Lyonel Trouillot : « La littérature est le lieu d’exploration de son propre rapport à la liberté ».

Second volet de l'entretien de Guy Tegomo avec Lyonel Trouillot,

Port-au-Prince
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Cf [ premier volet]
L’auteur évoque son métier d’écrivain et ses rapports à la littérature.

Quelles sont les voies possibles pour l’amélioration de la situation en Haïti aujourd’hui ?
Ce pays ne peut pas progresser si rien n’est fait pour établir cette sphère commune de citoyenneté dont j’ai parlé précédemment (cf. premier volet de l’entretien). Cela veut dire qu’il faut aller vers le respect des éléments forts de la culture populaire et vers l’amélioration des conditions de vie des masses populaires haïtiennes. Sans cela, on ne sera jamais à l’abri du retour d’un dictateur. Je dois dire qu’Aristide – tout comme Duvalier d’ailleurs – a posé à la société haïtienne des questions qui étaient justes ; il a apporté des réponses qui étaient fausses. Mais, les interrogations demeurent. Dire que c’est un pays qualifié de rien, c’est vrai. Dire que c’est un pays où vous avez une petite minorité qui le considère comme son commerce et où vous avez le gros de la population qui vit mal, dans des conditions quasi inhumaines, c’est vrai aussi. Si on ne change pas cela, on ne va nulle part.
Dans ce contexte, quel peut être le rôle de l’écrivain, de la littérature ou de l’action culturelle en général ?
Je ne sais pas. Le rôle de l’écrivain, c’est d’écrire. Mais en tant que citoyen, libre à lui ou à elle de faire ce qu’il veut, d’agir là où il pense que son action peut être d’une certaine efficacité. Là-dessus, je n’ai donc pas de théorie particulière.
Cela dit, trop longtemps on a demandé à l’écrivain haïtien d’être celui ou celle qui exprime la conscience sociale haïtienne. On fait de l’écrivain haïtien une sorte de prisonnier de la réalité et on oublie qu’écrire est aussi un acte de plaisir. Moi, je réponds à cela que j’écris avec. Je n’écris pas pour mais, j’écris avec. Pas avec ma réalité mais, avec cette réalité. Je ne prétends pas changer la réalité en écrivant. Et en même temps – mais pas de manière générale -, sur les fonctions de l’action culturelle, je pense justement que cette dernière peut permettre de mettre en évidence des valeurs humanistes, de mettre aussi en évidence l’appel au respect et à la promotion des pratiques culturelles populaires. Cela aussi est un problème. Je crois que la langue créole par exemple, qui est la langue de tous les Haïtiens, est une langue encore méprisée. C’est une langue encore considérée comme la langue du’lakou’, la langue du territoire en dehors. Il faut que quelque chose de sérieux soit fait pour que cette langue devienne une langue d’écriture et bénéficie du prestige auquel toute langue a droit. Je pense aussi au vaudou, la religion populaire. Je ne suis pas vodouisant mais, il faut que la culture populaire puisse s’étaler publiquement. C’est important. Donc, en ce qui me concerne, quand je fais par exemple une chronique pour le journal Le Matin, j’interpelle la réalité ; mais je ne me sens pas obligé, quand j’écris un roman ou un poème, d’obéir à une sorte de commande sociale.
Dans votre œuvre justement, on retrouve le roman et la poésie. Je ne sais pas si c’est un choix, parce que cela peut aussi simplement relever du domaine de l’émotion mais, quand sentez-vous qu’il faut écrire un roman ou un poème ?
En général, c’est la main qui décide. C’est facile d’écrire un roman en utilisant un ordinateur mais, un poème demande la plume. C’est la main qui décide, c’est elle qui va vers le texte, comme elle décide aussi de plus en plus de la langue. Il y a des textes que j’ai commencés en créole et que j’ai abandonnés pour les reprendre en français, comme il y a des textes que j’ai commencés en français et que j’ai abandonnés pour les reprendre en créole.
Et cela ne peut pas se décider avant ?
Pas vraiment. Sur le roman, on a bien sûr une trame en tête mais on sait qu’on n’écrit finalement jamais les romans qu’on a en tête. Ça change. Je dirais que l’écrivain, si je ne le considère pas comme ayant une responsabilité particulière quand il écrit – sinon envers lui-même et envers ses lecteurs – je crois par contre qu’il a une grande responsabilité quand il parle. Je trouve par exemple abominable que les écrivains haïtiens passent leur temps à dire du mal d’Haïti. C’est leur discours d’accompagnement de leurs œuvres. Quand un écrivain haïtien me dit : « C’est un pays foutu », j’ai envie de lui en mettre une. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on écrit. On ne peut pas parler comme cela d’un pays si mal connu à l’extérieur ! Que l’on soit en train de faire son beurre, de vendre des livres qui nous font passer comme des représentants de ce pays, et qu’en plus on n’ait qu’une seule chose à dire : « Oh ! Vous savez, c’est un pays qui n’a pas d’avenir »… Je trouve cela odieux. Que l’on parle de ce qu’on écrit, c’est normal. Et encore ! On a déjà écrit, pourquoi faut-il en parler en plus ? Mais si on parle d’Haïti, il ne faut pas que ce soit une parole irresponsable.
Entretenez-vous des rapports avec des écrivains haïtiens vivant hors d’Haïti ?
Oui. On parle ensemble. Il y a des mouvements de va et vient. Les rapports entre les écrivains vivant à l’intérieur et ceux vivant à l’extérieur ont beaucoup changé et ont évolué dans le bon sens depuis la chute de Jean-Claude Duvalier.
S’agit-il surtout de ceux qui vivent en France ou de ceux vivant dans d’autres parties du monde ?
Peu importe qu’ils vivent en France ou en Amérique du Nord. Au début, avec nos collègues qui vivent à l’étranger, c’était un peu difficile parce que l’université occidentale avait créé le mythe selon lequel tous les grands écrivains haïtiens ne pouvaient être qu’à l’étranger. Or, des hommes comme Franketienne, Fignolé, Philoctète, vivaient et produisaient en Haïti. Donc, je crois qu’il y a eu de la part de nos collègues de l’extérieur un certain agacement. Mais, nos rapports se sont considérablement améliorés.
Et avec les écrivains africains ?
Ce sont des relations d’amitié, qui n’entrent pas dans le cadre d’échanges systématiques.
Quels rapports avez-vous avec d’autres littératures ?
Contrairement à l’écrivain français, nous lisons tout. Et j’ose dire que l’écrivain haïtien moyen connaît mieux les littératures du monde que l’écrivain français moyen. Déjà dans notre enfance, nous avons lu les grands d’Amérique latine et les grands de la France. Nous sommes ouverts. Et depuis la naissance de l’indigénisme, depuis 1927, la littérature haïtienne est marquée par cette lecture et cette écoute de ce qui se fait ailleurs. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes dans cette obligation d’être en contact avec ce qui se passe ailleurs.
Mais, est-ce bien lorsque cela devient comme une imposition ?
Non, ce n’est pas une imposition. C’est plus des choix. Je reviens au grand roman latino-américain avec les Asturias, Marquez et autres. Nous les avons lus. Je pense aux romans écrits par les Noirs-Américains. Nous les avons lus. Nous voyageons entre Marquez, Proust, Baldwin, Kourouma, Mongo Beti… Nous sommes dans ce rapport-là.
En tant qu’intellectuel, vous avez des possibilités de choix et d’accès à ces auteurs. Mais, qu’en est-il du citoyen ordinaire ?
Le citoyen ordinaire, il faut le reconnaître, n’a malheureusement pas accès à cela. Je le reconnais. C’est la réalité de la dépendance et c’est vraiment dommage. Il arrive aussi qu’un écart se creuse entre l’écrivain haïtien et le lecteur haïtien. Il arrive que l’écrivain haïtien soit dans une relation avec la littérature universelle. En dehors des écrivains haïtiens, il y a des écrivains que moi, je considère comme des écrivains importants. Ce n’est pas le cas de tous ceux qui publient. Un écrivain peut être dans la modernité par rapport à un lectorat haïtien qui, en grande partie, n’arrive pas à entrer dans cette modernité. Comme il peut être dans une relation avec l’universel qu’une partie du lectorat haïtien ne saisit pas bien.
Ce qui arrive aussi, il faut le dire, c’est qu’aujourd’hui, nous avons une pléthore de mauvais écrivains en Haïti depuis qu’il existe un marché du livre. Ainsi, nous avons actuellement des jeunes femmes qui nous font des Harlequin à la sauce créole ; nous avons des vieilles dames qui essaient de nous refaire La Princesse de Clèves mais, qui n’ont pas la culture classique qu’il faudrait ; et il y a des jeunes gens qui essayent de faire du Corneille avec trois siècles de retard. Il y a de cela aussi.
Résidant en Haïti, vous devez sans doute avoir une idée de la réception de votre œuvre sur place…
Je dois dire qu’elle est plutôt bien reçue. Je dirais même très bien reçue. En même temps, cela vous donne une responsabilité qui vient avec la notoriété et c’est parfois assez contraignant. Ma liberté de citoyen est un peu menacée par ce statut d’homme public. Il y a une certaine pression. Les gens vous disent : « Vous les écrivains, intervenez, dites quelque chose ! ». Parfois, on a envie de leur dire : « Écoutez ! Mon métier, c’est d’écrire des romans. »
Un écrivain comme Franketienne par exemple publie beaucoup en Haïti, dans des maisons d’édition locales. C’était également votre cas mais, à un moment donné, vous êtes sorti et vos œuvres sont désormais éditées chez Actes Sud, en France. Quelles ont été vos motivations ?
Je vais vous dire comment les choses se sont passées. Je n’ai pas choisi un éditeur étranger. J’avais publié ici [en Haïti], aux Éditions Mémoire, mon roman Rue des pas perdus et à la suite de leur travail de repérage, les Éditions Actes Sud l’ont trouvé et m’ont dit qu’elles seraient intéressées à le reprendre, et elles l’ont repris. Je n’étais pas dans la logique de publier absolument à l’étranger.
Mais, cette ouverture vers l’extérieur a-t-elle changé quelque chose dans votre écriture ?
Au niveau du statut et de la perception que les gens ont désormais de moi, oui. Mais certainement pas au niveau de mon écriture. Je ne comprends pas qu’un écrivain puisse accepter cela. C’est quelque chose qu’on ne m’a jamais proposé mais, j’ai entendu dire que certaines fois, on demanderait de changer tel chapitre pour le rendre plus adaptable. Moi, je viens de la famille d’un écrivain comme René Philoctète qui a publié toute son œuvre en Haïti à compte d’auteur et qui est le poète ayant le plus influencé les générations de poètes des années 1970-1980.
En Haïti, on sait aussi qu’il y a un taux d’analphabétisme assez élevé et pour certains écrivains, le théâtre apparaît comme un moyen de contourner ce phénomène. Qu’en pensez-vous ? Vous ne vous êtes jamais essayé au théâtre pour atteindre le grand public…
Pour moi, ce sont des gens qui se prennent pour des demi-dieux… Je n’ai pas ce souci-là. Je n’ai pas le souci du lecteur au moment où j’écris. Mon premier recueil de poèmes a été tiré à 300 exemplaires…
À qui revient donc le rôle de communiquer avec ce public qui ne peut pas lire, qui ne peut pas être en prise avec ce qui s’écrit ?
Ça, c’est le travail du politique. C’est à lui d’améliorer les conditions de vie des citoyens.
L’écrivain n’a donc aucun rôle à jouer sur ce plan-là ?
Si je travaille dans un genre littéraire, c’est parce que je suis habité par ce genre. Si je veux parler au peuple, je vais aux meetings ou je fais des conférences !
Militez-vous régulièrement en Haïti ?
Pas régulièrement. Je l’ai fait de manière assidue durant les dernières années du gouvernement d’Aristide. Du moment où le pays aurait été dans l’impasse si Aristide n’avait pas laissé le pouvoir, je l’ai dit. J’ai manifesté dans les rues avec les étudiants.
Trouvez-vous que l’intellectuel antillais qui est en dehors de la sphère politique proprement dite soit assez engagé ?
Il n’y a pas d’obligation à l’être. Il y a des écrivains qui sont très clairs dans leur positionnement politique et il y en a qui ne le sont pas.
D’un côté comme de l’autre, vous n’allez évidemment pas citer des noms…
Non.
Mais, si c’était du côté de ceux qui ne seraient pas offensés, qui citeriez-vous ?
Dans le cadre de la littérature haïtienne, celle du XXe siècle à mon avis a toujours fait montre d’une sensibilité de gauche : Roumain, Alexis, Philoctète dont on a parlé, Émile Ollivier par exemple.
Pour conclure cet entretien, auriez-vous un dernier mot, que ce soit par rapport à la littérature, à la culture ou à la marche du monde ?
Il y a tellement de choses qui ne vont pas bien dans le monde… Mais pour la littérature, je dirais simplement que c’est forcément le lieu d’exploration de son propre rapport à la liberté et pour moi, il n’y a pas d’incompatibilité entre cette démarche et l’appartenance ou l’identification de soi à une communauté. Je ne me sens pas du tout déchiré. Je suis écrivain. Être écrivain, c’est, comme je le disais, être dans ce rapport avec soi-même et avec le langage. Je suis Haïtien. L’un n’empêche pas l’autre et je vis les deux de manière assez tranquille. Et si j’écris, c’est un peu dans l’idée justement d’une possibilité pour chacun de dire’je’ dans un univers qui ne serait ni étouffant ni aliéné.
Et par rapport à la marche du monde ? Vous avez dit qu’il y a tellement de choses qui ne vont pas bien…
Oh, le monde n’a pas beaucoup changé… Il y a toujours les mêmes inégalités, les mêmes injustices, les mêmes sortes d’accommodements à cet état de fait et de ce côté-là, la littérature, particulièrement la littérature occidentale, a baissé les bras. Elle n’est plus dans cette contestation du réel. Heureusement que dans d’autres pays, dans d’autres cultures, on continue de produire cette littérature de contestation du réel.
Croyez-vous justement que cette contestation ait un effet sur le politique et sur l’économique ?
Pas vraiment, malheureusement…

///Article N° : 8720

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