Alioune Ifra Ndiaye :  » La politique culturelle, c’est le logiciel de notre société »

Entretien d'Érika Nimis avec Alioune Ifra Ndiaye

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BlonBa, structure malienne de création artistique et d’action culturelle, a été créée à Bamako en 1999 (1). Alioune Ifra Ndiaye, son initiateur, est devenu depuis un acteur culturel incontournable au Mali. L’espace BlonBa, salle de spectacles polyvalente, avant tout lieu d’échanges culturels, qui accueille des pièces de théâtre, des concerts, des émissions de télé, etc., a vu le jour quelques années plus tard.
Rencontre avec cet acteur culturel indépendant et précurseur dans bien des domaines, à commencer par la télé, où il propose des émissions éducatives et divertissantes 100 % maliennes.

Quel a été votre parcours avant BlonBa ?
Au départ, je voulais être cinéaste. Je suis donc allé faire des études à Montréal au Canada. C’est là-bas, en Amérique du Nord, que je me suis rendu compte de mon acculturation : pratiquement toutes mes références culturelles étaient occidentales. Et quand on me posait des questions sur mon continent, sur ma culture d’origine, je n’avais pas de réponse. J’ai donc décidé de rentrer au Mali où j’ai fait des études à l’Ecole Normale Supérieure (ENSup), avant de partir en France poursuivre des études de troisième cycle en ingénierie culturelle, un secteur qui en était ici encore à ses premiers balbutiements. Quand je suis revenu à Bamako en 1997, j’ai voulu dans un premier temps continuer à réaliser des films. Mais plutôt que de faire du cinéma, je voulais être réalisateur de télévision, parce qu’ainsi, j’étais sûr d’être vu dans mon pays. J’ai été engagé comme réalisateur à l’ORTM (Office de Radiodiffusion Télévision du Mali). Mais j’ai vite compris que le dispositif organisationnel de la télévision nationale ne me permettait pas de m’exprimer comme je voulais. J’ai donc démissionné de l’ORTM et créé BlonBa en 1999. Et comme j’étais très actif au niveau de la production de spectacles de théâtre, j’ai combiné les deux, en essayant de créer un lieu qui me permette à la fois de produire et d’accueillir des spectacles. BlonBa me permet de programmer des spectacles vivants, d’accueillir des manifestations et aussi de faire de l’audiovisuel.
En quelques années d’existence, le BlonBa a déjà une feuille de route impressionnante : c’est un lieu qui accueille des spectacles vivants, des émissions de télé, mais aussi qui produit des spectacles qui s’exportent…
En fait, la réalité, même si j’essaie quand même de renverser la tendance, c’est que nos spectacles sont plus vus en Europe qu’au Mali. Quand on crée un spectacle, pour une centaine de représentations en Europe, on va le jouer cinq fois au Mali. Les représentations en Europe permettent d’assurer notre santé financière et de soutenir notre travail ici, d’attirer aussi la confiance des banques qui nous accordent des prêts, car un lieu comme le BlonBa représente un très gros investissement, et ce n’est pas toujours facile à gérer. En même temps, cela nous a permis de créer BlonBa France qui est une association et une compagnie localisée en région parisienne, gérée par Jean-Louis Sagot-Duvauroux qui est mon partenaire depuis 1997. C’est avec lui que j’ai créé BlonBa.
Le projet de BlonBa est donc né de votre association à tous les deux…
Quand on s’est rencontré en 1997, on a tout de suite eu des atomes crochus, on partageait les mêmes idées. À l’époque, je produisais un spectacle de l’humoriste Habib Dembélé, dit Guimba. Lui avait son idée en France, moi j’avais mon idée ici. On a voulu mettre en commun notre projet et aujourd’hui, tous les deux ans, nous produisons un spectacle qui marche.
Quels spectacles avez-vous produits récemment ?
Bougouniéré invite à dîner a été présenté en avril dernier à Cergy-Pontoise (mise en scène par Patrick Le Mauff). Depuis 1997, on a écrit ensemble sept spectacles, dont Antigone, Le Retour de Bougouniéré, Ségou Fassa, Bougouniéré invite à dîner et, plus récemment, Sud-Nord. Sinon, on va bientôt présenter notre sixième spectacle qui est une adaptation du livre d’un militaire tortionnaire sous la dictature de Moussa Traoré, le capitaine Soungalo Samaké qui nous a donné son accord pour adapter son livre Vérité de soldat (2).
Pouvez-vous nous parler davantage de cette adaptation ?
Il s’agit d’un récit vécu de l’intérieur sous le régime militaire de Moussa Traoré (1968-1991). Soungalo Samaké vivait au cœur de ce régime et il témoigne dans son livre, autant sur le coup d’État en 1968 que sur la façon dont il s’y prenait pour tabasser les gens, bref de toutes les dérives qui ont eu cours au Mali durant cette période. Son livre a d’ailleurs été publié par l’une des victimes du régime de Moussa Traoré, qui a passé dix ans au bagne, l’enseignant et éditeur Amadou Traoré, précurseur de l’indépendance du Mali.
Entre vos activités de producteur de spectacles, de directeur du BlonBa, de réalisateur, etc., comment faites-vous ?
Je n’ai pas de vie, je travaille tous les jours. C’est ma façon de militer pour une nouvelle politique culturelle au Mali. Aujourd’hui, quand nos hommes politiques parlent de culture, ils pensent au folklore. Moi, je pense que la politique culturelle, c’est le logiciel d’un individu et plus encore, le logiciel d’une société, donc comment faire pour que ce logiciel fonctionne par rapport aux propres réalités de notre société ? Ce que j’ai vécu en tant qu’adolescent, je n’ai pas envie que la jeunesse malienne le vive. À la télé, on ne voit que des productions venues d’ailleurs. Dans les bibliothèques, à la radio, c’est la même chose. Il faut qu’on puisse contribuer à ce que la jeunesse du Mali dans un premier temps, puis celle de la sous-région ensuite, puissent vivre leurs propres réalités. Ça ne veut pas dire seulement vivre physiquement dans leur pays : qu’ils puissent y vivre aussi spirituellement, qu’ils puissent se dire que la culture vient de leur pays et que cela leur donne envie de vivre pour leur pays. Pas d’aller ailleurs. Le cœur d’une politique culturelle au Mali aujourd’hui, ça doit être ça.
Le secteur culturel est-il indépendant au Mali ?
Il y a très peu d’esprits indépendants au Mali. Tout le monde se dit que c’est l’État le principal pourvoyeur de marchés, donc le principal pourvoyeur d’argent. Donc chacun fait en sorte de ne pas avoir de problème avec l’État. Chacun va dans le sens de l’État, c’est-à-dire dans le sens des financements. Moi, j’essaye de faire les choses indépendamment, et s’il y a des compromis à faire avec les partenaires, je vais dans le compromis, mais pas dans la compromission. Par exemple, le Premier ministre a vu et apprécié mon avant-dernier spectacle et m’a demandé ce qu’il pouvait faire pour soutenir notre structure. Je lui ai demandé d’acheter ce spectacle, pour que les élèves maliens puissent le voir. Il a acheté trente représentations. Donc, c’est possible.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le One-Man-show de Michel Sangaré joué en février dernier au BlonBa?
Ce spectacle, a été censuré par l’ORTM : le spot préparé n’a pas été diffusé, parce qu’ils ont estimé que nous critiquions la religion (3). Or le spectacle ne fait que critiquer les dérives de la religion au Mali. Le personnage que joue Michel est invité dans une émission de radio. Il est habillé en hadj, porte la croix et d’autres signes distinctifs religieux : il est aussi médecin. Il se fait appeler  » Docteur Chérif Abbé Père, etc. « . Et il vient raconter sa vie à la radio, c’est ça le spectacle, et son annonce a été censurée par l’ORTM, sans qu’ils aient vu le spectacle. Mais je ne me suis pas découragé. J’ai fait imprimer 2000 flyers, et j’en ai inondé les six points cardinaux de Bamako.
La censure existe-t-elle au Mali ?
Il n’y a pas une censure officielle. Ce sont les gens qui s’autocensurent. Par exemple, ce que j’ai vécu avec l’ORTM, ce n’est pas un chef politique ou religieux qui a décrété qu’il fallait censurer l’annonce de ce spectacle, c’est plutôt de l’autocensure, la crainte du qu’en dira-t-on… Dieu merci, le Mali est un pays de liberté pour l’expression des artistes…
En parlant de religion, comment la société malienne réagit-elle face à ce retour en force du religieux dans la sphère publique ?
La place de la religion est grande au Mali. L’islam est présent depuis plus d’un millier d’années, et en même temps l’intégrisme a toujours échoué dans ce pays à tous les niveaux. L’intégrisme, sous quelque forme que ce soit, ne peut pas passer ici.
Avez-vous d’autres projets sur le feu ?
Oui, des émissions de télé produites ici et diffusées à l’ORTM. Par exemple, Manyamagan qui est une émission de divertissement faisant appel à l’interactivité : on prend des vrais couples mariés religieusement pour les mettre en situation d’apprendre la vie du ménage. Les couples sélectionnés s’engagent, toute une saison, à venir sur le plateau de l’émission répondre à des questions concrètes sur leur vie de couple. À chaque émission, on élimine trois couples dans le jeu et le public en sauve deux, en envoyant des SMS. Ça nous permet de financer l’émission. Les couples qui réussissent à tenir toute la saison sont récompensés par des cadeaux. Cette année, c’est la première dame qui va offrir une maison au couple vainqueur.
Ces couples sont-ils filmés dans leur quotidien, comme dans une télé-réalité ?
Non, ils viennent seulement témoigner et répondre aux questions. La seconde saison de cette émission (qui existe depuis 2008) est programmée depuis mars 2010 sur l’ORTM.  » Manyamagan  » signifie en langue bamana  » le constructeur de l’être humain « , il désigne en fait ces femmes qui accompagnent les nouveaux mariés lors du mariage traditionnel. Dans nos émissions, le but est d’éduquer en divertissant (4).
Être opérateur culturel indépendant au Mali en 2010, est-ce possible ?
Le prix à payer est énorme, mais on tient le coup. En fait, je me bats au quotidien pour une nouvelle politique culturelle qui soit en phase avec les réalités d’ici. Aujourd’hui, les nouvelles technologies nous permettent de rattraper le retard, alors autant en profiter à fond. Tous les jeunes qui sont là, je les ai formés, ils travaillent pour le public, ils se sentent valorisés et ça marche bien. On travaille, on essaie d’exister, indépendants jusqu’au bout.

1 : Lire  » BlonBa, une initiative africaine pour l’autonomie de création et de production « , Mouvements 1/2005 (no 37), p. 54-55.
http://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-1-page-54.htm

2 : Capitaine Soungalo Samaké, Ma vie de soldat, La Ruche à livres, Librairie Traoré, Bamako, 2007.

3 : Lire l’entretien de Michel Sangaré avec Kassim Traoré, dans Bamako Hebdo, 20 février 2010 :  » Michel Sangaré après son spectacle au BlonBa : « L’ORTM a censuré mon spot à la télé » « , en ligne : http://www.maliweb.net/category.php?NID=56997

4 : Pour en savoir plus sur la nouvelle saison de Manyamagan, lire l’article d’Aliou Badara Diarra, dans L’Indicateur, 23 février 2010 :  » Télé réalité : Manyamagan sur les petits écrans « , en ligne : http://www.malikounda.com/nouvelle_voir.php?idNouvelle=24670

Le BlonBa en quelques liens :
http://www.blonbaculture.com
http://www.blonbablog.com
//africultures.com/php/index.php?nav=structure&no=184
mai 2010///Article N° : 9492

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Les images de l'article
BlonBa, Bamako, 2010
Concert de Tinawiren au BlonBa, 2010
Alioune Ifra Ndiaye © Toutes photos suivantes Erika Nimis





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