à propos d’Ubu déchaîné

Entretien de Sylvie Chalaye avec Richard Demarcy et Vincent Mambachaka

Avignon, juillet 1999
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Pourquoi avoir voulu poursuivre l’aventure de l’Ubu de Jarry à travers une espèce de suite parisienne ?
Vincent Mambachaka : Le projet est né du désir de maintenir la continuité du groupe. Certes le groupe aurait pu faire d’autres choses en matière de répertoire, mais nous avons eu l’objectif volontariste, d’agir dans la continuité et de faire exister une vraie compagnie à la fois inter-africaine et Europe-Sud.
Richard Demarcy : Après Ubu toujours, qui a été une grande aventure plutôt réussie, il nous a semblé qu’il manquait pourtant quelque chose. C’est pourquoi le deuxième volet est arrivé assez naturellement dans l’écriture. Ubu toujours se déroulait en Afrique et il se trouvait qu’à la fin, le père Ubu et la mère Ubu fuyaient en France, pays de la liberté où ils pensaient trouver à la fois un refuge et une nouvelle conquête du pouvoir. Jarry disait qu’il a inventé ce personnage pour dire tout le grotesque qui est au monde. Et les situations ubuesques sont bien loin de se cantonner en Afrique.
On sort en effet de l’image caricaturale du dictateur africain qu’on pouvait voir dans Ubu toujours. Tout d’un coup il y a cette métamorphose, on oublie même qu’Ubu est africain et on croit entendre les politiques d’aujourd’hui.
R. Demarcy : Absolument. Car il s’agit de parler de notre société française d’aujourd’hui. Pour moi, en tant qu’auteur, la rencontre avec le groupe m’a beaucoup apporté, car la France est un pays que les Africains connaissent parfaitement, politiquement comme autrement. La pièce leur parle donc autant, voire parfois plus, qu’à des Français. Les acteurs africains ont gardé une grande qualité d’intérêt politique pour le monde. Ce qui disparaît chez nous parce qu’il y a une sorte de culpabilisation de la politique ; elle est tellement dénigrée que le monde du théâtre la fuit. Or le monde du théâtre a toujours couché avec la politique, d’Antigone à Brecht en passant par Molière qui fait du théâtre de société, mais qui est une forme de théâtre politique-cité.
V. Mambachaka : L’important c’était d’inscrire l’oeuvre dans une continuité qui exprime ce qu’on voulait dire aussi de la complémentarité des rapports Nord-Sud.
J’ai le sentiment que Ubu déchaîné a quelque chose de beaucoup plus sombre que le Ubu toujours, et qu’il y a quelque chose de cruel et même de macabre parfois.
R. Demarcy : C’est vrai. Car la société française est extrêmement violente… sans aucune idéologie pacifiste. Je repense à  » Bimbo  » par exemple, c’est ainsi que nous nommons la scène du décervelage. Ce que traite Jarry à travers cette scène, c’est la violence des décapitations ; on guillotinait en place publique. La fantasmatique française est cruelle, terrifiante. C’est normal qu’elle se reflète dans le spectacle ; on n’a pas à passer à côté. Saint-Bernard c’est tragique ! Fracturer une église à la hache c’est l’épouvante ! Et on a pourtant vite fait de tourner la page, alors qu’il existe derrière une longue histoire française de sépultures violées, de cimetières saccagés… Aux artistes de dire comment ils voient cela et de dénoncer la cruauté et la violence de ces situations-là. Comme nous vivons dans un état démocratique, nous avons tôt fait d’aseptiser les événements, mais sans doute est-ce le rôle des artistes de regarder autrement ; comme celui des ethnologues, de se dire : tiens ? après les sépultures éventrées, les flics… parce que l’ouverture des églises à la hache, comme les paillotes qui flambent ce sont des situations largement ubuesques, mais c’est aussi du terrorisme d’état. Alors oui, la pièce est pour moi tragique parce que la société française est tragique.
V. Mambachaka : Cette dimension funèbre nous l’avons travaillée à partir de toute une symbolique, mais aussi avec les masques et les pantins qui évoquent spectres et morts qui hantent encore la société française.
R. Demarcy : Dans les brutalités d’aujourd’hui, il y a la fantomatique d’hier. Le marquis qui revient avec ce visage blanc, c’est le sous-sol français qui a l’air de s’ouvrir sous les pieds du père et de la mère Ubu, jusqu’au Commandeur à la fin qui lui dit :  » Tu vas payer tous tes péchés  » comme dans Dom Juan. Toucher à ce qui dort en dessous d’une société et qui crée ses fondements mythiques, c’est peut-être là le plus important pour nous.
Mais le spectacle ne manque pas d’humour.
R. Demarcy : La drôlerie apparaît dans les scènes de vie politique, de débats, de casseroles au cul. Mais la trame de fond du spectacle, pour moi, c’est la tragédie française.
Dans l’autre Ubu il y avait beaucoup plus de danses, de chorégraphies qui tendaient vers quelque chose d’amusant et de joyeux, alors que là, même la musique et les danses convoquent la mort.
V. Mambachaka : C’est pour cela que je travaille avec Richard : sortir des clichés, des stéréotypes qui font du tam-tam un critère d’authenticité africaine. De toutes les façons nous avons déjà les musiques et les danses. La question est en fait : comment on les intègre au théâtre ? Aujourd’hui la troupe a des comédiens capables de dépasser le simple fait de danser.
Avez-vous eu des problèmes au niveau de la réception ?
V. Mambachaka : Que ce soit en Afrique où en France les réactions sont les mêmes. Nous avons souvent été surpris de constater combien les Africains, même dans les coins les plus reculés, connaissaient les hommes politiques français.
R. Demarcy : Tout cela veut dire quoi ? La francophonie parlons-en. La francophonie c’est la langue mais le revers positif de médaille fait que les Africains, s’intéressent à la vie politique de la société française, peut-être plus que beaucoup de Français. C’est-à-dire qu’ils ne se sont pas seulement intéressés à la langue, ils ont pris aussi le désir de savoir comment cette société va évoluer, qui va diriger, quel parti. Ils ont une culture politique.
C’est pourquoi le spectacle donne une image de la politique française très décapante ?
R. Demarcy : Je pensais ne pas réussir cette fois-ci à passer la frontière française. Cela fait plus d’un an qu’on a créé la pièce au Bénin, qu’on a tourné dans plusieurs pays africains, jusqu’en Belgique, pour repartir en Afrique, en sautant la France. Mais ce spectacle a un peu plus de mal à passer la frontière parce qu’il parle justement de la société française. Je le dis sincèrement, la tournée, contrairement à Ubu toujours, ne s’engage pas sous les meilleurs hospices.
Caricaturer les dictatures africaines dérange moins que de fustiger la politique française.
V. Mambachaka : Surtout quand ce sont des Africains qui le font !
R. Demarcy : Il serait temps que la France accepte le regard de l’Autre, que d’autres cultures analysent la société française et sa violence. Dans Ubu déchaîné nous le faisons sympathiquement, sans agressivité, sans polémique. C’est pourquoi j’ai envie de dire aux dirigeants d’institutions :  » Le public français, regardez-le, il se fend la gueule. On ne fait pas un théâtre de cocktail-molotof, on fait un théâtre surréaliste « . Aujourd’hui la frilosité, elle est dans les institutions qui ne sont pas tenues par des artistes mais des administratifs. Et comme ce ne sont pas des artistes qui achètent, on aura beaucoup de mal.

///Article N° : 966

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