« La photo m’a permis d’interroger mes propres images et d’instaurer un dialogue avec la Caraïbe »

Entretien de Virginie Andriamirado avec David Damoison

Print Friendly, PDF & Email

Né d’un père martiniquais et d’une mère française, le photographe David Damoison installé à Paris, interroge les identités créoles à travers les différents territoires de la Caraïbe où il a travaillé. De Cuba à Haïti, de la République Dominicaine à la Guadeloupe ou la Martinique, il a réalisé des séries de photos qui ont fait l’objet de diverses expositions et publications (1). Pour Kréyol Factory, grande exposition d’art contemporain sur les créations des territoires caribéens et indo-océaniens – présentée à la Grande Halle de la Villette à Paris -il a photographié la communauté antillaise d’Ile de France.

Votre travail est exposé dans le cadre de deux séquences de Kréyol Factory. Dans la première, intitulée Traversées, vous présentez un montage photo qui joue sur la transversalité en faisant appel à la mémoire collective tout en l’inscrivant dans le présent globalisé. Quel a été votre fil conducteur pour ce montage ?

Je suis parti de deux photos d’un même personnage, arborant un tee shirt USA, prises dans une décharge à Bamako. C’est l’une des rares fois de ma vie où j’ai photographié quelqu’un sans prendre son visage. J’ai photographié sa main et son torse et j’ai pris une autre photo avec ses pieds. Je ne sais pas pourquoi je l’ai cadré comme ça. Peut-être que j’ai mis en relation son tee shirt avec ce qu’on appelle en Haïti les pépé, ces vêtements récupérés en Occident et expédiés par ballots dans les pays du Sud. En réfléchissant à des assemblages d’images par rapport à ce que j’avais envie d’exprimer, j’ai travaillé avec une gravure ancienne du XVIIe siècle trouvée en Haïti. C’est une scène où l’on voit Amerigo Vespucci (1) apportant la civilisation en Amérique représentée par une femme allongée. En arrière-plan, j’avais été frappé par une scène d’anthropophagie où des indiens se dévorent entre eux. J’ai trouvé intéressant de mettre cette scène en résonance avec une image d’aujourd’hui, montrant ce jeune malien dans une décharge avec son tee shirt USA. Cette image pose la question de l’héritage du passé et de ses conséquences sur le monde contemporain.

Dans la seconde séquence, intitulée Chez soi – de loin, vous avez saisi des morceaux de vie au sein de la communauté caribéenne de Paris. Comment avez-vous abordé ce travail qui pour vous n’est pas neutre, étant vous-même issu de cette communauté ?

C’est une commande spécifique de La Villette pour l’exposition. Elle est mise en écho avec le travail d’autres photographes également invités à photographier les communautés antillaises de Londres, Miami et New York. Nos photos sont projetées en boucle sur des grands écrans et sont accompagnées d’une bande-son créée pour l’occasion. Pour moi c’est un challenge. Si j’avais participé à un travail avec n’importe quelle autre communauté vivant à Paris, j’aurai peut-être travaillé différemment. Là je me suis senti responsable de ce que je montrais. Mon objectif était de montrer quelques visages de la communauté antillaise d’Ile de France que j’ai abordée avec un regard frontal, emprunt du sentiment d’appartenance que j’ai à cette communauté. J’ai été très attentif à la manière dont les personnes photographiées allaient être perçues et comment elles allaient se percevoir. J’étais porté par la volonté de réaliser des portraits qu’ils puissent s’approprier et avec lesquels ils se sentent en accord. C’est un travail très différent de ce que je fais d’habitude où je ramasse les images dans la rue. Là, j’ai choisi la couleur et il était pour moi impensable de faire des images volées.

Votre travail sur les identités créoles au cœur des diverses séries photographiques que vous avez réalisées répond t-il à une volonté de résistance par rapport à la dispersion de ces communautés et à un désir de restituer des traces communes ?

Oui mais c’est aussi un désir de montrer les conditions de vie ici et là-bas. C’est ma manière de participer à une réflexion sur le monde d’aujourd’hui en partant de mon histoire familiale. Étant né en France où j’ai toujours vécu, il fallait que j’apprenne à connaître la Martinique que me décrivait mon père pour comprendre d’où je venais. Enfant, mes parents m’y amenaient tous les cinq ans et, désormais, j’y retourne chaque fois que je peux. Ces retours sont essentiels. Ils m’aident à marcher ici. Parallèlement à la découverte de mon pays, je découvrais une autre communauté installée en France qui est à la fois de là-bas et d’ici. De par leur histoire, les communautés caribéennes se sont très tôt ouvertes sur le monde. Prendre la mesure de leur apport spécifique au monde, de l’héritage laissé par nos ancêtres, permet d’être plus à l’aise et à égalité avec toutes les autres cultures.
Quant aux traces communes, elles existent dans les êtres. C’est tout simplement l’unité de l’espèce humaine qui est manifeste partout. Lorsque l’on s’engage sur un travail comme celui-ci, il faut essayer d’aplanir la forme qui peut être différente selon les territoires, mais au fond, les êtres sont animés par les mêmes choses.

Même si l’accent est mis sur les individus, les décors dans lesquels ils sont saisis et la manière dont votre regard les y inscrit ne sont pas anodins… Prenons l’exemple d’une des photographies de la série La rose est sans pourquoi, présentée à Kreyol Factory, montrant un jeune homme à vélo.

Ce jeune homme à vélo qui regarde l’objectif, tourne le dos à un bloc d’immeubles dressé comme une masse au-dessus de ses épaules. J’ai en effet voulu l’inscrire dans son cadre de vie. J’ai pris cette photo lors d’une commémoration qui avait rassemblé beaucoup de monde et notamment les personnes vivant dans ces barres d’immeubles. C’est une architecture de briques rouges, presque stalinienne qui est assez présente à la périphérie de Paris où vivent beaucoup d’Antillais. Les premières générations d’immigration antillaise vivaient à l’intérieur de Paris et à partir des années 60, les gens se sont logés là où c’était plus accessible, c’est-à-dire hors de Paris.

Par rapport à vos photos de la série Paris Caraïbe (3) où les gens semblent presque perdus dans un cadre, le décors est ici moins écrasant pour le personnage, comme s’il était, d’une certaine façon, plus assumé. On peut supputer que l’héritage du passé est peut-être moins chargé pour ce jeune que pour ses parents…

Il est chargé mais différemment. Dans Paris Caraïbes, j’ai forcé le trait en le théâtralisant. Pour Kréyol Factory, j’ai voulu montrer les choses avec des touches plus subtiles. Parce que j’en suis issu, représenter la communauté antillaise d’Ile de France était pour moi une mission périlleuse. Il fallait que je fasse attention à ce que j’allais montrer. J’ai essayé d’aborder ce travail en englobant toutes les sensibilités tout en essayant de faire attention avec les symboles. C’est ma participation de vie à une communauté qui existait avant moi et qui va continuer après moi. Je vais d’ailleurs essayer de poursuivre ce travail parce qu’on peut montrer pas mal de choses en ayant plus de distance, en étant plus « objectif ».

Dans Paris Caraïbes, les photos qui paraissaient le plus « légères » sont celles où l’on voit des enfants, qui s’approprient l’espace dans leurs jeux, contrairement aux adultes qui y semblent un peu perdus et cela, autant dans les photos prises en France, que paradoxalement sur celles prises dans la Caraïbe comme si, même là-bas, le territoire ne leur appartenait pas…

Bien sûr. C’est la réalité. Quand on arrive là-bas sous ces tropiques célébrés en carte postale, on se retrouve dans une réalité qui est bien loin de la carte postale.
En Haïti, le territoire appartient aux gens. Ils le savent. Il s’en dégage une très grande fierté. En Martinique c’est délicat. Les gens savent que la moitié de la terre ne leur appartient pas. Le rapport avec la France est plus compliqué : la Martinique est un département français mais la France n’est pas leur pays. Il peut parfois exister un sentiment de dépossession.

Vous parliez d’appartenance communautaire en vous référant à la communauté antillaise. Vous êtes né en France, vous retournez régulièrement aux Antilles. Quelle relation entretenez-vous avec les deux sociétés dont vous êtes issu ?

Mon sentiment d’appartenance à la communauté Antillaise en dépit de mon métissage est pour moi une évidence. Il est naturel de toujours se porter vers celui qui n’est pas en situation de puissance. Lorsque j’étais enfant, les deux cultures s’équilibraient à la maison. En grandissant, je me suis rendu compte que dans le monde il y avait un problème entre la culture de mon père et celle de ma mère. Comme je sentais un déséquilibre à la fois d’image et de représentation, j’ai tout naturellement porté mes efforts vers ce qui me semblait le plus fragilisé. Et cela est passé par la photo qui m’a permis de construire mes propres images et d’instaurer un dialogue avec la Caraïbe. Ces explorations au sein de ma communauté d’origine me disent aussi des choses de moi qui me renvoient au regard de mon père. Quand il est décédé, il y a eu une sorte de vide dans ma vie. Quelque part, à travers mon travail de photographe, je cherche à retrouver son regard.

Votre double appartenance qui vous permet d’être à la fois dedans et dehors vous a t-elle facilité la tâche dans votre travail au sein de la communauté antillaise ?

Le fait que mon père était du marigot en Martinique m’a ouvert certaines portes mais dans d’autres situations, j’ai rencontré quelques réticences, justement liées à mon appartenance à la communauté. Par contre, le fait de connaître les choses de l’intérieur m’a permis de mieux les percevoir. La finalité des photos que l’on a coutume de voir en France semble dire : « regardez comme vous êtes bien ici, regardez comme c’est dur d’être là-bas ». Ils sont très rares ceux qui arrivent à regarder l’autre de manière juste. Quand on se plie aux médias, il faut que ça saigne, ou que l’on donne dans la carte postale. Mais montrer l’autre comme un frère, ça passe moins. Dans ma manière de montrer, je recherche l’altérité, même s’il y a une distance puisque la personne est photographiée.

Ce parti pris d’aller à l’encontre des clichés habituels, s’inscrit-il dans une volonté de réparation ?

Oui. Pour ce travail, j’ai choisi de travailler la couleur sur un format carré avec un parti pris de frontalité où les regards sont présents. Je ne voulais pas réifier les personnes que je photographiais, les rendre objets d’une considération esthétisante ou misérabiliste. Je voulais mettre l’accent sur l’humain.
C’est la première fois que je travaillais en couleur sur Paris. Parce que le noir et blanc peut vite sombrer dans une interprétation misérabiliste ou stylisée, je voulais quelque chose de soft. Les gens m’ont vu faire et je voulais par ma gestuelle leur montrer qu’on travaillait en confiance. Mais il n’était pas non plus question pour moi de faire de l’angélisme. J’ai essayé de porter le regard le plus juste possible, animé par le désir de montrer le réel sans être dupe.

Existe t-il selon vous une esthétique créole et comment la définiriez-vous ?

Oui, bien sûr qu’elle existe. Elle est palpable dans le quotidien où elle est souvent mise en œuvre par les femmes. Elle est visible dans les intérieurs des gens. On peut la voir dans l’organisation de l’espace, des formes, des couleurs. On la voit dans la rue, dans les attitudes des gens, dans les postures et elle se décline partout. Ensuite entre en jeu les confluences. Selon que ces territoires aient été baignés par la culture espagnole ou française, les perceptions sont différentes, les vibrations ne sont pas les mêmes. Dans la Caraïbe, les îles qui ont été baignées dans la culture hispanisante dégagent une énergie particulière qui ne vibre pas de la même façon dans les autres territoires.
Quant à la dimension artistique de l’esthétique créole, elle sera sans doute en partie révélée par Kréyol Factory. On verra justement ce qui va s’en dégager. Chaque artiste travaille dans un coin différent même si la majorité d’entre nous connaît le travail des autres. Il y a des sensibilités diverses et c’est ce qui sera intéressant. Certains artistes sont déjà très loin même dans leur propre pays comme Mario Benjamin d’Haïti, à la fois proche de son pays par sa force, son mystère, ses énergies mais qui se situe déjà dans une production internationale.

1. – Les maîtres de la parole créoles, texte de Raphaël Confiant et Marcel Lebielle, Ed. Gallimard, 1995
– Le Galion, texte de Raphaël Confiant, Ed. Ibis Rouge, prix du livre insulaire 2000
Paris Caraïbe, le voyage des sens, texte de Monchoachi Ed. Atlantica, 2002
Vodou, un tambour pour les anges, texte de Louis-Philippe Dalembert et Laënnec Hurbon, Ed. Autrement, 2003
2. Amerigo Vespucci (1454-1512), marin et navigateur florentin qui aurait donné son nom au nouveau monde mais dont le rôle dans la découverte de l’Amérique est sujet à controverse.
Exposition Kreyol Factory, des artistes interrogent les identités créoles, Parc de la Villette Grande Hall, du 7 avril au 5 juillet 2009.///Article N° : 8531

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
La rose est sans pourquoi, 1991-2008. Kreyol Factory © David Damoison
La Rose est sans pourquoi. 1991-2008. Kreyol Factory © David Damoison
Série Parole, n°4,montage photographique.2007 © David Damoison





Laisser un commentaire