Côte d’Ivoire : les tensions sociales à l’usure de la satire douce

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C’est avec l’hebdomadaire satirique Gbich ! que la caricature ivoirienne a pris son envol, avec des crayons qui ont ouvert un front de dérision dans le paysage épique de la presse ivoirienne.

Devant les deux caricatures qu’il doit choisir pour la « une » du journal, Zohoré se penche et observe avec l’art vorace d’un mordu du détail. L’examen de passage se fait dans le calme, que seul le maître des lieux s’autorise à saccager, comme pour rappeler la devise de la maison. Rien n’échappe pourtant à son œil critique et sarcastique.
C’est toujours le même rituel qui précède la sortie de Gbich !, un hebdomadaire satirique ivoirien.
Les yeux de Zohoré s’envolent de détails en détails, font le tour d’une caricature. L’homme de 42 ans éclate subitement de rire mais c’est une fausse alerte. La dérision distillée par l’image n’est pas tout à fait à son goût. Il redresse son 1,93 m pour réclamer à des collaborateurs d’autres dessins. Nouveau regard appliqué, éclats de rire conquis, accompagnés de commentaires ravis. La troisième caricature semble avoir touché la sensibilité de ce caricaturiste talentueux et célèbre, dont le crayon s’est tracé depuis une autre destinée : bâtir un groupe de presse en donnant pleins pouvoirs aux dessins de presse et à la caricature.
Le lancement de Gbich ! en 1999 s’inscrivait dans cette droite ligne tout en répondant à un besoin vital : celui de s’éclater, de traquer l’actualité sans les œillères d’une ligne éditoriale aux ordres. Pour démarrer l’aventure, Zohoré et Illary Simplice, un autre grand nom du dessin de presse en Côte d’ivoire, font alors appel aux meilleurs crayons de la presse ivoirienne : Carlos Guedegou, Atsain Desiré, Thomas Gbalin, Mendozza, professeur d’arts plastiques au Collège moderne de Toumodi. Ensemble, ils insufflent un esprit au support qu’ils investissent d’une mission : distiller la satire douce.
Ces fabricants de sourires sont pour l’essentiel de purs produits de journaux ivoiriens, où leurs caricatures ne passaient pas inaperçues. Carlos Guedegou désarticulait l’actualité au défunt quotidien Le Courrier d’Abidjan, quand Thomas Gbalin ne lui laissait aucun répit à Soir info, tant et si bien que le journal Le Patriote a fini par le débaucher. Atsain Desiré a été, comme les deux autres, caricaturiste dans différents journaux avant de se sédentariser à Gbich !
Zohoré Lassane est sans aucun doute le crayon le plus connu en Côte d’ivoire. Les lecteurs du journal progouvernemental Fraternité Matin se souviennent de ses dessins corrosifs, qui arrivaient chaque matin comme des décharges d’énergie. Bien que célèbre, le dessinateur ruminait un malaise croissant : celui de ne pas pouvoir se déployer sur tous les sujets. Le premier grand journal satirique ivoirien doit en partie sa naissance à ce drame secret.
Dans cette guerre de tranchée par presse interposée, où les mots ont pour mission d’aggraver la fracture sociale, Gbich ! viendra « laïciser » le traitement de la crise, en proposant un autre son de cloche qui sanctifie la bonne humeur. De savoir que ceux qui sont à la base de leurs soucis quotidiens ont enfin trouvé un adversaire à poigne, capable de défaire leurs vanités à coups de traits railleurs, permet aux gens de s’oxygéner et de croire qu’enfin, un journal peut s’attaquer aux vrais problèmes, sans arrière-pensée politicienne.
« Pour un même sujet, on peut sanctionner un journal et applaudir Gbich !« , révèle M. Zohoré, le directeur de publication. Cet ancien boulimique de Tintin, Astérix, Bleck le Rock croit sincèrement que si la presse ivoirienne avait abrité plusieurs publications satiriques, la crise n’aurait jamais atteint sa déliquescence actuelle. Toujours selon lui, le succès de ce support réside dans sa faculté à rester proche des gens, par le traitement des sujets de société.
Face à la montée en puissance du tribalisme et de la xénophobie, les dessinateurs, issus pour l’essentiel de Gbich ! ont décidé de tirer la sonnette d’alarme dans deux albums : Cultivons l’amour et Mais on va où là ? ; un tournant dans la bande dessinée en Côte d’ivoire où le crayon affronte les démons de la haine et de la division.
Fini le temps des personnages naïfs du dessin de presse, détachés de la vie politique, et qui avait le don de s’embarquer dans des histoires cocasses. Dago et Zézé, deux personnages du défunt hebdomadaire Ivoire Dimanche, étaient les plus grands représentants de cette chapelle. Leurs auteurs étaient français.
D’autres noms, ceux-là ivoiriens, sont venus accompagner cette première effervescence. C’étaient Djess Sabi, Pépé et Soumaïla Adigun. Il eut une seconde étape en 1990 avec le printemps de la presse et son armée de journaux au verbe aiguisé, qui complétaient leur ton acrimonieux avec des caricatures virulentes. La caricature de presse envahit à cette période du début de multipartisme les journaux qui essaiment alors comme des sauterelles. La naissance de la caricature en Côte d’ivoire remonte donc en 1990. La troisième étape est celle de l’avènement de Gbich !, avec des auteurs qui ont décidé de dérider la société par le soin des dessins.
« Les gens comprennent mieux l’actualité avec nous », affirme Mendozza, un nom majeur du dessin de presse en Côte d’ivoire. Pour lui, les écrits des journaux ne sont pas accessibles au plus grand nombre de lecteurs, d’où le succès de Gbich ! qui leur propose des images faciles à comprendre. Tiré aujourd’hui à vingt mille exemplaires, le pionnier n’a cependant pas suscité de jeunes pousses audacieuses dans le sillage de son rayonnement. Des journaux satiriques sont nés mais ont tous disparu, emportés par l’entêtement de la copie conforme. A cette hécatombe, Mendozza a une bonne explication : « Les gens croient que la caricature c’est de l’amusement. Ils ne savent pas qu’un caricaturiste doit se cultiver ».
Depuis quelques semaines, l’hebdomadaire satirique Dagbè a de nouveau émergé dans les kiosques à journaux. Des caricaturistes sont régulièrement visibles dans certaines publications d’informations générales, où elles reçoivent l’ordre de camper la ligne éditoriale. Malgré l’essor de Gbich !, Mendozza, également secrétaire général de l’Association des dessinateurs de presse et de bande dessinée, indique que l’humour n’a pas vraiment décollé en Côte d’Ivoire. Il pense que beaucoup reste à faire. En attendant, il ne regrette pas d’avoir lâché la craie pour se consacrer à sa passion, qui lui a ouvert bien plus de portes que ne l’aurait fait son ancien métier.
Thomas Gbalin est aussi fier d’appartenir à ce journal dans lequel il règne selon lui un esprit de famille. Ses caricatures font parfois la « une » d’un journal de l’opposition, Le Patriote. Un intérêt qui ne fait plus des caricaturistes des « bouche-trous », mais les positionne plutôt comme de précieux collaborateurs. En gagnant des galons dans leurs journaux respectifs et auprès du public, les caricaturistes deviennent aussi des cibles qui dérangent. « J’ai eu peur à un moment donné pour ma sécurité », se souvient Thomas Gbalin.
Au plus fort de la transition militaire de feu le général Gueï, le caricaturiste dit avoir reçu des menaces, qui ont atteint un seuil fréquent pendant la crise militaro-politique qu’a connue le pays. « On a failli même me tendre un piège », révèle-t-il. Il s’étonne surtout que ceux qui applaudissaient hier ses caricatures au temps de l’ancien président Bédié les maudissent aujourd’hui, sous le régime actuel. Heureusement, avec le retour progressif à la paix, les menaces se sont estompées.
Cela n’enlève rien au besoin de redoubler la garde, en mettant à nu le jeu trouble des hommes politiques. C’est la raison de la naissance de Kpakpato, un mensuel satirique qui entend évoluer sous le même profil mordant que Le Canard enchaîné.
Les hommes politiques et les ennemis du développement n’ont qu’à bien se tenir, la caricature ivoirienne est plus que jamais décidée à leur tirer les oreilles jusqu’à ce que rire s’en suive.

Pour aller plus loin….
Lire les articles du site d’Africultures :
– Sébastien Langevin, Le regard décalé d’un journal de BD (n°3117)
– Il faut boucler Gbich ! (n°134)
– Didier Dépry, Gbich ! le coup des caricaturistes ivoiriens (n°1580)///Article N° : 9055

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