Esclaves

De Kangni Alem

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Blessures passées, amertumes vivaces

C’est une remontée dans la courbe du temps à laquelle nous invite Kangni Alem dans ce roman âpre et exigeant. Rien n’est plus délicat, en effet, que d’ouvrir les boîtes noires de l’histoire, et de mettre en lumière les fondations et les motivations des êtres dans leurs prises de décision, leurs errances, leurs motivations. L’histoire nous délivre sèchement, et par à-coups, des documentations, des statistiques, des retours critiques sur les témoignages. Le romancier, lui, s’attache, par la fiction, à nous faire entrer dans l’intime, dans la moisson des mots et dans les saisons de l’être. Le roman historique contient ainsi une part importante de prise de risques, et le premier d’entre eux est l’anachronisme. Mais en même temps, nul écrivain ne saurait démentir son inscription dans un temps qui demeure celui de l’écriture. Le roman historique est forcément anachronique, et c’est précisément cet anachronisme qui en fonde la réussite. L’anachronisme dont fait montre Kangni Alem réside dans la solidité de sa documentation, qui induit alors la perspective critique des mythologies et des silences qui pèsent sur une histoire sale, celle de la Traite et des conditions de survie des esclaves, que recrée la fiction.
L’histoire qu’il réinvite est en partie connue : celle d’un maître des cérémonies du royaume du Danhomé, complice malgré lui de la destitution du roi Adandozan, qui est vendu comme esclave, comme toute sa famille, en 1818. Estampé, il est vendu au Brésil, se convertit à l’islam, participe à la révolte des esclaves de Bahia, participation pour laquelle il est banni et réexpédié en Afrique. Dix-huit années après son arrachement à la terre des origines, il est débarqué le 24 avril 1836 à Agoué. Mais aussi, cette histoire avait été fortement récrite, dans un sens qui vise à évacuer le rôle d’Adandozan, dans ses tentatives de bloquer les menées des esclavagistes, en particulier de Chacha, Francisco Felix de Sousa, qui poursuivit longtemps le commerce de traite malgré son interdiction formelle en 1815, comme s’il fallait à tout prix justement dissimuler les blessures du passé. Mais tels ces corps d’esclaves réprimés lors d’une des récurrentes révoltes à Bahia et enterrés à la va-vite dans le sable, les cadavres finissent par resurgir, et les preuves apparaître à la vue de tous. Il suffit d’y prêter attention.
Mais il s’agit d’un roman, et qui commence de façon bien étrange : c’est le récit du dernier voyage, vers l’Australie, du brigantin qui naguère transportait des esclaves, dont le maître de cérémonies. Le Don Francisco, rebaptisé James Matthew est un navire quelque peu maudit, affrété par des chevaliers d’industrie, peu regardant. Près d’arriver à destination, le navire est perdu, suite à une avarie, dans une baie sableuse. On trouvera aisément (1) des photos et des illustrations du brigantin et de la côte. Mais, d’emblée, Alem installe un climat de remémoration qui justement déplace les perspectives : le monde est observé depuis le double point de vue du maître de cérémonie – qui prononce les formules sacramentelles et efficaces – et de celui d’un narrateur qui se déplace le long de la courbe du temps et sur les cartes de l’abomination, jouant des sortilèges de la fiction, déplaçant le regard. Ainsi, le rapport du titre au personnage central interroge-t-il immédiatement le lecteur : d’un pluriel générique – l’esclave n’a qu’une identité relative à son propriétaire – et indéterminé, il raconte l’histoire d’un être unique, qui a subi l’inexpiable, notamment l’oubli de son nom.
C’est alors avec l’évidence de la fiction qu’il fait entrer dans l’histoire du complot initial, installant l’esclavage non seulement dans l’évidence commerciale, mais encore politique, réinscrivant le roi Adandozan dans la lignée royale dont il a été chassé, ce qui, semble-t-il, vaut à Alem quelques solides inimitiés chez les gardiens traditionnels de l’histoire. Déjà, à Ouidah, il y a quelques années, la réception des houngans d’Haïti avait été marquée par la gêne. Car, et c’est là une des boîtes noires ouvertes par l’auteur, la faute est en partie partagée, quant à la Traite, comme la cruauté dont font preuve et les esclavagistes et les chasseurs d’esclaves, qui sont sujets du roi. Cela, l’histoire l’enseignait déjà, certes, souvent à des fins de dédouanement de soi et de rejet sur l’autre de ce commerce. Mais le propos de l’auteur n’est pas non plus de justifier, ou de distribuer les points : l’atmosphère dans laquelle baigne la première partie du roman est significativement nocturne, marquée par la cruauté et la roublardise des êtres en présence. Les combinaisons politiques d’êtres sans aveu sont ainsi mises en perspective, qui montrent un monde voué à l’insécurité et à la précarité, où l’essentiel réside dans le rapport de force, sans cesse susceptible de changer au gré des alliances de circonstance. Par là, Alem décrit une réalité du politique qui est à mille lieues des représentations canoniques du fameux commerce triangulaire : l’effet de réel est puissant, et surtout efficace, car il déplace intégralement l’enjeu des narrations. C’est bien à partir d’un regard interne que l’histoire est racontée, souvent fondée sur l’attention portée à des menus faits, et non plus du tout à partir de l’extériorité culturelle, même si celle-ci est présente, dans la précision de la documentation. Ainsi la présence de l’épouse blanche, Sophia de Montaguère, quelque peu magnifiée, et victime, dans le roman, des menées de Guézo, le nouveau souverain, dont le plan du nouveau palais s’inspira, dit-on, de celui de la résidence de son allié, le trafiquant d’esclaves, Chacha, confère un relief particulier à la personnalité du roi déchu, qui apparaît aussi, dès lors, comme à la fois un acteur à part entière, un témoin privilégié, mais aussi comme une figure de la résistance contre la Traite, ce qui est pour le moins évacué des historiographies les plus courantes, semble-t-il. De même, placer la rencontre entre Sophia et Adandozan sous le signe de la connaissance et de l’interprétation des langues dit aussi la mise en abyme de la question de la langue, particulièrement celle du roman : l’enjeu est bien celui de la transmission de cette histoire maltraitée. Le savoir facilite souvent, on le sait, la nécessaire distance critique, et la capacité à la mise en perspective. C’est la vie quotidienne d’un royaume en délitement, qui, à travers ce complot, est ainsi évoquée, tout en prenant appui sur le souci d’un réalisme efficace. Cependant, le roman n’a rien à voir avec une quelconque recherche de l’origine, ni une quête d’identité immédiate, de même qu’il n’a pas, à notre sens, de visée explicative. Il raconte, et c’est déjà intense.
Il raconte, par exemple, les amazones du roi, leur maîtrise du champ de l’autorité, exhibée par une cruauté sans borne. La fiction sert au déploiement de l’histoire, dans une période donnée, avec ses acteurs identifiés, mais aussi le resserrement du champ et sa cohérence, par le retour des personnages, et dans la difficulté de rétablir des généalogies en raison des dispersions fréquentes des familles. Ainsi, les êtres parviennent à retrouver les témoins inconscients de cette histoire : un père peu reconnaître son fils, des années après sa naissance. Il raconte enfin la naïveté des personnages, pas toujours héroïques, les systèmes à doubles contraintes dans lesquels ils se prennent les pieds, en particulier le maître de cérémonies, artisan malgré lui de sa propre défaite et de celle de son roi vénéré.
Le déplacement des perspectives va au-delà de considérations identitaires que l’on penserait immédiates : il emporte le lecteur dans la cale négrière, et raconte cette transmission mystérieuse des dieux dans le monde de l’autre bord de l’eau. Il montre aussi, dans le Brésil des plantations, les dysharmonies et les errances. Le maître de cérémonies y trouve son nom, Sule, et se convertit à l’islam. Mais aussi, il fait connaissance et participe à la bouffonnerie de l’émergence d’une religion nouvelle, commandée par le maître. Les incohérences liées à l’esclavage y paraissent au grand jour, comme les désaffiliations, et, là encore, les généalogies nouvelles. Un autre mérite du roman est de remettre en scène les personnages qui, tel Félix Santana, luttèrent toute leur existence pour l’abolition de l’esclavage, lutte dont le bénéfice symbolique ne saurait être attribué à la seule pensée occidentale, l’auteur le rappelle. Kangni Alem reconstitue alors les fils ténus des conspirations et des réseaux, l’apprentissage de l’écriture, comme la nécessité d’inverser les rapports de force, mais aussi les trahisons sordides qui aboutissent à la ruine des insurrections, telle celle des Malês, à Bahia. Il rencontre, enfin, sur le chemin de la traversée du retour, les déceptions et la continuation d’errances analogues, avant que les personnages impliqués ne fassent leur ce constat de « la banalité du mal » : hommage est rendu ici par Alem à Hannah Arendt, mais qui dit aussi ce point aveugle de l’histoire et du roman contemporain, que peu ont relevé, sans susciter la colère irrationnelle de détracteurs, souvent mal à l’aise.
Kangni Alem ouvre ainsi une brèche dans le roman africain, ou plutôt dans la considération dans laquelle il est souvent tenu : point n’est question, ici, de postmodernité, ni de postcolonialité. En revanche il y est accompli le retour sur des mythes désagrégés. Le monde, y compris celui d’Abomey, est déjà celui d’une hybridité toujours-déjà ici, pas plus problématique qu’elle ne se voudrait rassurante, comme le montre la présence même de Chacha et surtout de sa lignée (il y eut effectivement d’autres Chacha après le premier…). L’esthétique qui est convoquée ici ne correspond à aucune des attentes prétendues. Elle est avant tout effort vers l’effet de vérité, celle d’une écriture en cohérence avec son projet, et non d’abord en direction d’un engagement qui viendrait banaliser la perspective définie par la littérature. En même temps, elle rend hommage, discrètement, mais visiblement, à certains grands devanciers. Un lecteur attentif trouvera, par exemple, une évocation des Soleils des Indépendances, de Kourouma, qui fut longtemps, on le sait, togolais d’adoption. C’est par là aussi, qu’hommage est d’abord rendu à la littérature, qui elle, a le pouvoir de faire sens à tout moment et de nous renvoyer à notre propre actualité. Raconter le bannissement des esclaves révoltés vers leurs terres d’origine pourrait ainsi nous rapprocher de certaines actions pitoyables qui nous sont, elles, immédiatement contemporaines.

1. http://www.museum.wa.gov.au/
collections/maritime/march/treasures/
matthews.html (consulté le 09.05.09)
Esclaves, Kangni Alem, Paris, JC Lattés, 2009, 18€///Article N° : 8673

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