Naissance d’une revue : The Journal of African Cinemas

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« Nous sommes heureux de vous faire part de la naissance du Journal of African Cinemas« . Ainsi pourrait-on commencer cette présentation d’une revue dont la parution semblait aussi inattendue que nécessaire. (1) Né officiellement en novembre 2009, le Journal of African Cinemas était en gestation depuis 2007. (2) C’est un projet qui a été initié par Keyan G. Tomaselli, à la faveur du vaste réseau qu’il a pu établir au fil du temps et de la liaison qu’il assure quotidiennement entre le Nord et le Sud, invitant assez rapidement Martin Mhando, cinéaste et enseignant à la Murdoch University en Australie, à le rejoindre. Le Journal of African Cinemas est publié par Intellect, une maison d’édition britannique qui sort déjà un grand nombre de revues universitaires. (3) Au début du projet, Intellect a contacté Keyan G. Tomaselli afin de couvrir un domaine apparemment oublié par les autres éditeurs spécialisés. Tomaselli et Mhando sont actuellement les rédacteurs en chef de la revue ; ils sont épaulés par un comité de rédaction international ; trois numéros devraient paraître chaque année.
L’enjeu du Journal of African Cinemas pourrait être résumé par la double contrainte suivante : d’une part, il ne fait aucun doute, pour la plupart des personnes qui s’intéressent aux cinémas africains, qu’il est devenu urgent de développer une ‘approche académique’ digne de ce nom ; d’autre part, cette structuration des discours ou des recherches sur les cinémas africains demeure difficile en raison des multiples appropriations idéologiques, voire les instrumentalisations, dont ces cinémas ont été et sont l’objet. (Compte tenu de la situation sociale et politique des pays africains au sein d’un monde soumis à des périls de plus en plus importants, on peut penser que cette difficulté perdurera.) Présenté comme un lieu ouvert à la diversité des points de vue, l’objectif du Journal of African Cinemas ne serait pas d’imprimer une orientation idéologique à l’ensemble des contributions ou de neutraliser l’orientation idéologique particulière de chacun des auteurs, mais de proposer un cadre éditorial pouvant aider au développement des travaux dans un domaine de recherche riche, complexe et, parfois, soumis à la controverse.
Ce n’est pas la première fois qu’un journal dédié aux cinémas africains est créé, mais le Journal of African Cinemas est actuellement la seule revue sur le sujet qui adopte les règles universitaires traditionnelles, à savoir la mise en place d’un système de peer-reviewing qui doit permettre une évaluation anonyme et une sélection critique des contributions. (4) Bien évidemment, il existe des revues qui se sont spécialisées dans les cinémas africains ou non-occidentaux, mais ce sont le plus souvent des revues ‘à usage professionnel’ liés à des institutions ou à des associations engagées dans un soutien aux films africains. (5) Par ailleurs, il n’est pas toujours évident pour ce type de publication de demeurer indépendant et de faire perdurer ses ambitions initiales. On se souvient de l’exemple remarquable d’Ecrans d’Afrique / African Screen,un magazine lié au FESPACO (intégralement lisible sur www.africine.org) et qui avait cherché, à partir de 1992, à être le relais de textes plus élaborés sur les films africains, mais qui a dû s’incliner devant les difficultés de diffusion : il a cessé de paraître au bout de six ans et 24 numéros.
Africultures, certains journaux spécialisés sur l’Afrique ou sur le cinéma et, aujourd’hui, une multitude de sites Internet sont venus pallier ce manque, même si, généralement, leur rôle est d’abord d’informer et non de procéder à une analyse, au sens académique du terme, afin de mieux connaître les cinémas africains. (6) A côté des livres toujours plus nombreux qui sont publiés sur le sujet, (7) le cinéphile ou le chercheur qui voudrait s’acheminer vers cette connaissance n’a souvent pas d’autres choix que de regarder ce qui se passe du côté des revues universitaires. Par ailleurs, ce n’est pas dans les revues d’études cinématographiques ‘traditionnelles’ qu’il trouvera le plus de textes. Le Journal of African Cinema, dans son principe, viendrait donc répondre à un besoin ; ses modèles de référence demeurant ceux des revues anglo-saxonnes, lesquels sont inséparables de cadres économiques, linguistiques, et culturels bien spécifiques, ainsi que de systèmes de classement au niveau mondial.
Dans son introduction, Keyan G. Tomaselli traite précisément de cette question des revues universitaires, de leur explosion, et d’une certaine exclusion de l’Afrique ; il fait référence à la nécessité de parler des cinémas africains (au pluriel, donc), présentant la stratégie des éditeurs scientifiques de la revue par rapport à celle d’Intellect, et mentionnant les difficultés rencontrées lors de la réalisation des premiers numéros. (8) Dans le premier article, Blandine Stefanson, qui a par ailleurs coordonné les deux premiers numéros du Journal of African Cinemas, propose une présentation générale des articles de ce premier numéro et de celui à venir. (9) Le second article, écrit par Martin Mhando, concerne plus directement les films d’Afrique anglophone (principalement d’Afrique australe) et les questions de distribution ou de réception. (10) Le troisième article est dû à Gbemisola Adeoti, un chercheur nigérian, et aborde le film vidéo nigérian sous l’angle de ses enjeux politiques. (11) Le quatrième article, écrit par Jean Olivier Tchouaffé, veut se concentrer sur certains films camerounais de Bassek Ba Kobbhio, Jean-Pierre Bekolo, et Jean-Marie Teno avec quelques références aux cinéastes de la génération précédente. (12) Obed Nkunzimana, l’auteur du cinquième article, propose une analyse de films de la région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, et la République démocratique du Congo) et des films peu traités dans la littérature sur le sujet. (13) Dans le sixième et dernier article, Sheila Petty s’intéresse à deux films sénégalais récents – Karmen Geï de Moussa Sene Absa (2002) et Madame Brouette de Joseph Gaye Ramaka (2001) – dans lesquels la musique occupe une place centrale. (14) Le volume est complété finalement par des comptes-rendus du Zanzibar International Film Festival de 2007 par Paulo Portugal, sur du Southern African Communications for Development Forum de 2007 par Keyan Tomaselli, du 2008 Bafundi Film and TV Festival par Keyan Tomaselli, et concernant la communication faite par Keyan Tomaselli et Jonathan Dockney pour la session du 12 novembre 2008 de la Gauteng Film Commission.
Bien entendu, l’objectif de ce premier numéro n’est ni de révolutionner le champ des études sur les cinémas africains ni de représenter l’ensemble des recherches actuelles sur le sujet – les participants citant largement les travaux de leurs prédécesseurs ou de leurs collègues. Il convient, tout d’abord, d’apprécier le large éventail de films et pratiques cinématographiques qui en ressort, avec des références aux contextes historiques, culturels, et sociaux des pays et régions concernés – essentiellement autour du Sénégal, du Nigeria, du Cameroun, du Burundi, du Rwanda, de la République démocratique du Congo, de la Tanzanie, de la Zambie, du Zimbabwe, et de l’Afrique du Sud -, ainsi qu’aux principaux pays occidentaux liés à ces cinémas et à leurs contextes. Pour pouvoir entrer aussi complètement que possible dans ce premier numéro du Journal of African Cinemas, le lecteur disposant déjà d’une connaissance soit des cinémas africains soit de la recherche universitaire sur l’Afrique et vacciné, par ailleurs, contre le virus du politiquement correct ne devra évidemment pas s’effaroucher de certaines des propositions qui affleurent ici ou là. Ce risque pourrait apparaître à travers une conception quelque peu démodée du ‘réalisme cinématographique’ ou dans le cadre d’une critique, devenue idiosyncratique, de ‘l’aliénation de l’Afrique et de son image’ – avec le thème du ‘néocolonialisme’ comme principal leitmotiv.
S’il fallait néanmoins s’attarder sur un seul article du volume, on pourrait mentionner celui de Gbemisola Adeoti : il s’agit en effet d’une des contributions les plus intéressantes, en ce qu’elle fait directement le lien entre les pratiques vidéographiques (home video films) et le nécessaire développement de pratiques démocratiques dans un pays comme le Nigeria, une perspective qui a rarement été traitée par les spécialistes du domaine. D’autre part, il conviendrait de suggérer le fait que les auteurs travaillant en dehors des cadres anglo-saxons seraient bien inspirés d’apporter leur contribution au Journal of African Cinemas. Dans son principe, ce journal doit précisément veiller à refléter la diversité culturelle et linguistique du continent africain ; s’il parvient à préserver son indépendance et un ancrage africain, par définition, ouvert sur le monde, le Journal of African Cinemas pourrait ainsi devenir un lieu de débat pour des recherches développées à l’échelle globale. Finalement, il reviendra peut-être aux auteurs francophones de venir contrebalancer les effets secondaires que la French Theory a pu générer sur une partie de la littérature anglophone issue des Cultural Studies.
Jacques Bouveresse avait critiqué, dès les années 80, une tendance à la démultiplication des revues universitaires comme autant de stratégies afin de contourner le jugement de pairs peu complaisants. Cette critique revêtait alors un sens politique des plus pertinents : malgré leur positionnement ‘de gauche’, les acteurs ‘postmodernes’ de cette tendance pourraient aussi bien être taxés de conservatisme, « non pas qu’ils opteraient concrètement pour le conservatisme, mais parce qu’ils pourraient en fin de compte très bien le faire (…)« .(15) Les temps ont changé et la tendance a pu s’inverser – ou, selon Bouveresse, s’étendre : face aux divers conservatismes contemporains pouvant légitimer une forme d’occidentalocentrisme, il convient de remettre en selle une aptitude à penser « en se mettant à la place de tout autre ». (16) Et quand bien même elle serait acquise politiquement, le plus difficile reste de pouvoir développer cette aptitude dans le cadre d’une connaissance qui serait aussi pertinente que possible, une connaissance qui dépendra le plus souvent du lien étroit que les chercheurs auront su garder avec ces films et pratiques cinématographiques d’Afrique. Gageons que le Journal of African Cinemas pourra apporter sa contribution à un impératif catégorique qui reste d’actualité.

1. Journal of African Cinemas, Volume 1, Number 1, 2009, Intellect Ltd (ISSN 1754-9221). Je remercie Keyan G. Tomaselli, professeur et directeur du département de Culture Communication and Media Studies à l’University of KwaZulu-Natal, pour les informations qu’il a pu me transmettre pour cette présentation.
2. Le Journal of African Cinemas a été lancé le 29 novembre 2009 à l’University of Westminster, lors de l’African Film in the Digital Era Conference. Une présentation intitulée « African Cinemas and the African Other » a été faite par Lindiwe Dovey pour le compte de K.G.Tomaselli et M. Mhando.
3. Voir le site Internet d’Intellect : http://www.intellectbooks.co.uk/journals/view-Journal,id=158/
4. La mise en place de ce système de peer-reviewing est, selon les mots même de Keyan G. Tomasselli, « la raison d’être » du Journal of African Cinemas (communication personnelle).
5. On peut notamment citer Le Film africain et le Film du sud édité par le Festival International du Film d’Amiens.
6. Sans parler, bien entendu, des divers programmes radiophoniques ou télévisés dans lesquels il est question des cinémas africains. Comme rappel des principaux médias écrits abordant ces cinémas jusqu’au milieu des années 90, on pourra consulter utilement l’ouvrage de Nancy J. Schmidt, Sub-Saharan African Films and Filmmakers, 1987-1992 : An Annoted Bibliography, Hans Zell Publishers, 1994. Il convient, cependant, d’être conscient des limites propres à ce genre de publication, en commençant par le fait que la littérature sur les films africains ne saurait remplacer la fréquentation directe des films eux-mêmes, même si toute recherche approfondie passe aussi par une connaissance de cette littérature. Par ailleurs, il va de soi que les revues universitaires n’ont pas le monopole des ‘approches analytiques’ en direction des cinémas africains.
7. Ce n’est pas le lieu pour faire cette analyse, mais l’inflation de livres sur les cinémas africains pourrait également être interprétée comme un symptôme d’une forme de ‘sous-développement’ de la recherche sur le sujet, pour autant que cette quantité ne résulte pas du fait qu’il existerait véritablement ce qu’on pourrait appeler des ‘lieux de débat critique’ à partir desquels les cinémas africains seraient appréhendés de manière pertinente, et pour autant que, du point de vue des pratiques académiques, cette absence de ‘lieux de débat critique’ pourrait indirectement contribuer à la faible qualité d’un grand nombre des livres publiés sur le sujet. Dans le meilleur des cas, on pourrait penser que c’est cet état critique de la recherche sur les cinémas africains qui, de manière coercitive, aura conduit à la création du Journal of African Cinemas.
8. « Not another media journal? », pp. 5-7. Ces difficultés, en plus de celles inhérentes à l’évaluation d’articles, étaient notamment dues à la nécessité de traduire ou réadapter certaines contributions écrites initialement en français ; lors des discussions préparatoires à son lancement, l’idée de publier une version française du Journal of African Cinemas a souvent été évoquée mais n’a pu être validée, pour des raisons financières et logistiques principalement (communication personnelle avec K. Tomaselli).
9. « Renewal in African cinema : genres and aesthetics », pp. 9-18.
10. « Globalization and African cinema : distribution and reception in the anglophone region », pp. 19-34.
11. « Home video films and the democratic imperative in contemporary Nigeria », pp. 35-56.
12. « Reframing African cinema and democracy : the case of Cameroon », pp. 57-77.
13. « Beyond colonial stereotypes : reflections on postcolonial cinema in the African Great Lakes region », pp. 79-94.
14. « The rise of the African musical : postcolonial disjunction in Karmen Geï and Madame Brouette », pp. 95-112.
15. Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Editions de Minuit, Paris, 1984, p. 166.
16. Un héritage de la philosophie des Lumières qu’il est impossible de ne pas rappeler.
///Article N° : 9075

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