Anjo Negro

Une tragédie du regard

Texte : Nelson Rodrigues, mise en scène : Marc-Albert Adjadj avec la collaboration de Valérie Vernhes-Cottet - Compagnie Vagabond / Guyane
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Avignon Off, La Chapelle du verbe incarné, juillet 2009

Anjo Negro est une pièce qui dérange, qui agite des questions difficiles sur le rapport à la couleur de peau et l’attraction physique, l’amour. Elle pose la question de ce paradoxe avec lequel se sont construites les sociétés esclavagistes, et avec lesquelles les sociétés issues de l’esclavage, une fois celui-ci aboli, ont dû continuer de vivre. Comment la haine de soi et de sa couleur, la haine de l’autre et de sa couleur, cohabitent avec le désir de l’autre et de sa couleur, comment les jeux du désir, de cette attraction-répulsion s’articulent avec la négrophobie culturelle et le racisme inculqué par l’esclavage.
Ismaël est noir. Homme cultivé et docte, il met pourtant toute son énergie à nier ce qu’il est. Il a épousé Virginia, une femme blanche qu’il a résolu de soustraire au monde derrière de hauts murs pour qu’elle ne puisse voir d’autres Blancs. Une malédiction frappe douloureusement le couple dont les enfants meurent tous à la naissance. Mais un soir Elias, le frère de lait blanc d’Ismaël demande l’hospitalité et Virginia, profite de l’absence d’Ismaël pour coucher avec lui et concevoir un enfant blanc, car il s’avère que c’est elle qui tue à leur naissance les enfants noirs que lui donne son époux. On sait combien les contes permettent de dépasser les complexes et les paradoxes qui travaillent la psyché humaine. Or Nelson Rodrigues avec Anjo Negro construit une tragédie dont les tenants et les aboutissants ont les mêmes enjeux que les grands récits des Atrides, seulement ce qui sous-tend l’histoire est l’opposition des apparences qui structure les sociétés issues de l’esclavage et c’est précisément cette complexité-là qui est disséquée dans la pièce. Médée, Œdipe, Barbe-bleue affleurent à l’histoire et charrient des lambeaux de mythe, des ingrédients séculaires, comme pour reconstruire dans un baroquisme innovant une histoire monstrueuse, une histoire de Frankenstein. Or Adjadj a choisi le montrer le texte comme une tragédie du regard et de l’aveuglement. Toute une cohérence esthétique et sémantique se déploie autour de cet enjeu.
Ricky Tribord, engoncé dans un immense costume blanc trois fois trop grand pour lui et figé comme une statue semble n’exister que par sa tête et surtout ses yeux qui lancent des flammes, tandis que le frère de lait blanc, Elias que joue Melchior Derouet, un comédien extraordinaire et réellement aveugle, le corps gracile et sautillant, curieusement sémillant malgré sa cécité, apporte un pendant digne des couples de chiens de faïence. Le contraste se joue ailleurs que dans la couleur de peau de Ricky, cette négrité dont il est constamment question dans les dialogues devient une abstraction. La maison se fait tombeau, immense sépulcre, fosse mortuaire dont n’existent que les bords, le travail des comédiens jouant sur les pourtours de la boîte de scène tandis que les trois pans de mur s’éclairent d’images d’eux-mêmes et de leurs visages démesurés. L’ombre du « nègre » qui fascine et effraie à la fois, n’apparaît plus que comme une projection des peurs inavouées à travers les yeux de la haine. Voir réellement l’autre, c’est accepter de regarder en soi et abolir enfin toutes les murailles.
                                                                              Sylvie Chalaye
Entretien de Sylvie Chalaye avec Ricky Tribord, Avignon juillet 2009
Comment est né le projet de monter Anjo Negro ?
Voilà une dizaine d’années que je transporte cette pièce dans mes cartons. Je prenais alors des cours de théâtre et une copine de promo m’a donné le texte en me conseillant d’aller voir le spectacle d’Alain Ollivier mais c’était les dernières représentations et je n’ai pas pu voir la pièce. J’ai lu le texte et il m’a plu tout de suite. Je l’ai approché en improvisation en cours de théâtre et j’ai toujours eu le désir de jouer le rôle d’Ismaël, en même temps je n’avais pas l’âge. Alors j’ai attendu. Et puis un jour Marc-Albert Adjadj, qui est mon professeur de théâtre et un peu mon maître, a émis l’envie de monter une pièce avec moi. On se connaît depuis longtemps, il a collaboré souvent à mes projets, en me donnant des conseils, en me filant un coup de main lors des répétitions. J’étais prêt à tout avec lui. Il m’aurait dit on monte Feydeau j’aurai été tout aussi partant, tant j’admire l’homme comme le metteur en scène. Je lui ai fait lire le texte de Nelson Rodrigues et il s’est tout de suite projeté dans la mise en scène.
Le spectacle a été joué en Guyane.
Je suis né à Paris, mais j’ai vécu en Guyane de 12 à 18 ans. Mon âme est créole, ma sensibilité est créole. Quand j’étais petit je pleurais au moment de quitter Paris, je pleurais au moment de quitter la Guyane. C’est mon troisième projet et nous avons toujours joué en Guyane. J’ai monté auparavant Art de Jasmina Réza, Allah n’est pas obligé de Kourouma. Le Conseil régional et le Conseil général de Guyane m’ont toujours soutenu. Le ministère de l’Outre-mer et le ministère de la culture soutiennent également ma démarche. Ma compagnie ne défend pas un théâtre élitiste, mais un théâtre de rencontre qui aille au devant du plus grand nombre, un théâtre populaire. C’est pourquoi en Guyane, nous jouons dans de toutes petites communes sur le fleuve, dans des villages d’une centaine d’habitants.
Pourquoi ce texte qui est d’une extrême violence, qui convoque négrophobie, racisme infanticide, inceste… ?
Dans ma vie, souvent j’ai été très surpris par le fait que certaines femmes blanches ne peuvent pas imaginer avoir un enfant avec un Noir. Il y a dans le choix de cette pièce quelque chose en rapport avec cela. Je ne suis pas en guerre contre ces gens-là, mais cela me surprend, me pose question. Je n’ai aucun problème ni avec les Blancs ni avec les Noirs, Je n’ai aucune mauvaise intention… Le choix d’Anjo Negro c’est d’abord le choix d’un rôle et le choix d’une histoire, une histoire tragique et violente, mais une histoire avant tout.
Qu’est-ce qui vous touche dans ce texte ?
C’est très simple pour moi. C’est un personnage, cet homme au costume blanc. C’est aussi mon rapport à l’histoire. Je choisis un auteur dont je me dis il raconte bien une histoire, les thèmes sont secondaires, je ne sais plus ce qui m’a touché précisément. C’est un ensemble. J’adore par exemple Richard III, ce qui me plait c’est la progression et la dramaturgie. Chez Nelson Rodrigues il y a un souffle équivalent, toutes les trois pages, il se passe quelque chose ! C’est avant tout cette dynamique-là qui me plait.
Vous jouez également un rôle magnifique.
Ismaël est pour moi un vrai carrefour dans mon parcours d’acteur, c’est sans doute le rôle le plus difficile que j’ai eu à interpréter. Dans Allah n’est pas obligé, je jouais un enfant. C’était un monologue, mais le personnage était plus proche de moi en terme d’âge. Aujourd’hui j’aimerai vraiment jouer Richard III. C’est vrai qu’on retient que c’est un monstre, mais pour un acteur c’est d’abord un caractère. J’aime l’idée d’un rôle complexe au sein d’une histoire avec plein de rebondissements. J’ai envie de beaux rôles, de premiers rôles.
Mais le sujet de la pièce n’est pas facile à assumer. Il évoque une réalité raciale qui est très forte en Amérique latine mais que l’on connaît moins en France et dans les territoires d’Outre-mer.
Une histoire qui dérange, elle ne répond pas à une vision idéelle, à un manichéisme simple où on repère facilement les gentils et les méchants. Le regard occidental cherche toujours à classifier… et à simplifier. On a du mal avec la perversité. Certains détestent la pièce. Certains se posent des questions.
Comment défendre, expliquer le propos de Nelson Rodrigues ?
On est dans un théâtre symbolique. C’est une histoire. Les critiques ont qualifié le théâtre de Nelson Rodrigues de « Théâtre désagréable », il a même été interdit dans son pays. Quand la pièce a été montée par Alain Ollivier à Paris, des spectateurs blancs comme noirs sortaient. Nous, nous n’avons pas eu cela. Il y a des spectateurs choqués, mais ils restent jusqu’à la fin. En Guyane, comme à Malakoff, des spectateurs sont interpellés et souhaitent discuter après le spectacle. Mais on n’a pas eu de réaction violente, de personne qui se sente agressées. C’est une histoire exemplaire. C’est le mauvais exemple, l’exemple à ne pas suivre, l’exemple qui agit comme un miroir tendu. Il ne faut pas avoir honte de sa couleur. Les échanges avec le public après le spectacle ont souvent été extraordinaires.
Vous avez choisi un jeu qui travaille beaucoup sur la désincarnation, sur une abstraction du corps, comme s’il fallait faire disparaître votre réalité corporelle pour toucher le monstre, surtout dans la première partie du spectacle…
Je voyais Ismaël comme un bloc de pierre, une statue, sans vie, sans battement de cœur. Il y a une statue au milieu de la place des palmistes qui m’a beaucoup inspiré C’est ce que j’ai essayé d’approcher. On ne peut pas jouer naturaliste. Ce personnage est sans vie, ravagé par la mort de ses enfants, déchiré par l’amour qu’il porte à cette femme, puis il s’ouvre à la vie, il redécouvre son corps. Je joue sur un petit millimètre d’humanité qui doit malgré tout être perceptible.
                                                       Propos recueillis par Sylvie Chalaye,

Anjo Negro
Texte : Nelson Rodrigues
Mise en scène : Marc-Albert Adjadj avec la collaboration de Valérie Vernhes-Cottet
Compagnie Vagabond / Guyane
Avec Ricky Tribord, Melchior Derpouet, Brune renault, Raphaële Gominet, Sabila Moussadek et Valérie Tribord.
Avignon juillet 2009///Article N° : 8901

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© Eric Legrand
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