Métro

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Elle ne suscite plus le désir. Ce n’est pas important et elle le sait.

Elle est après tout une vieille femme, elle a plus de soixante ans. Et elle est désormais une caricature, la vieille, évidemment sympathique mais qu’on voit sans vraiment voir, qu’on écoute sans vraiment écouter.

Elle est au purgatoire, reléguée à l’office du deuil avant la mort.

Ce n’est pas important mais elle a envie, encore, un peu, parfois, du regard de l’autre, qui, un instant, la rendra à la vie, à une possible exaltation. C’est un désir irrationnel et infantile, sursaut de l’adolescence alors que son corps s’écroule mais elle en a besoin.
Elle en a toujours eu besoin. D’un regard qui lui indique qu’elle existe, qu’elle existe aux yeux des autres, un regard qui lui accorde l’autorisation de s’aimer, de se tolérer, un regard comme une brise fraîche, légère qui sur sa peau vogue, flâne, qui s’exerce à l’éveiller puis à la détruire.

Et c’est ainsi que dès que l’occasion se présente elle se rend dans le métro.

Elle se laisse diluer dans les vertiges de la mécanique, elle perd de sa pesanteur, devient automate, machine dans la machine, flux des corps, matière évidée sur une mer de ferraille et elle gît dans cette attente qui désormais ne se résoudra plus.

Mais elle attend, ne cesse d’attendre.

Elle avait commencé ce rituel, ces tournées dans le métro, peu après son arrivée à Paris. Ainsi se distendre dans la foule, la masse gluante des inconnus, se mêler à tout le monde sans devoir pour autant se justifier, s’expliquer, être enfin anonyme. Elle savait ses limites mais le jeu de la transgression lui plaisait, pouvoir se réinventer, devenir autre, remplacer son masque par un autre.

Elle était alors encore belle, sa peau si lisse et si brune, on la trouvait exotique et charmante, une fille qui parle si bien notre langue mais qui vient d’ailleurs. On adorait sa discrétion, cette volupté du non-dit mais qu’est-ce qu’on savait vraiment d’elle ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien leur dire ? Qu’il y avait en elle, engoncé dans ses tripes, un cri, primaire, viscéral qui voulait perforer les pores du silence. Qu’elle avait fui son pays, sa famille, le complot de l’ennui et des certitudes briseuses de rêves, qu’elle avait épousé un homme d’une autre communauté, qu’elle voulait être enfin seule, enfin libre.

Qu’est-ce qu’elle pouvait leur dire ?

Et elle attend. Dans le métro.

À quoi penses-tu ? À ton mari, cet homme pragmatique et déterminé, qui ne comprend rien à rien. À cette vie de couple d’abord construit dans la passion et qui s’étiole dans l’absence. Ki faire to casse to la tete, tout est simple, il faut avoir des ambitions, vouloir bouger, avancer dans la vie, se fixer des buts, tout le reste n’est que palabres. C’est ce qu’il te dit, te répète depuis bientôt trente ans.
Mais tu ne l’écoutes plus.

Penses-tu à l’enfant que tu n’as pas eu, à ton corps qui demeurera stérile ? Penses-tu à tes velléités d’écrivain, à ce désir qui a surgi à la trentaine, écrire des livres mais désir qui a très vite succombé à tes doutes, à tes incertitudes ?

Penses-tu à ce que tu as toujours été, à ce que tu es, le sentiment de l’exil, de n’être jamais à sa place, de ne pouvoir enfin trouver un lieu où te défaire ?
Là-bas, c’est la prison de l’inculture, du devoir, du qu’en dira-t-on, ce sont les fastes du mensonge et de l’hypocrisie, on se vautre dans une médiocrité obsessive et sans retenue.
Ici, on se terre dans le froid de peur de s’approcher des autres, on croit pouvoir s’oublier dans les cabales de la matière, on construit des édifices impressionnants, de l’esprit et dans la pierre, mais qui cachent la plus grande solitude, la plus grande angoisse.

Là-bas la ressemblance qui efface, dissipe.
Ici la différence qui écarte, exclut.

Qui es-tu ? Est-ce que tu le sauras jamais ? Qui es-tu ?

Est-ce si important car les autres vivent, du moins ils croient vivre, pourquoi faut-il donc se contraindre à la lucidité alors que l’illusion suffit ?

Et elle attend un regard, qui ne sera pas doux ou subtil, pas aujourd’hui, mais qui viendra, comme une nuée de sang, l’enlever, qui la transportera, ailleurs, plus loin et alors elle n’aura plus à penser, elle n’aura plus à vouloir, elle sera dans la pleine possession d’un désir, certes fugitif, mais qui donne sens.

Elle est de retour chez elle. Vaincue.

Il est tard. Il fait froid. Son mari n’est pas encore retourné du travail.

Elle a envie d’écrire mais elle sait bien que cela ne sert à rien.

Elle ne suscite plus le désir. Ce n’est pas très important et elle le sait.

Il y a des somnifères dans le tiroir. Il est sans doute temps de dormir.

///Article N° : 8575

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