Introduction

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Conçu à partir des communications que l’on a pu entendre lors du colloque international « Frères de son, frères de scène », réalisé à l’initiative de l’association Aux Nouvelles Ecritures Théâtrales (ANETH) et organisé au Lavoir Moderne Parisien, en avril 2008, par le laboratoire Scènes francophones et écritures de l’altérité de L’Institut de Recherche en Etudes Théâtrales de Paris III Sorbonne Nouvelle et le Centre de Recherche en Histoire du Théâtre de Paris IV-Sorbonne (dir. Denis Guénoun), ce volume explore les fratries artistiques et imaginaires au creux desquelles s’est construite l’œuvre du dramaturge et écrivain afro-européen Koffi Kwahulé. Autour de la musique d’abord, et de cette relation organique que l’auteur entretient avec le jazz et avec des génies de l’improvisation comme Monk et Coltrane, autour d’une dramaturgie du corps, du choeur et des voix ensuite. Cette écriture de la choralité invite en effet à tisser des liens avec d’autres auteurs contemporains de théâtre : Samuel Beckett, Michel Vinaver, Bernard-Marie Koltès, Sarah Kane, Edward Bond, Jane Lauwers, Enzo Cormann, Philippe Minyana, Valère Novarina, Noëlle Renaude, David Lescot… L’inspiration de Kwahulé s’inscrit aussi dans un triangle Afrique-Europe-Amérique(s) et résonne de voix africaines et afro-américaines : James Baldwin, Toni Morrison, Susan-Lori Parks côtoyant Leopold Sedar Senghor, Ahmadou Kourouma, Bernard Dadié ou encore Sony Labou Tansi, Kossi Efoui, Caya Makhélé… L’écriture de Kwahulé, comme le jazz, se nourrit de l’entre-deux culturel qui la définit : assumant cet équilibre fragile, toujours en mouvement. Elle résiste à toute tentative de modélisation, fuit les identifications, ne se soumet pas aisément à la synthèse. Cette poétique n’est pas sans enjeux politiques : elle engage à repenser la notion d’altérité et, du même coup, à réfléchir aux conditions de possibilité d’un espace commun.
La « fratrie musicale » sera donc l’entrée en matière et cette relation très singulière que l’auteur tisse avec le jazz depuis qu’il le découvre, véritablement, à Paris, au début des années quatre-vingt. « Mon idéal d’écrivain, c’est Monk », affirmait Koffi Kwahulé dans un entretien avec Gilles Mouëllic publié dans Jazz Magazine en 2000. Loin d’être une référence culturelle convenue, le jazz, pour Koffi Kwahulé, est nécessaire. Il participe intrinsèquement de son écriture, nourrie par une écoute très personnelle de musiciens de prédilection (Thelonius Monk, John Coltrane, Wynton Marsalis, James Carter, David S. Ware…) ; mais il en est aussi la finalité : l’auteur de Misterioso-119 (Théâtrales, 2005) revendique en effet pleinement son statut de jazzman improvisateur et cherche à donner au spectateur la même sensation qu’à l’écoute d’un morceau de jazz. Le livre d’entretiens avec Gilles Mouëllic, Frères de son. Koffi Kwahulé et le jazz (Théâtrales, 2007), témoigne de cette nécessité. Kwahulé propose des formes extrêmes, musicales, qui exigent du spectateur comme du lecteur un engagement physique. C’est à la découverte de cette intention jazzique qui sous-tend l’écriture de Kwahulé que nous invite les premiers textes. Il s’agit alors de réfléchir aux modes de présence du jazz dans cette écriture. Comment penser la relation entre jazz et littérature et celle, plus rare, entre jazz et théâtre ?
Aller à la rencontre d’une fratrie poétique contemporaine, tel est l’enjeu de l’étape suivante. L’écriture jazzique de Kwahulé est liée à une circulation particulière de la parole où l’effacement du dialogue cède la place aux voix et à leur orchestration, et permet d’expérimenter la présence : « c’est à ce moment-là, dans le corps absent, que commence la vraie tragédie », lit-on dans Blue-S-cat (Théâtrales, 2005). Le second temps de la réflexion s’articulera autour de cette question de l’oralité, du corps et de la voix. Quelle est la singularité du geste dramaturgique de Kwahulé au regard d’autres écritures contemporaines ? Les références à Sony Labou Tansi, Bernard-Marie Koltès ou Sarah Kane, sont ici autant de tentatives de saisir l’unicité de chacune de ces voix du théâtre contemporain, de comprendre ce qui se joue, aujourd’hui, dans ces diverses poétiques de la choralité et ce qui unit cette « fratrie de chœur ».
L’œuvre de Kwahulé s’inscrit également au creux d’une fratrie noire, à laquelle il rend hommage dès ses premières pièces, et qui s’étend outre-atlantique : « écrire sur les Africains-américains c’était une façon de dire que j’adhère à leur condition même si je n’ai pas connu le racisme qu’ils ont connu. C’est une façon de revendiquer ma part de ce qu’ils ont vécu, de créer une espèce de nation noire, de créer un pont virtuel entre tous les mondes noirs » (1) confiait-il au sujet de Cette Vieille magie noire, une pièce qui lui a valu le Grand Prix RFI des dramaturgies du monde en 1992, alors qu’il n’avait encore jamais voyagé aux Etats-Unis. Fervent admirateur de la complexité des romans de Toni Morrison, il a adapté à la scène Blues pour Sonny de James Baldwin (encore une histoire de fratrie !) et rencontre Susan-Lori Parks dans son questionnement sur l’altérité. Loin des modèles attendus, son écriture se nourrit d’influences multiples, africaines, européennes et afro-américaines. Sa poétique ébranle la notion d’ « africanité », la rend difficile, impossible même, à définir. Elle consiste à déjouer sans cesse les attentes du spectateur ou du lecteur, et à déplacer constamment le regard que l’on porte sur l’Autre. Cette poétique du marronnage, de l’esquive manifeste un refus de se satisfaire de l’altérité radicale à laquelle l’Occident a condamné l’Autre depuis des millénaires. C’est cette dimension éminemment politique du théâtre de Koffi Kwahulé qui se déploie ainsi dans un troisième temps.
« J’aimerais écrire une pièce qui ne parle pas de viol, une pièce où les oiseaux gazouillent, les feuilles tombent, la nature est belle… Mais, systématiquement, comme par une espèce de fatalité, je me surprends en train de répondre à cette question que Dieu pose à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Cette question […] fonde à mon avis la spécificité du théâtre en tant qu’art. […] Qu’ai-je fait de mon frère ? Ce que j’en ai fait, j’essaie d’en témoigner dans mon théâtre. » (2) De Cette vieille magie noire (Lansman, 1991, réed. 2006) à La Dame aux edelweiss (in Petites formes, Avant-Scène Théâtre, 2007), les textes de Kwahulé posent, en des formes toujours nouvelles, une même question : celle de l’altérité. L’auteur afro-européen convoque l’histoire noire et la violence qui lui est inhérente non pour la déplorer, mais pour y puiser la radicalité de son questionnement sur l’altérité. C’est pourquoi au-delà de la fratrie noire qui le détermine, il se réclame d’une « fratrie diasporique », c’est-à-dire une fratrie avec ceux qui, comme lui, ont l’expérience identitaire de la diaspora : « Mon point de vue s’est déplacé d’une conscience africaine, au sens premier, vers une conscience diasporique dans la façon de penser le monde et d’écrire le théâtre. Je devais l’écrire avec cette béance qui sous-tend et structure cette conscience diasporique. Cette faille entre ce que l’on est devenu et là d’où l’on vient : on n’est plus d’où l’on vient et on n’est pas ce que l’on devient. Cet « entre » devient une sorte d’absolu. Comment affirmer un absolu qui est manque et absence, cet « entre-deux » que l’on essaye d’habitude d’éviter en régressant dans la nostalgie ou en se projetant dans le futur ? Tout est à reconstruire. C’est à partir de là que je tente de bâtir un autre type de théâtre qui me ressemble, qui ressemble à toute personne saisie par cette conscience d’appartenir à une diaspora«  (3).
Frères de son, frères de chœur, frères de diaspora : il ne s’agit pas, à travers ces trois temps de l’analyse, ces fratries de création, d’épuiser toutes les questions, mais d’initier des dialogues inédits et d’écouter une voix singulière de la scène française : celle de Koffi Kwahulé.

1. Citation extraite de la table ronde : « Africanité en question », in Afrique noire : écritures contemporaines (dossier conçu et réalisé par Sylvie Chalaye), Théâtre/Public, n° 158, p. 92.
2. Ibid.
3. Koffi Kwahulé, « Le huis-clos de la francophonie », entretien avec Irène Sadowska-Guillon, in Cassandre n°69, printemps 2007, p. 70.
///Article N° : 8793

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