Triomphes et déboires du dessin illustré au Kenya

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La majorité des pays africains n’a commencé à produire ses propres bandes dessinées que très tardivement. Le Kenya ne fait pas exception à la règle. Une mentalité coloniale ainsi qu’un opportunisme économique ont favorisé l’importation de bandes dessinées étrangères dans cette ancienne colonie britannique. Le fort taux d’analphabétisme et la faiblesse du pouvoir d’achat expliquent en grande partie l’apparition tardive des bandes dessinées kenyanes. Même lorsque des bandes dessinées apparurent à l’échelle locale en swahili, et dépeignaient des populations d’Afrique de l’Est, elles émanaient souvent du crayon d’étrangers, notamment pour éviter les fautes grammaticales, et à cause d’images préjudiciables, illustrant l’Afrique comme « un continent regorgeant de dangers ».

De la publicité aux héros ordinaires
La première bande dessinée locale était une publicité pour du thé, parue en août 1940 dans le périodique catholique Rafiki Yetu. Les bandes dessinées à visée commerciale continuèrent à se développer dans les années 50 et 60, paraissant dans les journaux et magazines en swahili et promouvant généralement des produits dans un contexte local à l’aide de personnages africains accomplissant des actes héroïques grâce à l’utilisation de la margarine Blue Band, des piles Eveready ou des cigarettes Honeydew, par exemple. D’autres produits furent promus par le biais des bandes dessinées, tels que les banques, les montres, les crèmes antiseptiques, les médicaments contre la malaria ou contre les vers, les analgésiques, les pneus, la levure, le chocolat, le savon ou le gaz domestique.
Les dessins humoristiques locaux apparurent avec Mrefu dessiné par W S. Agutu dont le personnage principal est un jeune homme grand et maladroit provoquant dégâts et exaspération de par sa maladresse et son ignorance des habitudes occidentales. Dans les années 50, nous pouvons aussi mentionner Rita, une héroïne qui cherche l’aventure dans des parties inconnues de l’Afrique ou en combattant le crime ; mais aussi une série sur le sport intitulée Almacha Mwendaspoti et Juha Kalulu (Le Lièvre Stupide). Tous étaient publiés dans le quotidien Tazama.
Juha Kalulu vit le jour en 1955, alors qu’Edward G. Gitau, son créateur, électricien de profession, se remettait d’une chute grave. Son dessin passa ensuite dans le journal hebdomadaire Taifa, et lorsque celui-ci devint un quotidien en 1974, Juha Kalulu suivit le rythme. Parmi tous ces personnages africains de bandes dessinées, Juha Kalulu ne fait pas figure de modèle car il dort tard, fait des bêtises et s’attire des ennuis. Bien que marié à Seera (qui tente de faire quelque chose de lui) et ayant un enfant (Ujimoto), son meilleur ami est son chien Taska. 53 ans après, Gitau continue de dessiner Juha Kalulu. Entre-temps, d’autres dessins issus de journaux kenyans apparurent dans les années 80, comme Bogi Benda, Nyam Nyam, Kaidi Family et Bongo et Cie pour le Daily Nation. Bongo et Cie fut créée par Frank Odoi, un artiste né au Ghana qui a joué un rôle important dans le développement des dessins humoristiques pour la presse et les bandes dessinées au Kenya. Certains dessins humoristiques vinrent de la Tanzanie toute proche avant de s’exporter au Kenya, comme par exemple Kingo de James Gayo et Kazibure (travail inutile) de Philip Ndunguru, ce dernier apparaissant dans Kenya Leo en 1985. Kazibure se décrivait « libre comme l’air et insouciant » ; Jigal Beez disait de lui qu’il était un « mec grand et mince qui traverse la vie pieds nus, à la fois dégourdi et grande gueule, ce qui lui vaut souvent des ennuis », mais dont il arrive à s’extirper.
Des publications stimulantes
Joe est un autre magazine qui, au tout début, contribua à l’avancée de la bande dessinée. Il est la création d’Hilary Ng’weno et de Terry Hirst, ce dernier étant un excellent caricaturiste qui contribua a un certain nombre de bandes dessinées et de dessins humoristiques politiques. Paraissant une ou deux fois par mois de 1973 à 1979, ce magazine fut reconnu comme la source d’inspiration de certains artistes contemporains comme Odoi et Paul Kelemba (Madd). Joe était un mélange d’articles et de dessins qui parodiait la vie quotidienne à travers des dessins satiriques, des bandes dessinées, des vignettes avec des bulles, des récits illustrés et des blagues. Le personnage de Joe, qui d’après Hirst était « un survivant qui riait pour ne pas pleurer », était le pivot autour duquel le magazine évoluait. Les hommes de son genre étaient bien connus dans les bandes dessinées : un dégourdi de la rue, légèrement pilier de bar, toujours accompagné de son chien. Plus que n’importe quel autre journal, et ce jusqu’à récemment, Joe satisfaisait les caricaturistes car il publiait régulièrement au moins sept dessins humoristiques et d’aventure, ainsi que d’autres d’une façon moins régulière, sans oublier une page illustrée qui commentait l’actualité politique et sociale.
À la fin de Joe, des magazines d’un intérêt particulier, tels ceux dirigés par l’église ou destinés aux enfants, fournirent un espace à l’illustration dans les années 80, comme par exemple Men Only, un magazine au thème légèrement risqué.
Les années 90 virent le Kenya devenir le bastion de la création locale de dessins satiriques, ces derniers trouvant un débouché dans des magazines humoristiques / de bandes dessinées comme African Illustated ou Penknife par exemple. Standard et le Nation Media Group, deux entreprises journalistiques, se distinguent dans leur utilisation de l’art graphique. Akokhan, le dessin en couleur d’aventure d’Odoi, Miguel Sede, le pourfendeur de crimes de Kelemba et un composite pleine page hebdomadaire de bandes dessinées, de photographies, de textes, et de bons mots intitulé It’s a Madd Madd World ! apparaissent régulièrement dans le Standard. Au moins deux autres bandes dessinées sont publiées quotidiennement dans ce journal : Bongoman et les Cannibales de Kham (James Kamawira) et Omunwa de Gammz (Eric Ngammau).
Le Nation Media Group quant à lui, est encore plus sensible aux dessins humoristiques car il maintient une équipe de sept caricaturistes / dessinateurs, le seul caricaturiste à plein-temps du pays, appelé Stano (Stanislaus Olonde) inclus. Ce dernier gagne son salaire de deux façons : d’une part, il dessine une bande dessinée pour la rédaction, illustre une rubrique de manière humoristique, crée une BD – photo, Wazo Bonzo, ainsi que d’autres dessins disséminés dans le quotidien Taifa Leo du Nation Media Group. Le dimanche, il capture les événements de la semaine dans son crayon pour une série appelée Heka Heka Za Wiki. D’autre part, il crée un autre composite d’une demi-page intitulé What a Week ! pour le gratuit The Weekly Advertiser. D’autres dessins réalisés par d’autres caricaturistes paraissent plus spécialement le dimanche dans Taifa Leo, comme par exemple Juha Kalulu. Le groupe anglophone Daily Nation présente des dessins de la rédaction très critiques, élaborés par le Tanzanien Gado (Godfrey Mwampembwa), mais réserve des dessins au Sunday Nation dont Linda, un dessin humoristique fait par Igah, Head on Corrishon, une page entière réalisée par KJ (John Kiarie), de nombreuses illustrations le plus souvent dessinées par John Nyagah et une page remplie de bandes dessinées américaines (Popeye, Flash Gordon et Le Fantôme). L’engagement du Nation Media Group à l’égard de l’art de la bande dessinée est affirmé par son gérant, Joseph Odindo, qui déclare « l’entreprise fera tout son possible pour garder le meilleur des bandes dessinées » car elles font augmenter les ventes.
Les autres journaux leur accordent également un espace mais dans une moindre importance. The People Daily possède un dessin humoristique pour la rédaction ainsi qu’une série intitulée Matatizo, tous deux réalisés par Mwalimu N. (David Karongo), qui ajoute un autre dessin appelé le Sermon du dimanche pour The People on Sunday. F. Mateso ou Fin (Finlay Omaiyo), eux, fournissent au Kenya Times un éditorial en image régulier. Les deux hommes collaborent sur un composite de toute une page intitulé Reflector, et destiné au Sunday Times. Scanner de Nanjero, qui figure lui aussi dans ce journal, est un autre composite ; il présente des portraits à connotation sexuelle de jeunes femmes. Le Weekly Citizen possède lui aussi un dessin humoristique fait par la rédaction, ainsi qu’une page de dessins humoristiques qu’il publie de temps en temps.
Par ailleurs, des dessins satiriques se trouvent également dans des hebdomadaires comme l’Independent ou The Leader, ainsi que dans de petits tabloïds clandestins de deux à huit pages (aussi appelés « presse à sensation ») vendus à la sauvette dans les rues de Nairobi. Ronéotypés, photocopiés, reproduits par stencil, ces journaux publiés de façon irrégulière ont pour source des rumeurs et comportent des articles et des dessins anonymes basés sur les prouesses sexuelles et les activités corrompues des politiciens.
Les magazines et bandes dessinées locales n’ont pas eu autant de succès que les dessins humoristiques paraissant dans les journaux, même si deux organisations relativement récentes, Communicating Artists Ltd (CAL) et Sasa Sema ont tenté d’inverser cette tendance. CAL est un forum pour les dessinateurs, illustrateurs et artistes de bandes dessinées créé en 1996 par Madd, Odoi, Gado et Kham. Sasa Sema fut mis en œuvre presque exclusivement par Lila Luce, une touriste américaine qui ressentait le besoin de fournir aux Kenyans (et plus globalement, à tous les Africains) des bandes dessinées faites dans le pays et parlant de celui-ci.
En une courte période, CAL s’est engagée dans un grand nombre d’activités : le sponsoring d’expositions de bandes dessinées et de conférences, la mise en place de projets d’animation, l’encouragement de jeunes caricaturistes à l’aide de rémunérations honnêtes, la publication de magazines de dessins humoristiques et de bandes dessinées. La publication de l’African Illustrated, un magazine humoristique mensuel en octobre 1997 fut l’un des premiers projets du groupe. Edité par Kelemba avec l’aide d’Odoi, l’African Illustrated ne tint pas la promesse qu’il avait faite de « perdurer » : sa parution cessa après trois numéros, faute de publicitaires, car ces derniers furent effrayés de son contenu hautement satirique.
Éveiller la conscience sociale
CAL essaya une nouvelle fois de publier un journal humoristique, cette fois-ci intitulé Penknife, mais sans plus de succès : il y eut toutefois 16 numéros (du 13 décembre 2002 au 4 juillet 2003), mais le journal n’arriva jamais à atteindre son objectif de devenir un journal hebdomadaire. Malgré de grandes avancées depuis les années 1990, la caricature kenyane souffre de maux que le monde entier connaît : le manque de débouchés suffisants pour des dessinateurs toujours plus nombreux, des échelles de paiement irrégulières et parfois inégales, des sujets tabous tels que la religion, l’autocensure de la part des journaux et magazines protégeant des droits acquis, des caricaturistes qui tentent de gagner leur vie tout en évitant les rejets multiples de leur travail par les éditeurs, le manque de respect de la part des lecteurs, des éditeurs ignorants ou qui n’apprécient pas les aspects visuels, des possibilités de formation insuffisantes, la tendance des dessinateurs à imiter les maîtres Gado ou Madd sans développer leur propre style, la persistance des effets des ventes étrangères, la crise d’identité des caricaturistes, le tribalisme inhérent à la société, affectant ce que l’on considère comme la culture et l’embauche, et l’incapacité à faire perdurer les magazines de dessins caricaturaux humoristiques.
Il y a toutefois un côté positif, dont le Kenya peut être très fier : le pays possède une équipe d’artistes talentueux qui ont mis leur énergie au service d’innovations à la mode, telles que les bandes dessinées composites et celles visant à développer le pays, à présent bien connues dans l’Afrique de l’Est, et qui, dans le cas de Gado, ont établi une infrastructure forte qui inclut CAL, Sasa Sema (une maison d’édition) et KATUNI (l’Association des Caricaturistes de l’Afrique de l’Est). Malgré les plaintes des dessinateurs contre le manque de lieux de publication, la situation au Kenya est plutôt bonne ; peu de journaux dans le monde ont à leur disposition cinq à sept caricaturistes / illustrateurs (freelance ou autre) à temps plein ou publient autant de dessins locaux, à la fois dans leur lieu de création ou dans leurs thèmes que The Nation ou Standard

1. Pour reprendre l’expression du savant allemand Jigal Beez.Les informations nécessaires à l’élaboration de cet article proviennent d’articles écrits par Jigal Beez ainsi que d’interviews de Nicoletta Fagiolo, Patrick Gathara, Edward G. Gitau, Paul Kelemba, Lila Luce, Samuel Mulokwa, Godfrey Mwampembwa, John Nyagah, Joseph Odindo, Franck Odoi, Stanislaus Olonde, Finlay Omaiyo et Rafael Opany que John A. Lent et Xu Ying ont menés à Nairobi en août 2005.///Article N° : 9085

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