Autour du Nihilisme de la négritude de Célestin Monga

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La négritude, ce courant critique auquel s’abreuva générations d’intellectuels Africains et de la diaspora noire, serait-elle tombée en désuétude aujourd’hui ? Le récent ouvrage de Célestin Monga, Nihilisme et Négritude (1) prouve qu’il faudrait plutôt répondre par la négative. Jusqu’à ce jour, la négritude continue d’inspirer non seulement les intellectuels noirs, elle est surtout devenue une philosophie de vie populaire qui se reflète jusque dans la gestion politique et dans les identités culturelles du monde noir. Après la Philosophie Bantoue de Placide Tempels, Nihilisme et Négritude est une œuvre qui devrait être lue dans les collèges et les lycées pour servir de jalon et renouveler la pensée critique dans les systèmes éducatifs en Afrique. Sans transiger, Monga s’engage dans une réflexion sur les conditions actuelles du Muntu.  » Sapere aude  » ! fut la devise de la philosophie des Lumières. Ce courage d’oser penser chez Monga n’est pas simplement une réactualisation des multiples facettes de la crise du Muntu, (2) il pose surtout une nouvelle problématisation des rapports sociaux et politiques, une analyse des institutions et une critique de l’usage du pouvoir dans l’Afrique postcoloniale. Nihilisme et Négritude n’épargne personne. Ni intellectuels, ni politiques, ni artistes, ni hommes de la rue : tous sont soumis au vertige existentiel où négritude – qui fut une fois la revendication de la dignité de l’homme noir – rime à présent avec nihilisme.
Monga provoque ! La question fondamentale consiste à se demander,  » comment contribuer à résorber les déficits de vision, d’amour-propre, de confiance en soi et de leadership qui engourdissent les esprits et diluent les rêves du bonheur  » en Afrique (Monga 2009, 26). Son retour sur la négritude ne se contente pas d’exhumer un concept révolu. Au contraire, il évalue ses métamorphoses ; il démasque ses mimétismes ; il réexamine le sempiternel projet de libération du continent noir de ses négativités, contraintes et contradictions sociales, économiques et politiques. Si la négritude fut la manière, le langage spécifique pour l’Afrique de sortir de la minorité, et si elle fut l’opiniâtre affirmation d’une identité contre le néant de la différence qui lui fut imposée (Mbembe 2001,7) et contre les abus du système colonial, que peut-elle faire aujourd’hui face aux multiples dégénérescences sociologiques qui caractérisent le monde noir aujourd’hui ?
Autres temps, autres mœurs ! La négritude peut être saluée comme une problématique relative à la colonisation et décolonisation de l’Afrique. Puisqu’elle fut le produit d’un moment historique propre à l’Europe (Mudimbe 1973, 101), elle pouvait par conséquent être saluée avec respect comme le fit René Depestre dans Bonjour et Adieu à la Négritude (1980). Ses oscillations passées entre déterminations raciales et ambitions politiques d’avant les indépendances manquent actuellement de prise sur les réalités quotidiennes du continent noir. Monga contraste la condition actuelle (paupérisation des masses, la quantité de violence et les ruses de la jouissance dans l’inaccomplissement) avec les prévarications de l’élite politique et les intellectuels clochardisés dans les corridors du pouvoir en Afrique. À l’opposé de vieilles solidarités liées à la couleur de la peau et exploitées à des fins politiciennes, il prône une nouvelle négritude décrite comme variations africaines du nihilisme c’est-à-dire justement ces diverses fuites en avant et autres ruses de survie au cœur d’une réalité atrocement deshumanisante (Monga 2009, 26). Avant d’aller plus loin, il convient de nous arrêter un instant sur la négritude, ce projet inachevé de libération du Muntu.
Qu’est-ce que la négritude ?
La négritude fut essentiellement un acte émancipateur, le courage d’être soi, la sortie de la minorité au sens Kantien des Lumières. D’abord mouvement de libération. La négritude fut une opposition contre la spoliation ontologique du Muntu. Elle s’opposait essentiellement à l’annihilation et à la domination de l’homme noir. Elle fut ensuite une stratégie politique. Après les années 1960s et la décolonisation du continent, l’indépendance avait cédé la place à un malaise sociologique. Ce malaise n’était pas simplement lié à l’assomption des responsabilités politiques qui firent vaciller tragiquement le continent Africain dans la désillusion de la libération. L’on peut se souvenir ici du désenchantement de Fanon face à la nouvelle élite politique Africaine, et sa critique de la négritude qui était incapable de mobiliser le leadership noir derrière une cause anticoloniale commune. Par exemple, ni Léopold Sédar Senghor, ni Jacques Rabemanjara n’ont pu coaliser leurs votes aux Nations Unies contre la France sur la question Algérienne. Il y a aussi cet autre malaise, identitaire, existentiel, lié à l’hybridité individuelle et collective dans laquelle se trouve abandonné le monde noir, comme à mi-chemin entre l’offre d’émancipation et son déni le plus total. La négritude ne fut pas uniquement la réaction à l’économie coloniale de la domination, de l’exploitation et de la violence ; le projet consistait dans la réorganisation des systèmes, le réarrangement des espaces et le reformatage des esprits. (3) Elle fut aussi un moment performatif dans l’articulation et dans l’histoire de l’identité africaine
Ainsi, les déficits d’amour-propre et de vision dont parle Monga à la fois la conséquence logique de cette hybridité mal assumée et de cette articulation historique de l’identité problématique africaine. La pertinence d’une pareille reprise – celle de repenser la négritude aujourd’hui – est exigence d’une nouvelle problématisation, au sens où Michel Foucault parle d’une analyse méticuleuse des pratiques actuelles et des systèmes de pensées qui en constituent en même temps le socle de légitimation et les conditions de possibilité. Même lorsque Eboussi voit dans les variantes actuelles de la négritude un hommage à ce qu’a été la négritude du passé, il reconnaît qu’elles peuvent être aussi une illusion, une sorte de retard ou d’excentricité provinciale. Elles peuvent également être dues à l’absence de sens historique, à la connaissance des enjeux du présent dans leur tranchant unique, sans précédent.
Il ne suffirait donc pas de dénoncer un projet étranglé mais plutôt de définir les fins auxquelles il aura servi. Pour Aimé Césaire, par exemple, la négritude consistait moins en une idéologie qu’en une méthodologie. N’affirmait-il pas en 1969, dans une interview qu’il accordait à François Beloux, que la négritude fut une véritable révolution copernicienne ? Puisqu’à l’intérieur du système et de l’ordre colonial, l’on ne pouvait pas être noir impunément, le combat pour l’autodétermination politique, l’estime de soi et l’affirmation du respect et de la dignité humaine était déjà en soi un accomplissement. Le fait essentiel de la négritude était déjà dans ce combat pour reconnaître que cela compte d’être noir !  (4)
Dirait-on la même chose aujourd’hui même lorsque, de facto, la condition noire s’accompagne encore des préjugés ? Si la négritude ne fut pas une option pour ses fondateurs mais un impératif, peut-il être moralement soutenable de prolonger une forme de solidarité basée sur la race, sans être raciste, tout simplement parce qu’il est un fait brutal de constater la souffrance actuelle et les multiples crises du Muntu ? Le plus important, dirait Césaire, c’est de bien définir le problème auquel l’on est confronté pour ne pas être dupe de bonne foi. Lorsqu’il parle de l’Homme-cafre, de l’homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas, du Français de la Martinique, de l’homme de Calabars ou de Djenné la cité rouge, il se focalise sur un fait, brut, qui n’est pas un accident ou un hasard que la race noire partage les mêmes conditions sociales déplorables à cause d’un système politique qui les produit. Moins la géographie qui n’a pas préséance sur l’histoire, il s’agit de s’attaquer à un système. Remarquez par exemple le mensonge de l’idéal universaliste des droits humains proclamés en 1948 qui ne change rien à la condition de l’apartheid en Afrique du Sud, de la ségrégation aux États Unis d’alors, ou des colonisés d’Afrique. À moins que cette universalité excluait encore ceux qui n’étaient jusque-là que des sous-hommes, c’est-à-dire, les noirs. L’insurrection de la conscience universelle qui conduisit a cette déclaration universelle des droits de l’homme s’adressait d’abord, peut-être uniquement alors, comme le remarque Césaire dans son discours sur le colonialisme, aux humiliations que le régime Nazi (l’homme blanc) fit subir à l’homme blanc.
La négritude, une philosophie nihiliste ?
L’impératif de la négritude consistait donc à repenser l’Afrique de l’intérieur du système colonial et à se demander comment rendre opérationnelle cette pensée en sortant de ce système. La variante actuelle de la négritude, affirme Monga, consiste à s’inventer d’autres modes d’être à l’intérieur d’un système, sans nécessairement en sortir. C’est une différence d’approche méthodologique non négligeable. L’un des mérites de Nihilisme et Négritude, c’est qu’il défriche à nouveau frais la possibilité d’un renouvellement du débat sur les conditions actuelles du Muntu. Oser aborder la question, comme le fait Monga, est un acte de courage et d’espérance, surtout lorsque l’intellectuel Africain est clochardisé ou erre  » dans les couloirs du parti au pouvoir comme des chiens faméliques, en attendant qu’on leur lance un os à ronger,  » très peu d’intellectuels aujourd’hui prennent toute la mesure d’une telle exigence (Monga 2009, 162). Nihilisme et Négritude commence par une observation des faits : l’effervescence de la vie et de la colère à l’aéroport de Douala, l’achat des quelques fruits tropicaux au marché de Ouagadougou, les bouchons dans les trafics routiers de Yaoundé, les funérailles au village… et s’achève sur la douleur vive de l’esprit qui s’est coagulée dans le corps et dans la grammaire sociale du funèbre. Comme si, entre ces intervalles, il suffit d’apprivoiser les paradoxes, dont la mort n’est un autre symbole tel qu’elle se profile avec certitude dans la banalité du quotidien et la seule manière d’y échapper revient à l’ignorer tout simplement (Monga 2000, 261).
Option pour l’oubli ! L’ignorance volontaire. C’est ce que Monga identifie avec le nihilisme en tant que réponse aux multiples défis qui menacent l’existence. Il s’agit d’un refus de confrontation, un détour pour dribbler les nombreux défis qui guettent. En même temps qu’elle cherche par sa méthodologie à  » déchiffrer l’absurde  » dans l’ensemble des actions posées par les noirs, à définir le contexte d’usure et les contradictions dans lesquelles survivre coûte que coûte est le seul impératif, la négritude actuelle devient une sorte de subterfuge de la conscience, d’excuse sociale, de mollesse de la volonté qui choisit de réconcilier la vie avec un système qui la nie. Pour échapper à l’angoisse devant l’absurde, la mort sociale, l’arbitraire politique, les contradictions économiques et même, tout simplement, la brutalité et la violence physiques, la négritude nouvelle est une philosophie de vie qui veut faire face à la mortelle fatigue de vivre. Ainsi, il y a une contradiction au cœur de cette philosophie nihiliste, qui choisit la vie en même temps qu’elle nie toute profondeur à la réalité. Elle jette l’Africain dans le mariage, la religion ou le rôle politique simplement comme le dilettante de Maurice Blondel. La vie devient alors une adjonction, un ensemble de petits moments de faste dérobés à l’existence, la distillation de la conscience entre multiples allégeances sans faire la part des choses entre le vrai et le faux, le passager et l’éternel, le bien et le mal, le beau et le laid, etc.
Monga dénonce aussi les activités qui passeraient ailleurs pour normales comme le fait de se marier, de manger, de danser, de prier, mais qui ont pris en Afrique toute une autre dimension. Tandis que l’amour et le mariage sont vidés de leur dimension métaphysique, et que la musique et la danse contribuent à créer un ailleurs, un hors-monde, un espace d’évasion en dehors où se gère et se jugule tout conflit moral, ils balisent le chemin du néant et du vide moral. Par ailleurs, pour ne point mourir de faim ou d’insignifiance, l’on va jusqu’à vendre son corps (prostitution, esclavage) ou certains de ses organes tel le rein par exemple. Car à quoi serviraient deux reins si l’on doit mourir de faim ? Au cœur de cette géopolitique, l’acte de manger n’est jamais un fait banal. La politique du ventre dont parle Jean-François Bayart offre ici, dans la négritude nihiliste, des ramifications avec le besoin de reconnaissance, du prestige, en même temps qu’il consiste paradoxalement en un combat pour la survie et la dignité (Monga 2009, 103). Si le pouvoir d’achat donne d’échapper à l’insignifiance de la misère, au néant et à l’anonymat social, peut-il toutefois concentrer le monopole de la rectitude existentielle ou s’ériger en philosophie de vie ?
D’abord, Monga souscrit aux critiques qui pensent que la négritude est un courant raciste fondé sur la couleur de la peau. (Monga 2009, 38). Mais en admettant cette hypothèse biologiste, est-il possible d’escamoter le fait qu’on ne peut être noir impunément, qu’ontologiquement on vient au monde déjà marqué par le fait d’être  » Noir « , que cela s’inscrit à l’intérieur d’une trajectoire historique, et qu’il y a cette part du  » malheur généalogique  » dont parle Mbembe à la suite de Michel de Certeau ? (5) Pour l’engagement de ses fondateurs, la négritude pouvait-elle se réduire à une nostalgique culturelle qui ne rimerait qu’avec la complaisance d’une solidarité basée sur la race ? En essayant d’invalider ce qu’il appelle le  » fétichisme biologique et racial « , Monga avance un double argumentaire (2009, 34-35). D’abord, il affirme ne pas se sentir  » tributaire de toutes ces querelles identitaires et byzantines organisées autour de la race noire.  » Ensuite, comme si la géographie avait perdu ses prérogatives face à la politique (6), il soutient que les Africains d’aujourd’hui sont souvent devenus des citoyens du monde grâce au développement de la communication et au progrès technologique de la mondialisation.
Négritude hier et aujourd’hui
La négritude fut une prise de position politique qui n’allait pas sans risques. Elle ne retrouverait toute sa signification aujourd’hui que si, face aux multiples paradoxes de la condition noire, elle réussissait à rallumer cette passion douloureuse qui habitait le cœur, les yeux, le corps de ses fondateurs ; si elle s’inscrivait dans un autre projet politique de libération intégrale et intégrante de l’homme noir. Ignorer le militantisme de la négritude originelle c’est méconnaître les mimétismes de sabotage dans lesquels se mire l’Africain, mais encore c’est se soustraire de la responsabilité que le mouvement a inaugurée en vue de réconcilier l’humanité avec elle-même, avec ce qu’elle a de noble et de digne par-delà les frontières politiques, idéologiques ou raciales. Autrement dit, l’on risquerait de faire une entorse grave aux efforts consentis par toute une génération de pionniers intellectuels, au moment le plus brutal de l’histoire noire, et sur les épaules desquels l’on est juché comme des nains portés par des géants.
Pendant les années 1970s, la plupart des penseurs Africains sont allés jusqu’à proposer une rupture radicale avec l’Occident, rêver pour l’Afrique une autre pratique, et se  » mettre en état d’excommunication majeure « . (7) D’autres écrivains afrocentristes n’hésitent pas à exhumer les traces d’une gloire effacée par la ruse coloniale ou par l’attrition de la mémoire. Rappelons qu’en ses origines, la négritude trouve son essence dans les conséquences psychosociologiques de la négation de l’humanité de tout un peuple, basée sur la couleur de sa peau. Ainsi par exemple, la condition humaine avec laquelle Césaire commerce ; celle qu’il accepte n’était pas simplement  » un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma « . Au contraire, ce fut la négritude  » mesurée au compas de la souffrance. Et le nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répand au dehors, plus séparé de soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même.  » (8)
À côté, des critiques se veulent plus réalistes. Ne faisant l’économie d’aucun effort, ils forgent de nouvelles néologies dites afropessimistes. La négrologie, par exemple, marine dans une sauce très corrosive négritude et nécrologie. Le continent noir, comme  » un Ubuland sans frontières, terres de massacres, de famine, mouroir de tous les espoirs « , aurait une propension au suicide collectif. (9) Une autre source de la critique actuelle vient des intellectuels Africains de la Diaspora qui ont tendance à se soustraire, à se distancer de leurs espaces géopolitiques d’origine, revendiquant une citoyenneté mondiale et se jetant comme stratégie de survie dans une culture globale et une expérience  » universalisable « . (10)
La négritude ne pourrait être dépassée comme expression historique que dans l’unité du destin humain. (11) Pareillement, en répondant à la critique de Wole Soyinka, Senghor affirmait que  » tant il est vrai que le zèbre ne peut se défaire de ses zébrures ni le tigre de sa tigritude, (…) l’on ne dépasse ses déterminations ethniques et historiques qu’en allant dans leur sens.  » (12) L’intuition fondamentale de la négritude posait le problème du fondement de l’unité politique, culturelle, historique et esthétique non seulement de l’Afrique, de l’identité noire dans son expérience coloniale et aspiration à l’indépendance, mais surtout dans l’affirmation d’un universel libéré de l’ethnocentrisme de l’Occident. Voilà pourquoi les figures de Césaire, Senghor et Damas demeurent encore le lieu où se décline la nouvelle expression de nos combats contre le déguisement des convoitises et des disputes sécuritaires des uns qui deviennent la source du dégoût de la vie et des guerres sans merci pour les autres.
Pour ne pas prendre la pensée otage d’un racisme imaginé ou réel et pour ne pas l’emprisonner dans un fatalisme obscurantiste, il serait rendre justice à la négritude que de réaliser qu’elle a effectivement aidé à résorber chez le noir les déficits d’amour-propre, de confiance en soi et de vision et de reconnaître sa contribution historique contre les adventices préjugés, idéologie et intérêts du jour. D’où que la critique vienne, du prix Nobel Wole Soyinka pour qui l’on ne revendique pas sa nature ou du poète Dekayo qui fait le choix d’appartenir  » au grand jour  » ; qu’elle concerne la retraite d’un Senghor en Normandie ou la réussite individuelle d’un Koffi Annan, Barack Obama ou Oprah Winfrey, cela ne suffit pas pour invalider le projet de la négritude face aux négations anthropologiques et contradictions politiques du système colonial, ni pour supprimer les causes et les conditions de l’expérience calamiteuse de l’homme noir.
Actualité et défis de la négritude
Les défis actuels de l’Afrique sont multiples. Dans la perspective de la négritude, ils s’articulent autour de la conceptualisation du sujet, au double sens de ce qui est soumis à l’esprit et à la pensée, ce sur quoi s’exerce la réflexion d’une part et, d’autre part, au sens de l’être pensant, titulaire des droits et des devoirs, considéré au sens Kantien comme le siège de la connaissance. Autrement dit, il s’agit de définir qui a le monopole du dire et de  » l’interprétation de la situation « . Définir, n’est-ce pas déjà donner du pouvoir, limiter, circonscrire, et contrôler toutes les issues de sortie. Le cas le plus récent et le plus flagrant se dégage des leçons de Nicolas Sarkozy ou de Hilary Clinton, ou encore d’autres figures qui veulent faire autorité sur la condition l’Afrique.
Le monde n’a pas changé. Pour Eboussi, le défi de l’Afrique, par-delà de toute querelle conceptuelle, devrait pousser le sujet Africain à évaluer sa situation pour connaître ce avec quoi et contre quoi il a à compter pour se faire une place dans un monde pluriel et globalisé. Les fiascos des réformes politiques et économiques en Afrique (élections au Kenya, en RDC, au Gabon, au Congo-Brazzaville, au Zimbabwe, etc.), le retour des coups d’État (en Guinée et au Niger) et les chaos ethniques dans lesquels les identités nationales s’enlisent et pataugent continuellement (le génocide au Rwanda et ses retombées régionales) sont des signes qui indiquent des choix mortifères, pour ne pas dire suicidaires, dans la gestion politique. Ceci témoigne que l’Afrique porte ainsi une lourde responsabilité dans la fabrication de son propre malheur.
Faut-il pour autant s’abîmer dans le pessimisme tragique que relayent, souvent allégrement, les grands médias du Nord ? Chinua Achebe prévient que, pour ne pas s’embarrasser la conscience des misères congénères de l’Afrique, l’on clame qu’il est un espace où rien ne va et où rien n’a jamais marché. C’est alors que le discours humanitaire vient justifier l’interventionnisme et l’exploitation de toute sorte. Ces attitudes viennent renforcer les stéréotypes et les préjugés coloniaux à travers lesquels l’Afrique est encore interprétée et qui déterminent la légèreté avec laquelle nous lisons le drame Africain. Réfléchissant sur les violences postélectorales dans son pays, le Kenya, Wambui Mwangi suggère avec pertinence comment l’Afrique est aussi son propre ennemi. Ken Sorowiwa se demandait aussi pourquoi l’Afrique tue son propre soleil. Dans l’antinomie de la condition Africaine, la dichotomie raciale dans laquelle le noir et le blanc s’accusent mutuellement, et les contradictions quotidiennes du politique en Afrique, Wambui Mwangi s’interpose et se conjecture. Non seulement fustige-t-il l’hypocrisie instituée en système, comme les idéologies de l’aide et du développement qui soufflent le chaud et le froid. Par exemple, pendant que le monde est resté à ovationner la victoire historique du premier Président Noir aux États Unis, Mwangi pense que si Obama était resté  » l’Africain « , il y a bien longtemps que nous l’aurions assassinée !  » Oui, on aurait assassiné Barack Obama s’il était resté avec nous, dans ce chaudron schizophrénique que nous appelons chez nous,  » comme le Kenaya a assassiné Ouko, Kariuki, Munyankei, Githongo (13); comme le Congo a assassiné Lumumba, le Cameroun Um Nyobè, le Burkina Faco Thomas Sankara, la Guinée Amilcal Cabrar, etc.
Le marasme despotiques répétitifs, les épidémies et pandémies, la famine, les conflits armés qui émaillent les nouvelles qui nous parviennent chaque jour, tout cela fait oublier la gloire passée d’une terre qui a porté de plus grandes civilisations dans l’histoire de l’humanité. Avec appréhension, nous suivons ce qui va se passer en Guinée après la prise du pouvoir de Moussa Dadi Camara. Ou encore ce beau Madagascar déchiré par une querelle intestine qui n’augure aucun un dénouement heureux tandis que le Darfour et le Sud Soudan pensent résorber les conflits aux multiples facettes dans la sécession. La République Démocratique du Congo dont l’histoire bégaie constamment, un géant qui traîne piteusement sa masse dans des décennies de dictature, de misère exécrable, d’irresponsabilité politique, de viols et de pillages, continue d’hésiter entre des institutions justes et la précarité des compromis basés sur les dividendes de la guerre. Avec appréhension, on attend voir si un autre Bongo viendra succéder à son père comme c’est devenu le résultat des mascarades démocratiques en Afrique. Et toutes ces autres dictatures qui, en réalité, sont de véritables bombes à retardement, au Cameroun, au Rwanda, en Ouganda ou au Congo-Brazza, pour ne citer que ceux-là !
Le monde n’a pas changé ! Mais puisqu’à chaque époque ses mœurs, l’intellectuel africain d’aujourd’hui doit s’exercer à une plus grande audace critique. Il doit s’exiger une plus grande vigilance et reconnaître d’entrée de jeu les ruses et les offres fallacieuses dans les promesses d’un développement importé. La négritude est-elle, comme la modernité, un projet inachevé ! Le contexte conjoncturel de son surgissement est certes différent, mais son projet de libération et sa problématique demeurent d’une actualité déconcertante. L’humanité du Muntu demeure en perpétuelle contestation, mise en péril de l’intérieur comme de l’extérieur. N’allons donc pas trop vite sevrer l’Afrique de la négritude ni les fils et filles de l’Afrique et de son projet de résistance sous le prétexte que les temps ont changé. En reconnaissant que les défis de l’Afrique, hier comme aujourd’hui, demeurent malgré ses variations, la lutte pour une vie bonne et abondante, pour une participation politique, une production économique, une solidité spirituelle et une harmonie sociale encore à construire, alors on saura que parler de renaissance africaine demande surtout la renaissance d’une élite politique avec une vision plus large comme les Nkrumah, Lumumba, Nyerere, Sankara, etc. que d’être au service du pouvoir pour le pouvoir comme on le voit dans plusieurs pays africains aujourd’hui.

1. Célestin Monga, Nihilisme et Négritude. Paris, PUF, 2009.

2. Fabien Eboussi Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité Africaine et Philosophie. Paris, Présence Africaine, 1977.

3. V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the order of Knowledge (Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press, 1988), p.3; voire aussi Achille Mbembe, « Provisional Notes on the Postcolony, » Africa: Journal of the International African Institute. Vol.62, No.1 (1992), p.12; et On the Postcolony. Berkeley: University of Califorinia Press, 2001.

4. Entretien avec François Beloux, Magazine littéraire, novembre 1969, cité par Patrice Louis, A,B,C…ésaire, Paris, Ibis Rouge Editions, 2003, p. 97. Voire aussi Célestin Monga 2009, 33.

5. Ambroise Kom, Fabien Eboussi Boulaga: La philosophie du Muntu. Paris, Karthala, 2009 ; Achille Mbembe,  » Ecrire l’Afrique a partir d’une faille « , Politique Africaine, 1993.

6. Robert Kaplan, « The Revenge of Geography, » Foreign Policy Magazine, The issue of May/June 2009, pp.96-105.

7. V.Y.Mudimbe, L’odeur du père ; Eboussi Boulaga, La crise du Muntu. ; Christianisme sans fétiche.

8. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Paris, Présence Africaine, 1971.

9. Stephen Smith, Nécrologie – Pourquoi l’Afrique meurt. Paris: Hachette, 2004.

10. Voire Toussaint Kafarhire Murhula, S.J., « Gabriel Okoundji: De part et d’autre de la parole, » Africultures, 1 Avril 2008 (version électronique).

11. Etienne Ganty, Penser la Modernité: Essais sur Heidegger, Habermas et Eric Weil. Namur, Presses Universitaires de Namur, 1997.

12. Patrice Louis, A, B, C…ésaire, p.98.

13. Wambui Mwangi, « Barack Obama and the Graveyard of Hope, » East African, the issue of June 15, 2008.///Article N° : 9409

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