs, une source de revenus non négligeable, mais est-ce vraiment la priorité ? ».

(1)Près de 90% des festivals recensés en France sont à mettre au compte de la musique. Le chiffre de 2000 festivals est, aujourd’hui, avancé par les médias et les professionnels eux-mêmes.Retrouvez notre premier épisode sur les festivals d’été de musique : Les artistes africains dans les festivals d’été en France///Article N° : 12207

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