Afrique du Sud 2010 : en attendant la Coupe du monde de football

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Le coup d’envoi de la prochaine Coupe du monde de football aura lieu dans moins d’une centaine de jours à Soccer City, dans la grande métropole afropolitaine de Johannesburg, non loin des lieux où autrefois les randlords exploitaient les mines d’or du Witwatersrand.
Dans ce stade ultramoderne doté d’une capacité de 90 000 places et dont l’architecture rappelle une « calebasse africaine », l’Afrique du Sud apprendra au monde entier quelque chose de sa puissance potentielle. En retour, le monde apprendra – du moins on l’espère – quelque chose de la capacité de l’Afrique – ou en tout cas de sa nation la mieux organisée – à se tenir à hauteur de l’humanité.
Cette « chose de la joie » qu’est le football
Pour parvenir à ce but, il aura fallu franchir maints obstacles, et la course est loin d’être achevée. La décision de tenir ce tournoi en Afrique n’a jamais emporté une universelle adhésion. Comme chaque fois lorsqu’il s’agit de cette région du monde, la Bête, tapie dans le fourré, a vite fait de relever la tête.
Arguant tantôt de « l’incurie africaine générique », des taux extraordinaires de criminalité, de la violence rampante et de l’insécurité, voire de la prévalence du SIDA, certains milieux de la droite et de l’extrême-droite en Angleterre, en Hollande, en Australie et en Allemagne auront fait feu de tout bois. N’hésitant pas à recourir aux préjugés les plus stupides, voire à une véritable campagne de désinformation, ils auront activement milité pour que soit retiré à ce pays le privilège d’abriter l’événement. Au passage, ils seront parvenus à instiller suffisamment de doute et de crainte dans l’esprit des plus peureux et des hésitants. L’image de l’Afrique du Sud aura été passablement ternie. La récession économique s’y ajoutant, l’on doit aujourd’hui réviser à la baisse le chiffre des visiteurs attendus pour ce rendez-vous quadriennal.
À trois mois de l’échéance, tout indique pourtant – sauf cas de force majeure – que le premier méga-événement de ce genre à se tenir en terre africaine sera un mémorable succès. Certes, l’Afrique du Sud n’est ni la Chine, ni la Corée du Sud, ni le Japon. Mais elle n’est pas non plus un « pays africain ordinaire ». Première puissance économique du Continent, elle dispose d’infrastructures modernes, de solides institutions, d’une presse libre, d’une classe moyenne fort diversifiée et bien éduquée, d’élites industrielles et intellectuelles cosmopolites – et, lorsqu’il le faut, d’une remarquable volonté politique, d’un savoir-faire technique admirable et de réserves insoupçonnées de fierté et de dignité nationale que symbolise la figure tutélaire de Nelson Mandela.
Toutes ces ressources ont été mobilisées non seulement dans le cadre de la campagne pour l’obtention du droit d’organiser la Coupe du monde, mais aussi lors de la phase de préparation qui s’achève bientôt. Déjà, chaque jour qui passe, la ferveur monte. Les sens s’épanouissent. Dépouillés d’arguments, les derniers sceptiques locaux déposent les armes et se rallient à la cause. Petit à petit, le pays tout entier rentre dans la fièvre de l’imagination et de l’anticipation. L’on entrevoit d’ores et déjà les bruits des rues en juin-juillet, les couleurs, les gestes et les drapeaux, le bourdonnement des stades, la clarté des bals et des réjouissances populaires. Cet hiver – Hémisphère Sud oblige – quelque chose en commerce avec l’immensité du monde va se produire dans ce pays. Cette « chose de la joie » qu’est le football arrive – dans toute son ubiquité. Et ici, nombreux sont ceux qui tiennent à être, de leur vivant, les témoins de ce grand moment d’allégresse.
Pornographie de la dépense
De nouveaux aéroports internationaux ont été construits. C’est le cas de King Shaka à Durban. Plusieurs autres ont fait l’objet de travaux colossaux d’extension. C’est le cas d’Oliver Tambo à Johannesburg et de l’aéroport international du Cap. Tous deux sont désormais capables de gérer des centaines de vols par jour. Dans l’ensemble, les services aéroportuaires sud-africains prévoient plus de 120 000 vols tout au long du tournoi. Officiellement, environ 450 000 visiteurs sont attendus. Ce chiffre sera sans doute révisé à la baisse.
Tous les stades (à l’exception de celui de Mbombela où le gazon devrait être planté de nouveau) sont prêts. Dans certains cas, seuls de mini-travaux d’embellissement restent à effectuer – tache extrêmement pénible et délicate.
Les travaux de finition incluent, entre autres, la construction des parkings, l’installation de milliers de caméras de surveillance destinées au contrôle des foules, l’électrification des rues et des avenues, l’extension des boulevards destinés aux transports en commun. À Johannesburg, le quartier général des médias sera réceptionné le 19 mai prochain. À lui tout seul, il couvre une surface de 4 000 mètres carrés. Près de 30 000 journalistes accourus de tous les recoins de la planète s’apprêtent à s’abattre sur le pays. Le « centre nerveux » – d’où partiront les retransmissions en direction du globe – sera opérationnel avant la mi-avril.
Pikitup, la société en charge de la voirie a déployé près de 3 000 agents chargés de la propreté. Le train rapide (Gautrain) qui relie l’aéroport Oliver Tambo à Sandton (quartier des affaires) sera opérationnel à partir du mois de mai. Près de 40 000 policiers assureront la sécurité pendant la durée des jeux. En arrière-plan, la force d’action rapide de l’armée sud-africaine s’entraîne sans relâche, prête à répondre à tout éventuel attentat terroriste. Environ 50 000 volontaires de toutes races et ethnies ont été recrutés. Certains prendront part à la cérémonie d’ouverture. Ils commenceront leur formation dans les jours qui viennent. Les Brasseries sud-africaines s’attendent à voir couler environ 30 340 000 millilitres de bière en un mois, soit plus de 100 000 hectolitres de plus que d’ordinaire. Sur environ trois millions de billets, il ne reste plus qu’un demi-million en vente. Une grande partie a été achetée par des citoyens et résidents sud-africains.
À Johannesburg, plusieurs lieux publics ont été retenus pour le Festival des Fans (Fanfest). C’est notamment le cas des parcs situés dans les vastes ceintures de pauvreté que sont Diepsloot, Ivory Park, Orlando West, Rose Park, Kremetart, Thokoza, Joubert, Diepkloof, Bezuidenhout, James, Orange et James et Ethel Gray. Dans le quartier de Kensington, Rhodes Park abritera un « village panafricain » où seront organisées de nombreuses activités culturelles. Avant la fin du mois d’avril, 200 000 nouveaux arbres auront été plantés dans une ville qui en compte déjà près de 6 millions. Des centaines de milliers de drapeaux sud-africains ont été confectionnées ainsi qu’un assortiment d’objets et de marchandises dont le Makarapa, sorte de casque pittoresque souvent assorti d’énormes lunettes en écailles et fortement prisé par les supporters des clubs locaux. Il en est de même des vuvuzela, trompettes en plastique dont le son perçant et monocorde, typique de l’abeille ou du moustique, est capable d’énerver plus d’un tympan. La danse de la Coupe du monde, le Diski – un mélange de pas puisés dans les traditions locales (le kwaito notamment) et dans la global black culture – fait déjà rage sur les ondes radiophoniques, à la télévision, voire dans la rue.
Regroupés en majorité dans la province du Gauteng, les camps d’entraînement pour les équipes qualifiées sont également prêts. Selon les derniers sondages, une large majorité de Sud-Africains (85 %) sont convaincus que le pays relèvera le défi et que la Coupe du monde sera un succès. Mais seulement 55 % d’entre eux font confiance à l’équipe nationale, les Bafana Bafana. Son classement dans la hiérarchie mondiale est pour le moins médiocre. Le sachant, les Sud-Africains ne s’attendent à aucun miracle. Mais l’absence de miracle ne les empêchera guère de participer à ce qui sera sans doute un monumental carnaval.
Que signifie ce grand bazar ?
En tant que méga-spectacle, la Coupe du monde est avant tout un événement sportif et commercial dont le gros des bénéfices est accaparé par la FIFA. Au pays organisateur reviennent sinon le trophée, du moins d’énormes profits symboliques et, subsidiairement, économiques. Si pertes il y a, ses contribuables paient l’ardoise et celle-ci peut, à l’occasion, s’avérer salée. Le coût total de l’opération sud-africaine dépassera sans doute les 4 milliards de dollars, à un moment où le gouvernement cherche à négocier avec la Banque mondiale un prêt de 3,5 milliards de dollars destinés à financer de nouvelles capacités de production d’énergie électrique.
Face aux défis de la pauvreté de masse, des inégalités et du chômage, de l’absence de logement et d’accès aux services sociaux de base, certains se demandent si pareille entreprise peut être moralement justifiée. En lieu et place de cette pornographie de la dépense, avec ses stades pop-baroques, ses infrastructures pure chair technologique, ses tissus métallisés relookés kitsch, n’aurait-il pas mieux valu investir dans l’urgent qui, ici, s’apparente si étroitement au futur – la lutte contre la criminalité rampante, la rénovation d’un système de santé en déclin, la réforme d’un système éducatif qui ne fait que produire des analphabètes, la régénération d’immenses espaces urbains dénués de toute urbanité, un toit, un emploi aussi précaire soit-il, de l’eau potable, de quoi se mettre debout et marcher dans la dignité ?
Dans ce pays menacé par la fièvre du « bas matérialisme », où l’ANC (le parti au pouvoir) succombe petit à petit aux sirènes de la kleptocratie et à une conception libidinale du pouvoir et où de nombreux citoyens ne rêvent que de consommation, la question de savoir si tout ce bazar a un sens n’a pas seulement une dimension économique et politique. Elle est aussi une question esthétique.
Le gouvernement a consacré plus de 2 milliards et demi de dollars aux infrastructures routières, aéroportuaires et autres services. Des dizaines de milliers de sans-travail ont été enrôlés dans des emplois à durée limitée dans divers chantiers. Tous ces investissements stimuleront l’économie et leurs effets se feront sentir bien au-delà de l’événement lui-même. Voilà la réponse économique. Réponse politique – la Coupe du monde servira à attiser le désir sud-africain d’avenir commun et, par rapport au reste du monde, la nation fera une expérience de dilatation symbolique.
Mais il manque la réponse esthétique, c’est-à-dire une grande Idée susceptible de donner à ce projet pharaonique quelque épaisseur culturelle ; une Idée capable de résumer, puis de révéler, à ce pays lui-même et au reste du monde, le chant neuf de ses possibles. On connaît les propriétés vibratoires du football. Mais elles ne compensent guère l’absence d’imagination. Le maillon faible de cette débauche d’énergie, c’est l’absence d’Idée, le fait que pendant un mois, il n’y aura guère d’équivalent culturel digne de ce nom à ce mammouth de la matière. Pour la cérémonie d’ouverture, il n’y aura rien de comparable au techno-sublime offert par Pékin lors des derniers jeux Olympiques – un mélange de postmodernisme et de confucianisme entièrement tourné vers le futur et destiné à marquer l’avènement à la puissance de l’Empire pluriséculaire du Milieu.
Engluée dans le commercialisme, l’Afrique du Sud peine à mobiliser les ressources culturelles et intellectuelles qui pourraient permettre de la révéler à elle-même comme une force de l’esprit dans un monde désormais porté par la logique de l’enclos.
Et cette réponse esthétique, il est peut-être trop tard, maintenant, pour la formuler.

Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, Johannesburg (Afrique du Sud). Il enseigne également à Duke University aux États-Unis. Son prochain livre, Critique de la raison nègre, sera publié à Paris en 2010.///Article N° : 9295

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