Un homme qui crie

De Mahamat-Saleh Haroun

Print Friendly, PDF & Email

Un homme qui crie a été présenté en sélection officielle au Festival de Cannes le dimanche 16 mai 2010 et y a obtenu le prix du jury au palmarès du dimanche 23 mai.

Adam et Abdel, un père et un fils jouent dans une piscine à qui disparaîtra le plus longtemps sous l’eau. Déjà, la tension est là, le fils tardant à remonter. Déjà, la différence de leur inscription dans le temps est manifeste. On devine que ce n’est pas la première fois qu’ils jouent ainsi à plonger. Et que maintenant, c’est le fils qui gagne tandis que le père vieillit. Ce fils qui vit dans l’instantané des photos qu’il ne cesse de prendre, qui mord la vie, qui prend la place du père dans ce qui le structure, son poste de maître-nageur, ce fils bouleverse l’ordre d’un père, posé, figé dans ses habitudes, qui n’aime pas que la voisine dérange son intimité et se sent soudain très vieux quand il doit céder sa place à son fils.
Rien n’est simple mais si la guerre n’était venue s’immiscer dans leur relation et faire perdre pied à Adam, tout cela aurait pu se régler avec un peu d’humour. Car Un homme qui crie est un drame qui ne manque pas d’humour : Haroun distille régulièrement dans le film des pointes comiques qui, loin de fragiliser la teneur dramatique du récit, le renforcent au contraire. Comme Hitchcock, Haroun croit dans la force d’ampliation de l’humour et de la trivialité. De petits détails qui peuvent sembler anodins contribuent au contraire très efficacement à soutenir la tension, bien plus que ne l’auraient fait une musique dramatique ou les paroxysmes de violence que cultivent si volontiers les films occidentaux situés en Afrique. Un homme qui crie n’est pas sombre : Adam évolue en pleine lumière, en pleine clarté. Les pointes d’humour le rendent plus familier et détendent le spectateur qui partage sa tension. Il s’agit là d’une corde raide très difficile à manier et qui permet de mesurer le degré de maîtrise d’un réalisateur qui sait combien les petits éléments de la vie construisent davantage un récit que de lourdes explications. L’ellipse et l’incertitude vont dès lors suffisamment nous déstabiliser pour que nous soyons sans cesse mobilisés.
Mobilisés, certes, mais pas par des normes éthiques. Les choix d’Adam ne se réfèrent pas à des règles voire des coutumes, bien au contraire : d’abord indécis, il finit par se bouger quand il est trop tard. Il est, à notre image, tout sauf rationnel. Mais cela ne le dédouane pas de sa responsabilité morale. Là est le rôle que se donne le cinéaste, éveilleur de conscience mais pas donneur de leçons. Faire appel à la morale plutôt qu’aux modèles à suivre revient à privilégier l’individu sur le collectif : la responsabilité est celle de chacun tandis que les devoirs sont ceux du groupe.
Un homme qui crie est ainsi dans la droite ligne de Daratt, le précédent long métrage d’Haroun. Plutôt que de se laisser enfermer dans des normes communément admises comme la vengeance ou le pardon, le jeune Atim privilégiait son propre libre arbitre et s’installait ainsi comme un tiers pensant et agissant, sa propre inventivité étant le seul espoir de sortir du cercle vicieux de la violence. Adam ne se réfère pas davantage aux règles. Il ne calcule pas, il est tout simplement humain, dans ses faiblesses et ses beautés, capable du pire comme du sublime. Cela ne va pas sans ambivalence et culpabilité.
Adam porte le prénom du premier homme et c’est bien ce rapport d’origine qui est en cause. Le paradigme de la relation père-fils est cependant fort différent de celui que Souleymane Cissé mettait par exemple en scène dans Yeelen. Si le père craint dans les deux cas que le fils prenne sa place, Cissé faisait de leur opposition archétypique l’emblème d’un déficit fatal de transmission. Dans Un homme qui crie, Adam et Abdel sont les meilleurs copains du monde. Ils se complètent pour s’occuper de la piscine tant qu’ils ne sont pas mis en concurrence par la nouvelle patronne chinoise de l’hôtel. C’est lorsque l’arbitraire militaro-dictatorial incarné par le chef de quartier (Emil Abossolo Mbo) s’ajoute à celui de la mondialisation et de la rationalisation économique que tout bascule. Celui que l’on surnommait « champion » se révèle impuissant, à l’image du cuisinier David qui ne peut pas non plus lutter contre Goliath. D’un coup de vieux, Adam passe à un dilemme cornélien autrement plus dramatique mais dans les deux cas, son espace de choix est économiquement limité. Le coup de force d’Haroun est d’en faire un enjeu de conscience morale alors que Cissé en faisait une question de devoirs, dénonçant un père qui, dans son refus de transmettre ses savoirs magiques à son fils, devenait pour lui une menace vitale. Il y a là une évolution essentielle dans les cinémas d’Afrique : il ne s’agit plus de rappeler l’homme à ses devoirs pour assurer à la communauté un futur (cette indépendance qui se construit et dont on a du mal à tirer un bilan au bout de 50 ans) mais de mettre chacun devant ses responsabilités dans un monde qui se durcit (et en pleine conscience de ce triste bilan). Ce passage d’un peuple au monde motive à la fois une individualisation des problématiques et une nouvelle esthétique, en prise avec le réel des sociétés africaines d’aujourd’hui. Cet empirisme traverse le film de toute part : il combine le poids économique d’une mondialisation rampante aux contrôles militaro-policiers et au racket des plus pauvres. Mais il est aussi dans le cas du Tchad et des pays en guerre la peur panique d’une population fragilisée par la gravité de la menace qui pèse sur sa propre survie. Comment l’homme peut-il se comporter dans un tel monde pour conserver son intégrité ?
Les gens s’en remettent souvent à Dieu, mais là n’est pas la solution : « Notre malheur, c’est que nous avons confié notre destin entre les mains de Dieu », lance David avec amertume. C’est bien dans l’ici et maintenant de la conscience de l’état des choses qu’il faut chercher. A cet égard, Haroun n’est pas plus ou moins réaliste que Sembène : il reflète lui aussi le poids du réel comme un incontournable contexte. Mais alors que Sembène proposait au spectateur une guidance éthique face à des pouvoirs pourris, au patriarcat et à des traditions obsolètes, Haroun se garde bien de lui imposer quoi que ce soit. Ses personnages sont contradictoires et profondément humains. Ils ne sont jamais des modèles ni des héros en qui s’identifier. Ils sont le jeu des forces en présence et tentent de se débrouiller sans gloire dans un monde de violence, mais face à des enjeux sur lesquels ils peuvent au moins tenter d’avoir prise s’ils en ont le courage. Et tout leur problème est là : en trouver le courage, ce qui est exactement la difficulté d’Adam.
L’esthétique d’Haroun est dès lors plus ouverte à tous points de vue. Le récit ne se referme pas sur une conclusion mais laisse la vie continuer car elle reste à réinventer : Djénéba porte un enfant, une génération à venir qu’Adam et sa femme Mariam ont déjà su accueillir, et qu’Adam saura désormais aimer. Djénéba restaure le temps qui s’était figé. Cette ouverture esthétique est aussi dans la confiance en la puissance de l’image, toujours signifiante alors que le film est avare de dialogues. Un magnifique travelling dans un couloir suit de dos Adam et son ami, le cuisinier David, qui s’inquiètent de la guerre. Plus Adam est coincé, plus il n’est filmé qu’en intérieurs, dans des ruelles ou devant des murs, mais durant son échappée finale, les plans s’élargissent. La bande son est tout en épure, souvent silencieuse pour mieux laisser percevoir les bruits de la guerre qui menace, dans le lointain : sirènes, tirs d’artillerie. La radio rythme le quotidien de la tension. Evoquer plutôt que dire passe par la poésie : la lumière, le cadre, l’unité chromatique, la composition des plans, un rythme posé amplifient conjointement le propos. Les perspectives valorisent le ressenti, comme ces lignes de fuite des tentures de roseaux lorsqu’Adam regarde Djénéba chanter, un chant d’une infinie tristesse qu’il serait superflu de traduire. Le point de vue parle à la place du personnage, comme lorsqu’Adam voit à travers des rideaux les militaires se saisir de son fils dans le cadre de la fenêtre de droite et sa femme éplorée dans celle de gauche.
Et l’humour vient sans cesse ouvrir ce cadre pour nous rappeler que le théâtre de la vie est ainsi, comme dans ce savoureux plan fixe du repas de famille où le père et le fils ne se parlent que lorsque la mère doit quitter la scène. Haroun bénéficie aussi du brio du merveilleux Marius Yelolo, qu’il avait déjà largement utilisé dans son téléfilm Sexe, gombo et beurre salé, pour donner à travers le cuisinier David un écho tragi-comique au personnage d’Adam que Youssouf Djaoro campe avec une impressionnante intériorité, à la mesure de sa prestation dans Daratt où il incarnait un ancien tortionnaire devenant figure paternelle.
Le cinéma d’Haroun peut sembler virer au pessimisme de par sa conscience toujours plus accrue des dérives du monde. Un homme qui crie et Expectations se terminent plus dramatiquement que Bye bye Africa et Abouna. Mais il n’est jamais accablant. On pleure à plusieurs reprises dans Un homme qui crie mais toujours en discrétion, dans un film qui ose le montrer, comme dans cet impressionnant zoom avant qui révèle les yeux mouillés d’Adam. On pleure seul, sur un écran qui se voile, car ces pleurs sont des cris dans un espace où l’on n’entend pas crier. Le cri de l’homme africain se perd dans le désert de l’indifférence, ou pire encore, dans le mépris du stéréotype. Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse : ce film est à l’image de cette phrase terrible de Césaire, une pierre jetée dans le marasme du paternalisme, de la compassion et des malentendus pour restaurer la conscience d’un homme africain qui se bat pour ne pas perdre pied face à la violence qui lui est faite. Cet homme des origines ne se pose pas en victime mais dans toute son épaisseur humaine, en dignité, à l’image de tous les hommes. Haroun développe ici une telle maturité et une telle maîtrise, dans une telle simplicité, que la contemporanéité de son propos s’impose sans qu’il ait besoin de la défendre. Un homme qui crie est un grand film, qui contribue avec force à inscrire l’homme africain dans une humanité qui lui a été et lui est si souvent encore refusée.

///Article N° : 9479

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Mahamat-Saleh Haroun en tournage





Laisser un commentaire