La leçon de cinéma de Sembène Ousmane au festival de Cannes 2005

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Après les cinéastes les plus connus au monde, l’aîné des anciens a été sollicité par le festival de Cannes pour donner la traditionnelle leçon de cinéma, événement du festival. Devant la salle Buñuel au Palais du festival, pleine et attentive, le doyen a parlé durant une heure et demie de sa démarche de cinéma en répondant aux questions de Jean-Pierre Garcia, directeur du festival d’Amiens, qui commença par présenter Sembène comme  » le défricheur et le témoin « 

D’où est venue votre passion pour le cinéma ?
J’ai vu mes premiers films à Ziguinchor. Les jeunes voyaient les films à l’envers, de l’autre côté de l’écran : le poulailler ! J’ai toujours été fasciné par l’image. Dès 5 ou 6 ans, les grands-mères nous racontaient des histoires. J’étais fasciné par tel ou tel conteur et par leur parole, l’image se construisait dans ma tête. Littérature et cinéma m’ont toujours préoccupé à importance égale. Le village, c’était de grands moments d’initiation. Il y avait la case de l’homme, pour la circoncision. On y passait une retraite de trois mois, dans la tradition mandingue. On nous enseignait la généalogie, l’histoire, les légendes. Rien à voir avec l’école coranique où l’on doit mémoriser les versets du Coran sans en connaître la signification.
Je ne peux rien dire de ma vie qui soit prémédité : j’ai vogué comme ça. Je voulais, après mon séjour à Marseille, connaître le Continent : j’en ai fait le tour, pour apprendre. Dix jours sur le fleuve Congo par exemple, à l’époque de Lumumba. Ce que j’y ai vécu m’a fasciné : je me suis dit que j’allais apprendre le cinéma. En France, avec le soutien d’hommes comme Georges Sadoul, je me suis retrouvé à Moscou. J’avais 40 ans bien sonnés. J’ai laissé femme et enfants pour apprendre le cinéma. Si vous respectez votre père, c’est bien, mais si vous n’y apportez pas quelque chose de nouveau, vous serrez toujours inférieur à votre père.
L’Afrique passée ne reviendra plus : comment appréhender une nouvelle Afrique ? Comment parler à tous les Africains ? Les langues limitent la compréhension. J’apprends encore ! Le cinéma est l’art populaire le plus proche de nous : nous passons de l’oralité à l’image.
Le Mandat, en 68 : je me suis retrouvé en projection au Cameroun. Un commissaire me demande à l’hôtel :  » Je te paye une bière !  » J’ai pensé que c’était grave ! Mais c’était pour me dire que l’histoire du Mandat lui était arrivée personnellement ! En Guinée Conakry, les gens récitaient tout le texte durant les projections !
Le cinéma est une école du soir permanente. Les gens participent.
Emitaï, projeté en Casamance. Les anciens sont venus voir le film en plein jour, pour voir si je montrais le bois sacré. Ils ont dû attendre la nuit et quand elle est venue, ils ont chassé toutes les femmes. Je suis initié, mais il faut démystifier le bois sacré !
Je suis politique. J’accepte les hôtels confortables où on m’offre de l’eau importée d’Europe, mais je refuse la voiture. Je veux non être près de mon peuple mais exprimer ses rêves, ses pulsations.
Des fois ce peuple exagère ! En quarante ans d’indépendance, les autorités de chez moi ont plus tué que cent ans de colonisation ! Ce n’est pas au nom de la démocratie mais pour rester au pouvoir. Celui qui y arrive, vous le voyez dans les 48 heures à l’Elysée tendre la cébille. Nos cousins français ont l’habitude de donner des leçons. Je me suis donc demandé quelle leçon je pouvais bien leur donner ici !
Les guerres marquent votre cinéma et votre réflexion.
Dans l’histoire de nos rapports, ces guerres ont bouleversé nos pays et donné une conscience aux Africains. 1789 est une révolution dont le monde vous est redevable, mais après, il y avait des indigènes et des sujets français. Après la guerre de 14-18, ce fut la période de l’assimilation : la plupart des Africains voulaient ressembler aux Français. On lissait les cheveux etc. On était de bons Français. En 39-45, des jeunes comme moi, tant bien que mal patriotes, se sont dit qu’il fallait défendre la France. La masse des jeunes commençait à prendre conscience : on a commencé à écrire. Il y avait par exemple le journal Quartier latin au Bénin, à St Louis aussi… On a vécu la guerre avec les Français en famille, dans la même case, en cousins. Un jour, un soldat français m’a demandé d’écrire une lettre pour lui. Je le regarde : il n’était pas manchot ! J’étais tellement ignorant que je croyais qu’ils naissaient avec l’écriture. Nous les avons vus pleurer. On retrouve ce que décrit Amadou Hampâté Bâ dans Amkoullel : on se demandait si le commandant allait faire caca et à quoi celui-ci ressemblait ! Quand on a les mêmes poux, les mêmes cancrelats, on se comprend différemment. Les marraines étaient plus que des soignantes : elles soignaient les blessures du cœur. Voilà comment on a beaucoup appris.
Je suis venu à Marseille travailler avec la classe ouvrière. Je vivais avec les Français. C’était des écoles. J’étais au syndicat avec 5000 dockers. On s’est battu contre la guerre du Vietnam. Nous avons appris : c’est les autres qui m’ont appris, les cousins m’ont aidé à comprendre mon peuple.
À la CGT, il y avait une bibliothèque. L’Afrique était toujours assistée : je voulais m’exprimer et j’ai écrit Le Docker noir. Je suis un enfant de mon temps, ballotté de droite à gauche. Quand j’ai fait la connaissance de Georges Sadoul, je voulais rencontrer Charlie Chaplin, pour lui demander comment il avait fait pour durer. La première image des Temps modernes, ce sont des moutons blancs. Nous sommes un peuple de moutons : ça m’a fasciné ! Je suis venu au cinéma pour apprendre.
Pour chaque film que je fais, j’essaye de m’adresser au plus grand nombre d’Africains. J’essaye d’être moins bavard et d’exprimer notre époque.
Borom Sarret est une vraie leçon de cinéma en soi, par la précision et la force du travail de scénario. Vous disiez quand nous avons préparé ce dialogue que le scénario doit plus donner à l’œil qu’à l’oreille, qu’un scénario doit amener l’œil à attendre.
Le cinéma, c’est de l’argent mais moi, j’ai vu que c’était deux choses. Avant d’étudier le cinéma à Moscou, j’avais vu Le Voleur de bicyclette. À Moscou, c’était le Kino Pravda, le cinéma vérité. Pourquoi ne pas puiser dans ce savoir ? C’est ce que j’ai fait. Montrer en 20-25 minutes les drames qui vont venir, qui assaillent l’Afrique. Il fallait que ce soit l’œil qui parle et non l’oreille. La Noire de… était à la Semaine de la Critique, et c’était plus important que le festival lui-même. J’ai fréquenté la rue d’Ulm : les maîtres ne nous ressassaient pas des discours à répétition. L’artiste n’a pas besoin de paraître : on lui demande juste de faire de l’art. Je vais à un enterrement mais celui qu’on enterre ne viendra pas au mien : c’est la richesse de l’être humain.
Quand je suis rentré d’Europe avec mes disques (la CGT m’avait fait connaître le théâtre, l’opéra etc.), ma mère me demandait de remettre l’adagio de Bellini, que j’ai d’ailleurs repris deux fois dans mes films. Je ne savais pas comment cette musique lui parlait : quel rapport pouvait avoir cette Africaine qui n’est jamais sortie de son trou et cette musique ? Cela repose l’éternelle question : comment parler à mon peuple ?
Il n’y a pas d’esthétique du cinéma africain : chaque artiste a son style, sa démarche. L’exception culturelle n’est pas un mot vide de sens.
Vous disiez à Paulin Soumanou Vieyra :  » Nous voulons comme nos poètes, nos romanciers, apporter à l’universel le vrai visage de l’Afrique « .
Il n’y a rien d’universel pour un artiste : c’est d’abord la pulsation de son peuple. Il faut voir et revoir Les Statues meurent aussi d’Alain Resnais et Chris Marker : on y apprend beaucoup sur l’esthétique, la valorisation des masques. Le film a longtemps été interdit pour son commentaire, non pour ses images. Nous avons un art et il convient de faire la différence entre culture et civilisation : la culture est une référence à un groupe donné tandis que la civilisation est ce que nous partageons tous. L’Afrique part de ses cultures vers une civilisation, qui hérite de toutes les cultures.
La Noire de… portait sur la difficulté de communiquer avec le néocolon. On peut voir dans le masque qu’offre la jeune femme au couple de Blancs un rôle précis, une référence à l’au-delà et au monde des esprits. Un Européen n’y verra qu’une forme. Cette relation au sacré est autre…
Je souhaite qu’il y ait des ruptures entre les francophones et la France. Les textes signés ne sont pas valables. Quand vous partagez un lit avec quelqu’un, dites-lui où se trouve votre abcès. Les Africains et les masques : les Africains les ont souvent massacrés en raison de l’islam. Ils n’ont rien conservé : où sont les musées ? Dans La Noire de…, la jeune fille se prostitue : elle donne le masque. Il a été porté aux ordures et elle l’a récupéré. Elle le récupère pour pleurer dessus. L’enfant à qui on le ramène joue encore avec. C’est une critique de ma société. Senghor était contre ce film !
Questions de la salle :
Que pensez-vous de l’initiative de Souleymane Cissé avec l’UCECAO ?

Je suis d’accord avec Souleymane et il le sait. Sur les 80 salles qui fonctionnaient au Sénégal à la décolonisation, on en a maintenant une dizaine. Mais ce n’est pas le travail d’un réalisateur ! Le manifeste de Niamey est toujours valable ! C’était au moment de Cabascabo : le président est venu me remettre dix millions en chèque : je le lui ai rendu, lui disant que nous n’étions pas venus chercher de l’argent. Inoussa Ousseini m’a ensuite convaincu de l’accepter pour que cet argent soit utile.
Quels sont les réalisateurs qui vous ont influencé ?
Les hommes que j’admire, je les garde pour moi. Truffaut a refusé de voir Xala à Dakar parce que le film était censuré. Cela m’est allé droit au cœur.
Dans ma vie d’errance, j’ai rencontré Melville. Le Silence de la mort d’après Vercors est un bel exemple : quand l’Allemand descend les marches, on l’entend boiter. Je dois beaucoup aux autres.
Comment aider les jeunes cinéastes africains ?
Des séminaires existent pour apprendre le cinéma : ils sauront sur quel bouton appuyer mais il faut une école ! Elle permet de mieux comprendre les autres et ce qu’il s’est passé avant. C’est toute la symbolique qui est importante : on a plein de métaphores sur l’Afrique, il faut les utiliser. Les maîtres auxquels je fais référence connaissent leur culture. Il faut que l’Afrique ait ses écoles de cinéma !
Le Maghreb est souvent mis à part.
Nous n’avons jamais divisé l’Afrique. C’est ici à Cannes que nous avons comploté les JCC à Carthage avec Tahar Cheriaa. Ce sont nous cousins qui nous séparent. Les dirigeants du Maghreb regardent davantage vers le Nord que vers le Sahara, sauf quand il y a football ! Cette division Sud-Nord vient en partie de nous, de nos dirigeants.
Vous occupez-vous de la diffusion de vos films ?
Moolaadé a été doublé en six langues africaines pour en faire un outil de travail contre l’excision. Je n’apporte que mon travail et ma discussion mais laisse les gens s’organiser comme ils l’entendent.
Quelle relation faites-vous entre littérature et cinéma ?
La littérature est le substrat de tout film. Le cinéma permet d’élaguer le surplus qui serait bien pour la littérature. C’est le côté positif : il faut construire son décor. La faiblesse de nos films est qu’on veut tout mettre à la fois dans nos scénarios.
Quels sont vos projets ?
Moolaadé est le deuxième volet d’un cycle L’Héroïsme au quotidien. Dany Glover a acheté les droits d’adaptation des Bouts de bois de Dieu. C’est un travail difficile : ce livre est enseigné dans toute l’Afrique, chacun a son idée.

///Article N° : 8525

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