Le droit de se moquer

(ou comment manifester son opinion par la dérision et l'humour dans des sociétés souvent fermées et cadenassées)

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L’année 1990 devait être une année charnière pour l’avancée de la démocratie en Afrique. Le fameux discours de La Baule de François Mitterrand entraîne une nouvelle conditionnalité dans l’aide au développement, celle de l’avancée démocratique dans les pays concernés.
A l’autre bout du continent, Nelson Mandela est libéré des geôles sud-africaines et Frederik de Clerck entamait le démantèlement des structures juridiques de l’apartheid. Dans la foulée, étaient organisées des conférences nationales souveraines dans plusieurs pays (Mali, Bénin, ex-Zaïre…) qui donnaient lieu à une forme de défouloir cathartique de la part des représentants.
L’une des premières traces visibles de cette ère qui démarrait fut la naissance d’une profusion de nouveaux titres de presse dans chacun des pays concernés. Cette effervescence tranchait avec le monopole des journaux gouvernementaux qui régnait durant les trente premières années suivant l’indépendance.
En parallèle, le dessin de presse se politise et commence à faire son apparition dans les journaux d’opposition et gouvernementaux. L’époque des dessins visant à lutter contre les mauvaises mœurs sociales se tarit peu à peu. Le dessinateur du journal devient acteur de la vie politique locale. Il en vient, dans bien des cas, à acquérir un statut d’ « éditorialiste graphique » salarié complètement nouveau pour lui.
Presque 20 années après, la désillusion est patente dans bien des pays du continent. Si certaines réussites incontestables ont pu être constatées (Mali, Ghana, Bénin, Afrique du Sud, etc.), bien des pays n’ont guère vu leur situation s’améliorer et ne sont pas arrivés à instaurer une réelle démocratie. C’est le cas, entre autres, du Togo, devenu un usufruit familial pour lequel les héritiers se déchirent, de la RDC, du Tchad et du Burundi, en pleine guerre civile depuis plus de 10 ans, du Congo et du Cameroun, condamnés à supporter leurs dirigeants jusqu’au bout, du Niger, de la Guinée, de la Mauritanie et de Madagascar enfermés dans une logique de violence et de coups d’État, mais aussi des pays d’autres sphères linguistiques qui connaissent ou ont connu une série de violences endémiques insupportables (Soudan, Liberia, Sierra Leone, Kenya) sans parler de la Somalie où l’État n’existe plus et où les populations sont livrées à des seigneurs de la guerre.
Du côté de la presse, le constat est tout aussi médiocre. De la floraison de titres nés au début des années 90, très peu ont survécu. La faute en revient à une combinaison de facteurs assez divers qui ne relèvent pas toujours du manque de liberté d’expression. Les problèmes de gestion et les difficultés auxquelles la presse écrite est confrontée depuis plus de 10 ans quel que soit le continent concerné n’y sont, en effet, pas étrangers.
Cependant, la caricature et le dessin de presse ont continué de prospérer et sont rentrés dans les mœurs. Les noms de certains dessinateurs sont connus dans leur pays et parfois au-delà des frontières, comme ceux de l’Algérien Slim, l’Ivoirien Zohoré, le Kenyan Gado, le Malgache Ranarivelo, le Sud-Africain Zapiro ou le Congolais Thembo Kash (1). Leurs dessins sur l’actualité souvent repris, commentés et analysés font rire ou sourire l’ensemble d’une population qui y voit souvent la seule alternative crédible aux discours politiques ambiants.
Ce succès est d’ailleurs très visible du fait de l’abondante production de recueils de caricatures vendus dans les librairies africaines, abondance qui tranche avec le faible nombre d’albums de bandes dessinées qui se comptent souvent sur les doigts de la main. Une aubaine pour les dessinateurs pour lesquels la caricature représente un gagne-pain régulier et un espace d’expression où souffle un vent de liberté.
Certains journaux satiriques sont devenus de véritables phénomènes de société et connaissent un succès important. C’est le cas du Popoli (Cameroun), de Gbich (Côte d’Ivoire), de Ngah (Madagascar), du Journal du jeudi (Burkina Faso), du Lynx (2) (Guinée), du Cafard libéré (Sénégal)….
Il est vrai que la censure a finalement été moins redoutable que les précurseurs du début des années 90 pouvaient le penser. Quelques affaires éclatent de temps à autre, douloureuses et insupportables pour les professionnels concernés, mais au final, ces faits relèvent plus souvent d’intimidations ponctuelles qu’autre chose (3). Les ennuis auxquels ont été confrontés les journaux satiriques ou les caricaturistes n’ont finalement rien à voir avec ce qu’ont pu vivre certains journaux indépendants ou d’opposition. Si l’on prend des exemples précis, on peut penser au Journal du jeudi (Burkina Faso) qui continue de prospérer dans un pays où un journaliste trop curieux, Norbert Zongo, fut assassiné en 1998.
Il est vrai qu’il y a d’autres moyens pour éliminer une presse peu coopérative, depuis les taxes sur le papier ou le matériel d’imprimerie jusqu’à l’absence de publicité gouvernementale dans certains journaux en passant par des contrôles fiscaux ciblés.
La seule limite notable relève, comme souvent, de la religion. On a pu le constater en 2006, lors de l’affaire des caricatures du journal danois Jyllands-Posten où l’Afrique ne fut pas absente des différents mouvements de protestations. Il y eut des manifestations au Nigeria, au Kenya et au Sénégal, mais aussi à N’Djaména, où les forces de l’ordre tchadiennes ont utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser plusieurs milliers de manifestants, au Soudan où le président Omar el-Béchir a appelé les musulmans du monde entier à boycotter les produits, compagnies, personnalités et institutions danoises et au Maghreb, où la désapprobation fut générale.
Car dans bien des pays du continent, où l’islam est majoritaire ou très présent, les caricaturistes peuvent s’attaquer à des thèmes religieux, mais rarement à la religion musulmane elle-même et encore moins les prophètes. La ligne rouge à ne pas franchir commence souvent là. Cette forme d’autocensure est peut-être ce qui les distingue de leurs collègues européens.
Nombre de ses talents se sont, pour diverses raisons, installés en Europe où ils œuvrent dans la bande dessinée, le graphisme ou l’illustration. Pour certains, l’émigration est l’occasion d’un nouveau départ comme le Camerounais Issa Nyaphaga qui poursuit une carrière de sculpteur et de dessinateur entre la France et les Etats Unis. Le cas de Nyaphaga est d’ailleurs symptomatique, puisqu’il n’a pas été synonyme de rupture. En effet, celui-ci a créé une fondation et un site, Hope for Tikar people (http://www.hitip.org/), qui promeut des projets éducatifs et de santé publique à destination des populations Tikar et pygmées du Cameroun.
Après presque 2 décennies de pratique continue, il était temps de retracer cette drôle d’histoire. L’histoire de ces fous du roi qui, envers et contre tout, amusent la peuple aux dépens des grands de ce monde, avec la puissance de leurs stylos et de leur imagination, offrant une petite revanche quotidienne à une population souvent aphone et désarmée face aux abus du pouvoir.
Mais il ne s’agit pas seulement d’étudier l’une des rares réelles avancées démocratique de la dernière décennie. Il s’agit également de comprendre comment, partis de rien, ces artistes ont eu à inventer un mode d’expression reliant l’art à la politique et au journalisme, à se faire une place dans leurs sociétés respectives et à gagner l’estime de tous. En ce sens, les caricaturistes africains illustrent les propos d’un de leurs glorieux prédécesseurs, TIM : « Le travail de dessinateur de journaux est un travail de journaliste, mais aussi d’artiste. (4) »
Face à des gouvernants souvent autoritaires, une opposition n’offrant pas toujours une alternative crédible et dans des sociétés peu enclines à l’autocritique, le pari était immense.
Le contenu de ce dossier qui dresse un état des lieux et raconte l’histoire du dessin de presse sur l’ensemble du continent, démontre cependant qu’il est en grande partie réussi.

1. Un excellent ouvrage, Mafia cartoon, publié en Italie en 2006, permet de découvrir le travail de plus de 60 dessinateurs du sud. Sous la direction de Marisa Paolucci.

2. Après plusieurs journaux africains d’information générale, Le Calame (Mauritanie, 1995), Motion d’Information (Togo, 1996), N’Djamena Hebdo (Tchad, 1997) et l’ensemble des journalistes algériens en 1998, Le Lynx fut le premier journal satirique d’Afrique à recevoir en 1999, le prix « Presse et démocratie » du Festival Médias Nord-Sud de Genève.

3. A l’exception notable de l’Algérie où plusieurs dessinateurs se sont fait assassiner dans les années 90, où un dessinateur comme Dilem collectionne les fatwas et les procès en diffamation, cumulant neuf années de prison (toujours en suspens) et où un artiste comme Slim a dû s’exiler suite au vote de plusieurs amendements condamnant de peines de prison les offenses au président de la République ou aux grands corps de l’Etat.

4. L’Autocaricature, Paris, Stock, 1974. Un fonds TIM a été constitué à la BNF, au département des estampes et de la photographie.///Article N° : 9053

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