Naji Kamouche : Un Combat contre l’aveuglement

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En 1993, Naji Kamouche obtient son DNSEP (Diplôme supérieur d’expression plastique) et poursuit sa formation artistique à l’Ecole supérieure d’art le Quai à Mulhouse. Depuis le début de sa carrière artistique, l’artiste franco-algérien nous offre une œuvre réflexive sur les troubles et les incompréhensions du monde. Une œuvre tantôt poétique tantôt politique toujours en quête d’apaisement dont une partie sera présentée à la School Gallery à Paris du 9 septembre au 9 octobre 2010 (1).

Une installation de l’artiste Naji Kamouche (né en 1968, à Mulhouse, France) a pu marquer les visiteurs de la F.I.A.C. en 2008 dans les allées du Grand Palais à Paris: À bas les Cieux. Il s’agit d’un ring de boxe entièrement conçu à partir de tapis orientaux aux tons chauds. Au centre du ring est suspendu un punching-ball enveloppé de tapis, au sol jonchent des paires de gants de boxe également recouverts de tapis. Naji Kamouche a procédé à un recouvrement de ces tapis et morceaux de tapis d’une scène extraite du quotidien, celle d’une salle de sport. Le punching-ball est suspendu au plafond par une chaîne, autour de lui sont suspendus à des cordelettes une multitude de gants de boxe en tapis. Les gants semblent pleuvoir du plafond et tomber sur le sol du ring. Le mélange visuel entre un espace de lutte, de violence pleine de coups, enveloppé dans une matière familière, rassurante et douce, amène le spectateur à réfléchir sur des questions de luttes intimes. Une scène du quotidien qui, une fois imprégnée des tapis, se transforme en un manifeste à la fois politique et personnel de l’artiste. Ses parents étant d’origine algérienne, Naji Kamouche bénéficie alors d’une double culture qu’il n’hésite pas à exposer à travers son travail. Une double culture qui fait de lui un artiste hybride, une face de son être qu’il explore dans son œuvre. Il écrit :
Cette double origine m’a permis de bénéficier de l’apport de deux cultures avec toute la richesse que cela sous-entend mais aussi les tiraillements inévitables engendrés par des représentations parfois contradictoires. […] Deux cultures, deux approches, tant de différences palpables que de références semblables sinon communes. (1)
Naji Kamouche veut en finir avec le malaise dû à son statut hybride. Il dit :  » Pour un maghrébin qui vit en France il n’est pas reconnu complètement comme Français, en Algérie, il est reconnu avant tout comme immigré et pas comme Algérien « . Il souhaite également en finir avec la question étouffante de l’appartenance, son identité est plurielle. Une pluralité qu’il partage dans son œuvre. Ce sont ces problématiques : un entre deux peuples, deux espaces, deux cultures, que Naji Kamouche met au centre de ce ring symbolique. Marie Deparis-Yafil ajoute : D’espace intime, le tapis se fait territoire mental, matérialisation d’une conscience en lutte. […] À Bas les Cieux, espace de protestation, de contestation, semble exhorter à prendre les gants et à frapper, à reprendre la lutte, à ne jamais s’avouer vaincu, à relever la tête, les manches, les bras, à dire non, à se rendre libre, donc, et vivant. (2)
L’œuvre fut présentée la première fois dans le cœur de la chapelle de l’école des Beaux Arts de Paris. La confrontation entre deux cultures, Chrétienne et Islamique, est forte. Pourtant À Bas les Cieux semble vouloir apaiser les tensions, les différences, pour les harmoniser, les métisser. Le combat est terminé, les lutteurs sont partis, laissant une paire de gants sur le ring. Nous voyons là une volonté de Naji Kamouche d’en finir avec les dissonances et les conflits entre deux grandes civilisations. Pour la critique Julie Estève Kamouche imagine des territoires, des régions psychiques, des zones de méditation. Ses installations  » entapissées  » créent un temps d’arrêt, un état de pause, de silence, de réflexion presque métaphysique sur le monde, sa vitesse, les luttes et les rages humaines, leurs humeurs ou même la place de dieu, en filigrane. Le tapis oriental, s’il est directement lié à la culture arabe, intègre l’universel, le routinier. (3)
Pour sa nouvelle exposition personnelle, L’homme qui dort, l’homme qui prie, l’homme qui tue, à la School Gallery de Paris, Naji Kamouche poursuit sa réflexion sur la notion d’inconfort dans le monde. (4). Naji Kamouche associe les forces contraires, choisit le poison et l’antidote, la violence et la paix, les étranglements et les soulagements, le bruit et le silence. Il coud des histoires. Des histoires d’âmes. Il construit des cages émotives, des ponts, des liens, des suspensions. Il rapièce, raccommode des récits imprécis. Il brûle les politesses en écrivant une route qui a la profondeur de la gravité et la consistance du secret. (5)
L’artiste aime à varier les matériaux et les techniques, il a composé sa nouvelle exposition en trois volets dont le message global pousse à la résistance individuelle et collective. Le premier volet est formé des œuvres Sentiments Croisés construites à partir des lettres du jeu de société Scrabble. Naji Kamouche qui avait expérimenté l’œuvre en format restreint a souhaité lui donner une dimension plus humaine en proposant deux œuvres aux tailles imposantes (190×200 cm). Un jeu de société qui est ici singulier parce qu’il met en lumière les mots qui sont aussi les maux de notre société actuelle. Naji Kamouche dit qu’il s’agit d’un  » Je de société  » traduisant notre  » société en crise « . (6) Agir/Doute/Nuire/Monde/Resister/Ailleurs/Colère. L’artiste insiste sur le fait que  » rien n’est figé  » et que tout peut être construit, déconstruit et reconstruit, comme dans le jeu du Scrabble. (7) Des mots qui traduisent une nouvelle fois la situation inconfortable dans laquelle se trouve non seulement l’artiste, mais aussi ceux qui se reconnaissent en son œuvre : ses mots et ses images. Naji Kamouche met en lumière un monde en plein glissement dans lequel il est difficile de se positionner et de vivre en paix. Il faut sans cesse résister face aux montées politiques nocives qui brisent de plus en plus la cohésion humaine. Une résistance en œuvre dans À Bas Les Cieux et qui se retrouve dans L’homme qui dort, l’homme qui prie, l’homme qui tue où les gants de boxe réapparaissent. Il s’agit d’une série de dessins en fils d’or cousu sur du velours et montés sur châssis. Le choix même des matériaux et de la technique est en lien avec la culture hybride de Kamouche. Après un séjour en Algérie au début de l’été 2010, il est rentré avec des tissus en velours qui servent à la confection des robes de la cérémonie du henné avant le mariage. Une robe en velours sur laquelle sont brodés des motifs en fils d’or. L’artiste donne ici une nouvelle signification à ces pratiques traditionnelles et religieuses en leur conférant une dimension politique. Trois d’entre eux présentent trois crânes humains, symbole des vanités, sous lesquels sont brodées trois paires de gants de boxe. Au-dessus d’un crâne est inscrit le mot  » Conscience  » tandis que son pendant est  » Inconscience « . L’artiste nous invite à nous battre contre l’inconscience de notre monde et à lutter pour rester conscient pour ne pas nous perdre et mourir d’ignorance. Rester vigilants aux troubles du monde et ne pas tranquillement se laisser bercer par les discours. Le troisième pendant est surmonté du titre de l’exposition et de la série : L’homme qui dort, l’homme qui prie, l’homme qui tue. Le fait religieux joue un rôle important dans l’œuvre de Kamouche. Ce dernier déplore l’aveuglement des hommes dont les dictats religieux ont envahi leurs consciences. Naji Kamouche souhaite partager sa  » colère  » qui  » englobe le politique, le religieux et l’idée que l’homme est un prédateur pour l’homme « . (8) Il nous invite à combattre ce qui nous empêche de penser le monde par nous-mêmes, sans interférences de type religieuses ou politico-médiatiques. Le troisième volet de l’exposition aspire à un ailleurs par le biais de l’œuvre Envie d’Ailleurs et Fuir. Les mots en néon sont installés au centre d’un maillage réalisé à partir de câbles électriques terminés par des prises de courant mâle. Autour du maillage sont disposées des prises de courants femelle auxquelles les prises mâles ne sont jamais connectées. Nous voyons là une envie de partir qui se traduit en échec puisque les connexions sont impossibles. Le maillage électrique est une représentation symbolique de la globalisation dont l’individu est placé au centre. L’individu qui souhaite fuir les conséquences néfastes de la globalisation.
Au fur à mesure que la mondialisation fabrique de la proximité, elle sécrète symétriquement et parfois violemment de la différence et de la distance. La mondialisation est donc tension entre soi et l’autre, entre l’ici et l’ailleurs, entre le Hors et le Là. C’est à cette redéfinition identitaire des frontières de soi que nous invite la mondialisation. (9)
Ne pas se sentir à l’aise à sa place, ne pas se sentir connecté avec le monde, traduit un mal-être symptomatique du monde actuel. Naji Kamouche travaille alors dans une zone de contact interstitielle, le troisième espace (Third Space). Comme l’explique Homi K. Bhabha :
Le désir de descendre dans un territoire étranger […] peut révéler que la reconnaissance de l’espace différenciant de l’énonciation ouvre éventuellement la voie à la conceptualisation d’une culture Internationale, fondée non pas sur l’exotisme du multiculturalisme ou la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture… En explorant ce tiers espace, nous pouvons éluder la politique de polarité, pour une autre politique, et enfin émerger comme les autres de nous-mêmes. (10)
S’exprime ici une volonté de l’artiste à se situer à la limite, dans un espace entre. Il cherche par le biais de son art une voie vers la réconciliation et une harmonie des peuples. Naji Kamouche aspire au Tout Monde exploré et décrit par Edouard Glissant : Le Tout-monde est sensible à la chaleur des utopies, à l’oxygène d’un rêve, aux belles errances d’une poétique. Il nomme l’art, et sa divination, au principe de nos politiques globales et de nos paroles partagées. Il nous met à même de pressentir cette nouvelle région du monde, où nous entrerons tous ensemble, par tant de voies et de recours différents. (11)
Naji Kamouche est à la recherche de cette utopie à laquelle nous sommes nombreux à croire et à aspirer avec lui.

1. Kamouche, Naji. « Fiction, Tabou et Réalité : Passerelle entre l’Orient et l’Occident ». Texte de l’artiste, envoyé par email le 27 mars 2009.
2. Deparis-Yafil, Marie.  » Naji Kamouche – À Bas Les Cieux « , mars 2009. Texte envoyé par l’artiste le 24 mars 2009.
3. Esteve, Julie.  » Naji Kamouche « , in Diptyk : L’Art vu du Maroc, n°3, décembre 2009-janvier 2010. [En ligne], URL : http://www.schoolgallery.fr/schoolgallery/spip.php?article296.
4. Exposition  » Naji Kamouche : L’homme qui dort, l’homme qui prie, l’homme qui tue  » à la School Gallery (Paris), du 9 septembre au 9 octobre 2010. [En ligne], URL : http://www.schoolgallery.fr/schoolgallery/.
5. Esteve, Julie.  » Sur un Fil avec Naji Kamouche « , 2010. Texte envoyé par l’artiste le 26 août 2010.
6. Conversation électronique avec l’artiste le 26 août 2010.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Laidi, Zaki. Malaise dans la Mondialisation. Paris : Editions Textuels, 1997, p.15.
10. Bhabha, Homi k. Les Lieux de la Culture : Théorie Postcoloniale. Paris : Payot, 2007, p.83.
11. Glissant, Edouard et Chamoiseau, Patrick. L’Intraitable Beauté du Monde : Adresse à Barack Obama. Paris : Galaade : Institut du Tout-monde, 2009, p.48.
Exposition personnelle de Naji Kamouche, Shool Gallery, 81 rue du temple – 75003 Paris, tel : 01 42 71 78 20///Article N° : 9670

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Les images de l'article
"l'homme qui dort, l'homme qui prie, l'homme qui tue" 2010. (dessin au fil d'or cousue sur velours) 80x80cm. (photo N°9028)
"sentiments croisés" 2009. (mur peint bleu, résine, lettres) 217 x 237cm. (photo N° 3816) © Toutes photos suivantes Fred Hurst





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