« Eriger chez nous des instances de validation qui feraient que l’Europe ne soit plus le centre »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Hervé Youmbi

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« Ces totems qui peuplent les rêves des fils de Mamadou ». Cette phrase qui à elle seule constitue une sorte de palimpseste est le titre d’une installation réalisée en 2010 par Hervé Youmbi, prolifique et talentueux plasticien camerounais installé à Douala. Inscrite dans le cadre du Cinquantenaire des indépendances célébré dans divers pays du continent, cette installation déployée sur un espace architectural éphémère fait de sacs de voyage et entouré par des portraits photographiques, questionne la relation complexe, souvent unilatérale entre les espaces artistiques africains et européens.
Rencontre avec Hervé Youmbi dont les totems ont été présentés au cours de l’année 2010 à Dakar, Kinshasa, Johannesburg et Cotonou, quatre capitales africaines où le développement des expressions culturelles au cours du demi-siècle écoulé a contribué à ouvrir des voies nouvelles qui ont rejailli sur le champ socioculturel mais aussi économique et politique.

En quoi votre installation « Ces totems qui peuplent les rêves des fils de Mamadou » s’inscrit-elle dans le cadre de la célébration du Cinquantenaire des indépendances ?
Ce travail est né d’un regard critique sur la situation de la plupart des pays du continent et plus généralement du Tiers-monde par rapport aux pays riches.
Cela fait cinquante ans que nous sommes indépendants et cela fait cinquante ans que nous n’avons finalement pas bougé d’un pouce ! Ce constat que je fais illustre un peu la situation de nos pays qui restent admiratifs des pays riches et industrialisés un demi-siècle après les Indépendances.
Au-delà de ce constat général, il y a dans cette installation une dimension liée au statut même des artistes héritiers de cette situation. Y sont sous-tendus les freins auxquels ils sont confrontés dans leur pratique et qui les poussent à aller voir ailleurs…
Le point de départ de mon regard se situe en effet dans l’univers artistique. Ce travail est né d’une réflexion suite à une conversation dont j’ai été témoin entre deux artistes reconnus de la scène artistique camerounaise : Joseph Francis Sumégné et Koko Komégné. Sumégné rentrait d’une manifestation artistique à laquelle il avait participé en Europe. Enthousiasmé, il raconte cette expérience à Koko Komégné déclarant que sa plus grande fierté est de s’être entendu dire au cours de ce voyage que son travail mérite d’entrer au musée du Louvre. Je me suis permis de l’interrompre et de lui dire qu’il ne devait pas rêver d’entrer au Louvre mais d’entrer dans un espace muséal semblable au Louvre dans son pays.
Quelle a été sa réaction ?
Il a demandé : « Quand aurons-nous un monument semblable au Louvre chez nous » ?
Je lui ai répondu que c’était à nous de nous battre et de mettre la main à la pâte pour y contribuer. Sinon rien ne se fera jamais. On sera toujours là à rêver de rentrer au Louvre. Mais le Louvre est tellement loin de nous…
La plupart des artistes du continent travaillent dans leur pays mais en rêvant de rentrer dans des lieux de consécration situés loin de chez eux. C’est une réalité dans le domaine des arts mais elle peut s’appliquer à bien d’autres domaines. C’est pourquoi, beaucoup de jeunes, trompés par le miroir aux alouettes, bravent la mer et le désert pour se rendre en Occident
Est-ce pour vous l’une des conséquences de ce que vous considérez comme étant « l’échec des indépendances » ?
C’est la conséquence de l’échec de ceux qui ont eu en charge la gestion de nos jeunes États. Pendant cinquante ans, rien n’a été fait pour que les choses soient autrement. À une époque on nous traînait avec des chaînes pour nous emmener travailler loin du continent. Aujourd’hui c’est le contraire, ce sont nous-mêmes qui bravons les déserts et les mers pour pouvoir y aller. Mais à quel prix ? Nous devons jeunes africains d’aujourd’hui, fils du tiers-monde, nous battre pour trouver des voies et des moyens d’ériger chez nous des instances de validation qui feraient que l’Europe ne soit plus pour nous le centre du monde.
Quelles seraient selon vous les voies possibles ?
Il y a des prémices. Aujourd’hui sur le continent, on trouve des structures animées et gérées par des collectifs d’artistes. Certains disent que les artistes n’ont pas à devenir opérateurs, que ce n’est pas notre boulot. Mais parce que nous sommes dans des pays ou rien ne se fait, si nous ne sacrifions pas un peu de notre temps pour initier des projets, rien ne se fera !
Il y a des collectifs d’artistes qui existent dans pas mal de pays en Afrique et qui participent au développement de la scène artistique et à l’explosion des vocations artistiques. Ne serait-ce qu’au Cameroun, aujourd’hui, ce qui se passe est énorme ! Il faut voir les programmes du collectif Art Bakery (1) animé par Goddy Leye et ceux du Cercle Kapsiki (2) et ce que ces collectifs d’artistes font pour la scène artistique du Cameroun ! Il faut voir l’impact que ces deux structures produisent sur les jeunes générations d’artistes camerounais ! Le jeune photographe Patrick Gaël Wokmeni (3) ne pouvait pas imaginer il y a sept ans qu’il allait faire de l’art. Il a gravité autour du Cercle Kapsiki, a participé à divers ateliers et a été sélectionné pour participer à l’exposition internationale de la Biennale de Dakar en mai 2010 qui depuis lui a ouvert d’autres perspectives.
Malgré les nombreux freins auxquels nous sommes confrontés, il y a des possibilités et cela parce que les artistes qui animent et portent les projets de ces collectifs ont décidé de rester travailler chez eux. On s’est tous retrouvé à un moment donné hors du pays, on aurait pu y rester et on a décidé de rentrer pour faire des choses chez nous.
Au regard du nombre croissant de collectifs d’artistes en œuvre sur le continent, les artistes de votre génération semblent plus jouer la carte du collectif que leurs aînés qui ont peut-être été plus « individualistes » ou en tout cas plus solitaires…
Oui, car l’union fait la force ! Tout en préservant nos individualités, nous avons conscience que l’avenir des diverses scènes artistiques africaines se joue aussi au niveau des initiatives collectives qui sont fédératrices et porteuses de projets. Courant 2010, un artiste botswanais est venu en résidence à Art Bakery. Il n’y a même pas de représentation diplomatique entre le Cameroun et le Botswana, mais aujourd’hui des échanges se font entre artistes botswanais et camerounais.
Nous sommes également très attachés au fait de ne pas nous couper de notre public. L’interaction avec le public est pour nous un enjeu essentiel. Nous nous devons de le sensibiliser à notre travail qui, au sein du Cercle Kapsiki, s’inscrit essentiellement dans une réflexion sur l’environnement urbain en faisant de la ville son principal support d’expression.
« Ces totems qui peuplent les rêves des fils de Mamadou » se déploient sous la forme d’une double installation composée de totems et de portraits photographiques d’artistes originaires du continent – comme ceux de Barthélémy Toguo ou Solly Cissé – arborant une paire de lunettes noires recouvertes d’un symbole. Le fait qu’ils se soient prêtés au jeu témoigne de cette solidarité que vous évoquiez entre les artistes…
Oui. J’ai réalisé un portrait de divers artistes au grès des voyages et des rencontres. J’ai demandé à chacun de poser avec une paire de lunettes noires dont les verres sont recouverts d’un symbole comme un dollar, un crâne ou une pyramide. Au-delà de leur symbolisme premier et de la manière dont chacun peut se l’approprier, ces symboles sont aussi en lien avec le monde de l’art : le dollar renvoyant à la peinture de Warhol, le crâne serti de diamants à l’œuvre de l’artiste anglais Damien Hirst (4) et la pyramide au Louvre. Chaque artiste a donc choisi le symbole qui lui parlait le plus. Ndary Lo par exemple a choisi la pyramide, non parce qu’elle évoquait pour lui le Louvre mais en pensant aux pyramides égyptiennes témoignant de la grandeur de l’Égypte ancienne et par là même de la richesse de la culture africaine.
Les artistes se sont tous prêtés au jeu avec humour et bonne volonté d’autant que dans le cadre de l’installation, je les mets dans la position des personnes admiratives des icônes du monde de l’art. Ils regardent les totems sur lesquels sont représentés des hauts lieux de consécration artistique dans le monde (comme le Louvre, le Metropolitan museum, la Tate Modern Gallery etc.). Le dispositif de l’installation crée une tension entre les portraits et les totems auxquels ils sont confrontés. Une sorte de dialogue s’instaure entre les deux dispositifs. Ces totems représentant les grands musées du monde font rêver pas mal d’artistes dont ceux du Tiers-monde qui ont encore plus de difficultés que les autres à accéder à ces espaces. Au-delà du talent, il faut aussi avoir une série d’éléments tels des agents, des réseaux, des critiques, des commissaires etc. ce que nous n’avons pas toujours chez nous.
Le fait que ces artistes aient accepté de prêter leur visage à votre installation lui donne une autre ampleur, leur présence impliquant directement la collectivité artistique…
Oui, le propos est le mien mais il implique la communauté artistique toute entière. Un autre volet critique dans cette œuvre concerne le milieu de l’art institutionnalisé où le capitalisme à outrance a pris le pas sur tout. Dans le milieu de l’art comme dans les autres domaines, l’argent dicte tout.
L’histoire du crâne serti de diamants de Damien Hisrt pose la question du pouvoir. Mais ce pouvoir qui réside sur l’argent influence finalement aussi le critère esthétique. Est-ce que l’on apprécie cette œuvre par le fait qu’elle soit riche en nombre de diamants ou parce que c’est une belle œuvre ? Il y a comme un petit jeu du chat et de la souris entre la validation d’une œuvre et le pouvoir financier que cette œuvre peut contenir.
Vos totems réalisés avec des grands sacs de plastique tissés remplis de mousse et empilés les uns sur les autres évoquent les prestigieux lieux de monstrations internationaux symboles de consécration artistique. Mais ces sacs tissés – en tant qu’objets – renvoient aussi aux sacs bon marché utilisés par beaucoup d’Africains lorsqu’ils voyagent, posant alors inévitablement la question de l’immigration…
Il y a en effet ce côté fragile et éphémère dû à la matière du sac. Et la question sous-jacente de l’immigration liée aux conséquences de l’échec des indépendances. Ces sacs ont été surnommés « Ghana must go » au Nigeria à une période ou le pays expulsait des Ghanéens en situation irrégulière. Une usine installée au Ghana produisait ces sacs et la plupart des Ghanéens expulsés en possédaient. Et le nom est resté. Initialement, j’avais prévu de faire réaliser ces sacs au Nigeria dans la ville d’Aba où se trouve le marché d’Ariaria, célèbre pour la capacité de ses artisans à répondre à la moindre commande en un temps record et à des prix avantageux. Il est situé à deux cents kilomètres seulement de la frontière camerounaise. Mais je n’ai pas trouvé de sacs sur place et même les Ghanéens n’en font plus. Ils sont désormais faits en Chine…
Au bout du compte, votre constat sur la situation du continent cinquante ans après les indépendances est plutôt amer tant dans la dépendance persistante – même si elle s’exprime d’une autre manière – des pays africains vis-à-vis de l’Occident mais aussi dans la place de l’Afrique dans le monde aujourd’hui…
C’est toute la problématique des liens Nord-Sud qui est évoquée là. « Ces totems qui hantent la mémoire des fils de Mamadou » posent en effet la question des liens complexes entre les espaces artistiques africains et européens et par extension entre le Nord et le Sud tout en disant la dépendance de l’Afrique vis-à-vis des pays riches. Mais au-delà de ce constat peut-être en effet un peu amer, « Ces totems… » invite en quelque sorte les Africains à mettre en place leurs propres instances de validation que ce soit dans le champ culturel, social, politique et économique. C’est aussi une des fonctions de l’œuvre qui dans ce sens est constructive.

1. Fondé en 2003 par Goddy Leye
2. Fondé en 1998. Hervé Youmbi est l’un des co-fondateurs avec Jules Bertrand Wokam et Hervé Yamguen, Blaise Bang, Salifou Lindou
3. Né à Douala en 1985 dans une famille très modeste. Il a commencé par un stage vidéo en 2002 co-organisé par le cercle Kapsiki avec l’Espace Doual’art.
4. L’œuvre, intitulée For The Love Of God (Pour l’Amour de Dieu) est la copie en platine d’un crâne du 18ème siècle, parsemé de 8 601 diamants.
L’installation « Ces totems qui hantent les mémoires des fils de Mamadou » a été produite par la structure sud-africaine Sparck et soutenue par Culturesfrance et AMA.
propos recueillis par Virginie Andriamirado///Article N° : 9877

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