Yinka Shonibare s’installe à Monaco

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La Villa Sauber du Nouveau Musée National de Monaco accueille jusqu’au 30 avril 2011 une exposition dialogue entre la collection du musée – dédiée aux arts de la scène – et l’œuvre de l’artiste britannique d’origine nigériane, Yinka Shonibare. Il est le premier artiste contemporain à inaugurer le projet du musée qui consiste à établir des ponts entre le caractère historique de la collection et la vision d’un artiste actuel. L’exposition Looking Up TM propose un parcours original dans la villa Sauber afin de donner un nouvel éclairage à la fois sur l’œuvre de Shonibare et sur la collection jusqu’ici rarement présentée au public. À cette occasion, Le NMNM a fait l’acquisition de l’œuvre Odile et Odette, la première d’une série d’œuvres d’artistes contemporains à venir, avec laquelle le musée constituera un fond contemporain.

Yinka Shonibare est devenu, depuis les années 1990, une figure incontournable de l’art contemporain, non seulement britannique mais également international. Son œuvre développe une contre vision de l’Histoire écrite et enseignée par l’Occident, et offre au spectateur un remodelage transgressif de l’idéologie dominante. Il donne à réfléchir autrement en ne revisitant pas l’histoire de manière systématique et scientifique, mais en choisissant plutôt des éléments forts appartenant à une période précise, celle de l’ère victorienne et de l’expansion coloniale britannique au XVIIIème siècle. Ceci afin d’explorer son identité hybride, britannique et nigériane, tout en laissant une place à la fantaisie et la poésie. L’ironie, la parodie, la fantaisie, l’esthétisme et la poésie sont les armes artistiques de Yinka Shonibare. Des armes culturelles permettant d’accéder à des sujets forts, dérangeants et déroutants.

Question d’identité
Une réflexion sur la question de l’identité commence lorsqu’il est étudiant à la Byam Shaw School en 1984, ses professeurs lui suggèrent à l’époque de mettre en avant ses racines Africaines pour ainsi « africaniser » ses œuvres et son style. Ils veulent de lui un art « authentiquement » africain. De cette demande particulière et discriminatoire, se formule chez l’artiste une réflexion critique et plastique : Qu’est-ce que cette authenticité africaine ? En quoi ses origines (biculturelles) doivent jouer un rôle dans sa pratique artistique ?
Il s’est donc attentivement intéressé aux Dutch Wax vendus dans un magasin de tissus sur le marché de Brixton à Londres. Les Dutch Wax sont les tissus multicolores et imprimés, considérés de manière commune, en Orient et en Occident, comme authentiquement « Africains ». Shonibare s’empare alors de leurs valeurs esthétiques, mais aussi symboliques et historiques. Il les introduit pour la première fois dans son travail au début des années 1990. Les Dutch Wax servent de fond de toile à ses peintures.
Les wax remplacent donc la toile traditionnelle. Shonibare comprend alors que « le matériau est l’idée », puisque son œuvre va reposer entièrement sur les Dutch Wax et leur histoire fascinante (1). Il développe rapidement sa démarche en introduisant les tissus dans l’univers victorien (intérieurs, costumes, meubles etc.). Les personnages issus de la bourgeoisie anglaise, décapités par Yinka Shonibare, se retrouvent vêtus de wax multicolores. L’artiste installe une réalité coloniale grâce à laquelle la bourgeoisie britannique (et plus largement européenne) s’est enrichie au détriment des peuples exploités sur le continent Africain et en Asie. Nés de l’idée de marchands hollandais au XIXème siècle, les Dutch Wax étaient initialement destinés au marché indonésien, ils devaient être des substituts manufacturés des batiks traditionnels. L’opération va se révéler être un échec, les marchands se sont alors tournés vers l’Afrique de L’Ouest où les tissus imprimés continuent de connaître un formidable succès. Les Dutch wax sont rapidement devenus un symbole du panafricanisme durant la période des indépendances africaines.
Quand vous réalisez qu’ils sont dessinés et produits par des gens en Hollande et dans des usines anglaises, ce qui détruit complètement la méthodologie de ce séduisant objet africain. Cependant, c’est important, je ne vais pas en Afrique pour les acheter, comme cela toute implication exotique devient fausse. Et, en fait, j’aime cette fausseté. (2)
Yinka Shonibare a su mettre à profit les Dutch wax pour créer une œuvre critique nous amenant à revenir sur les troubles épisodes de l’Histoire coloniale. Des épisodes dont l’écho sur notre monde actuel se fait présent. Une dualité de son œuvre que l’artiste a souhaité transmettre pour l’exposition Looking Up TM.
La Villa Sauber, qui doit son nom à son ancien propriétaire, le peintre londonien Robert Sauber, est aujourd’hui entièrement dédiée à l’art du spectacle. Au sein de sa collection sont présentés des décors de théâtre, des costumes, des objets de curiosité mais aussi des dessins, des peintures et des sculptures en lien avec la scène. Looking Up TM est une réactualisation de la collection qui, une fois mise en relation avec l’œuvre de Yinka Shonibare, s’ouvre à de nouvelles interprétations.
La directrice du musée, Marie-Claude Beaud qualifie l’artiste de « guide bienveillant » des œuvres présentées. Shonibare n’a pas réalisé des œuvres spécifiquement pour la villa, il a sélectionné dans son propre corpus une série d’œuvres qui sont à ses yeux en harmonie avec la collection du musée. Une sélection pertinente de sculptures, photographies et œuvres vidéo. Il s’est attaché à la construction d’un parcours à la fois esthétique, visuel, poétique et critique.
Entre inversion des rôles et jeux de miroirs
Parmi les œuvres exposées à la Villa Sauber deux ont particulièrement été mises en lumière : Odile and Odette et Un Ballo in Maschera. Ces deux œuvres vidéos sont diffusées dans la salle Vidéoroom. L’artiste a produit des photographies extraites des films, également présentées dans d’autres salles.
L’exposition s’ouvre sur la salle Un Ballo in Maschera où le spectateur se confronte aux sculptures, dessins et gravures de l’artiste monégasque Jean-François Bosio (1764-1827). Il s’agit de portraits des Napoléonides. Nous y voyons également une maquette de l’opéra de Monte Carlo réalisée par Charles Garnier ou encore une maquette du décor de L’Aiglon (acte III) d’Alphonse Visconti. Les photographies de Yinka Shonibare dialoguent avec la société du XIXème siècle. Un Ballo in Maschera (2004), est le premier travail vidéo de l’artiste. Le film reprend deux thématiques qui lui sont chères : la mascarade et le renversement des rôles dans nos sociétés. (3) Un Ballo in Maschera est inspiré de l’opéra du compositeur romantique Italien : Verdi (1813-1901). Un opéra qui traite de la figure controversée du roi Gustav III de Suède qui fut assassiné en 1792. Le film est entièrement muet pour permettre au spectateur de concentrer au maximum sur les mouvements des acteurs et sur leurs costumes. Ces derniers sont uniquement conçus à partir de Dutch Wax, les tissus de prédilection de l’artiste. Tous les acteurs sont masqués, portent des perruques et de somptueux costumes multicolores. Une fois de plus, Yinka Shonibare s’amuse à mélanger les genres d’une manière théâtrale et esthétique. Par le biais de la danse, des costumes et de l’opéra, l’artiste réfléchi aux notions d’identité, de pouvoir et de genre. La mascarade est un thème avec lequel il s’amuse à renverser les rôles : classes sociales, genres, races etc. Il compare volontiers le carnaval à l’art, puisque les deux permettent ces inversions et la destruction des codes sociaux. : Une personne de la classe ouvrière peut occuper la position du maître le temps du carnaval de Venise – et il a lieu depuis les siècles – et les membres de l’aristocratie peuvent prendre le rôle de la classe ouvrière et devenir aussi libres et aussi saouls que possible. Alors le carnaval dans ce sens est une métaphore pour la manière dont cette transformation prend place. C’est quelque chose que l’art est également capable de bien faire, parce qu’il est un espace de transformation, où vous pouvez aller au-delà de l’ordinaire (4).
Pour la conception du film Un Ballo in Maschera, le choix particulier du personnage historique, le roi Gustav III de Suède, était en lien avec l’actualité. Shonibare a été influencé par la guerre en Iraq et le président Bush, qui trouve d’ailleurs des similitudes avec Gustav III. Ce dernier aimait la guerre et se battait sur tous les fronts, il était dépensier et consacrait beaucoup de temps aux loisirs (en particulier les bals). Le personnage de Gustav III est « une métaphore du pouvoir et de sa déconstruction » (5). Yinka Shonibare pratique la construction du signe dans ses œuvres afin de justement déconstruire les stéréotypes, la morale et autres principes établis dans nos sociétés. En cela, il s’est fortement inspiré des textes de Roland Barthes et de Jacques Derrida (6). Il mène depuis le début de sa carrière une réflexion sur la notion d’altérité et de positionnement des individus dans leurs différences, dans la société.
Une autre salle, Odile and Odette, présente l’œuvre Pointe Shoe (Odile) II (2006) qui est un artefact du costume du personnage d’Odile, actrice du film Odile and Odette (2005) de Yinka Shonibare. Le film, qui est une commande de l’Africa Centre de Londres et du Royal Opera House, fut produit dans le cadre d’une grande manifestation mettant à l’honneur la culture Africaine (Africa 05) (7). Shonibare explique son choix : J’ai pensé que c’était une superbe opportunité d’observer le lien entre le Royal Opera House et l’Africa Centre, deux institutions entretenant à la fois une relation coloniale et une relation culturelle. (8)
Le film Odile and Odette montre deux jeunes ballerines interprétant le Lac Des Cygnes composé en 1876 par Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893). Traditionnellement dans ce ballet, une seule ballerine incarne Odile et Odette, or dans la version proposée par Yinka Shonibare deux ballerines, l’une Blanche et l’autre Noire, sont placées face à face effectuant avec grâce un véritable jeu de miroir (9). De manière symétrique et mimétique, elles reproduisent la chorégraphie en étant visuellement séparées par le cadre vide d’un miroir de style baroque. Elles interprètent le personnage d’Odette, jeune fille condamnée à exister sous les traits d’un cygne et à redevenir femme uniquement la nuit, et Odile, la fille usurpatrice du magicien Rotbart, instigateur du sort jeté sur Odette. Dans la majorité des représentations du Lac Des Cygnes, le personnage d’Odile porte des vêtements noirs tandis qu’Odette porte un costume blanc aux allures de cygne. L’opposition des deux couleurs offre une perspective manichéenne à l’histoire contée. Les deux personnages centraux du ballet se retrouvent face à face et exécutent les mêmes mouvements. Elles portent chacune des pointes et des tutus réalisésà partir de Dutch wax. Pour Shonibare, « Les rôles – l’un en tant qu’ego et l’autre en tant qu’alter – dans ma version sont plus ambigus : Vous ne pouvez pas nécessairement deviner qui est le bien et qui est le mal. » (10). Si la couleur des vêtements initiaux aidait le spectateur à différencier les deux jeunes femmes, ici, les tutus sont fabriqués avec les mêmes tissus multicolores, seule la couleur de la peau les distingue. Shonibare efface les concepts de bien et de mal au profit d’une version plus universelle. Étant donné le cadre, institutionnel et culturel, dans lequel l’artiste a produit son œuvre, nous pouvons également y voir une confrontation raciale. Un tête à tête amenant le spectateur à réfléchir à la représentation (la sous-représentation) des personnes noires dans certains domaines et milieux comme celui de l’opéra. Il interroge également la dichotomie stéréotypée existant entre les Beaux-arts et l’art Africain comme il est perçu par la critique occidentale.
Looking Up TM nous plonge dans l’univers du théâtre, de l’opéra et de la société bourgeoise du XIXème siècle, que l’œuvre postcoloniale de Yinka Shonibare vient bousculer. Le choix des matériaux, des costumes, des personnages et des objets traduit chaque fois une ambigüité que l’artiste se plaît à explorer. Son travail à l’esthétisme flamboyant et poétique recèle une réflexion critique et politique extrêmement fouillée. Chaque œuvre est une mise en abîme proposant une déconstruction pertinente de l’Histoire et du présent.

(1) SONTAG, Deborah. « Headless Bodies From a Bottomless Imagination », in New York Times, 21 juin 2009. [En ligne]
(2) GULDEMOND, Jaap et MACKERT, Gabriele. Yinka Shonibare : Double Dutch. Rotterdam : NAI Publishers : Wien : Kunsthalle, 2004, p.41.
(3) L’œuvre vidéo est le fruit de l’étroite collaboration de l’artiste avec le Moderna Museet de Stockholm et la télévision Suédoise (qui a diffusé le film sur sa chaîne).
(4) DOWNEY, Anthony. « Yinka Shonibare », in BOMB Magazine, n°93, automne 2005.[En ligne]
(5) DOWNEY, Anthony. « Yinka Shonibare » (2005).
(6) La pratique artistique de Yinka Shonibare est mise en relation avec la pensée de Derrida dans un ouvrage de Malcolm Richards. Voir : RICHARDS, Malcolm K. Derrida Reframed. London : I.B.Tauris, 2008, p.44-45.
(7) Odile and Odette est une commande du Royal Opera House, qui a diffusé la vidéo, pendant l’été 2005, sur écran géant à différents endroits dans Londres et au sein même de l’opéra durant les entractes.
(8) DOWNEY, Anthony. « Yinka Shonibare » (2005).
(9) Il s’agit d’une chorégraphie de Kim Brandstrup. Il est à noter qu’en 2005, les danseurs et chorégraphes Akram Kahn et Sidi Lardi Cherkaoui montent une chorégraphie commune intitulée Zero Degrees. Ils travaillent avec le sculpteur britannique Anthony Gormley et le compositeur Nitin Sawhney. Zero Degrees est une confrontation entre les deux hommes, basée sur le même raisonnement que Shonibare. Tous explorent le choc des cultures, la notion de métissage et de représentations raciales. Voir [En ligne]
(10) DOWNEY, Anthony. « Yinka Shonibare » (2005).
///Article N° : 9883

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Les images de l'article
Yinka Shonibare,MBE Un Ballo in Maschera IV, 2004-2005 Edition 7 sur 10 + 2 EA Tirage photographique, impression à jet d'encre sur papier Hahnemühle 51 x 76cm Coll. particulière © the Artist. Courtesy the Artist, Stephen Friedman Gallery (London) and James Cohan Gallery (New York).
Yinka Shonibare,MBE Odile and Odette IV, 2005-2006 EA 2 sur 2, édition de 5 Tirage photographique C-type 124 x 161.3 cm Coll. NMNM n° inv. 2010.4.4 © the Artist. Courtesy the Artist, Stephen Friedman Gallery (London) and James Cohan Gallery (New York).
Yinka Shonibare,MBE Boy Girl Ballerina (détail), 2007 Mannequins, wax imprimé sur coton et pistolets 123 x 47 x 58 cm et 119 x 47 x 52 cm Coll. Particulière © the Artist. Courtesy the Artist, Stephen Friedman Gallery (London) and James Cohan Gallery (New York). Crédit photo : Stephen White





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