Le cinéma amazigh au Maroc

Eléments d'une naissance artistique

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Il y a 16 ans, le monde audiovisuel marocain a vu naître un cinéma d’un autre genre, le cinéma amazighophone. Celui-ci avance doucement mais sûrement. Il a débuté par la production de films vidéo avant d’arriver à la phase de la production cinématographique, les films pouvant ainsi être projetés dans les différentes salles de cinéma du pays. Ces films sont tournés en tamazight, une langue du Maroc profond, notamment du Sud marocain, et puisant dans un passé qui a unifié l’Afrique du Nord à plusieurs reprises. Leur style de réalisation est simple, reflétant la simplicité de la vie rurale, mais aussi capable de faire sentir la beauté de l’âme, le charme de la nature, l’authenticité de l’histoire, Cela n’empêche pas le nouveau de coexister avec l’ancien dans tous les aspects de la vie. Les premiers films marocains produits en tamazight étaient marqués par le déracinement de la langue, de la pensée, des thèmes et des décors. L’authenticité du cinéma amazigh vient ainsi de son capital symbolique fondé sur le local et le vécu, ce qui en explique le succès grandissant. Cependant, le film amazigh manque encore de ce raffinement artistique qui lui permettra d’accéder au niveau de la vraie créativité, loin de tout amateurisme et de toute exploitation purement commerciale.

Un début difficile
Le film amazigh se heurta à ses débuts à des entraves. Le premier film failli payer son audace d’être le premier dans son genre. Il a fallu plus de trois ans pour qu’il voie le jour, et encore plus pour l’écrire. Il fut ensuite piraté avant même d’être rendu public, ce qui ne l’empêcha pas de connaître un grand succès. L’idée de produire un film amazigh a longtemps séduit Lahoucine BIZGUAREN et vers 1985 alors qu’il dirigeait à Inezgane la troupe théâtrale « Tifawin » (Lumières). L’idée germait en lui depuis longtemps, jusqu’à ce qu’il réalise le film Tamghart wurgh (Femme d’or, 1993). Au début, le projet s’est heurté à l’insuffisance des moyens nécessaires à la production d’un film vidéo. On lui disait qu’un film en tamazight serait voué à l’échec puisqu’on croyait que l’utilité de cette langue orale était limitée aux échanges de tous les jours. Mais le public a adhéré à cette histoire de femme forte à la personnalité exemplaire, capable d’affronter les obstacles pour s’affirmer et supporter avec dignité l’éloignement de son mari séjournant à l’étranger. Le film a cassé les tabous et ouvert les portes fermées.
Produits en grande quantité, public nombreux
L’inattendu est arrivé. Les premiers films amazighs (Tigigilt Tihiya, Imzwag, …) ont suscité un large intérêt, surtout après le succès de Tamghart wurgh, ce qui encouragea d’autres producteurs à entrer en scène. 28 sociétés de production produisirent ainsi 158 films de 1992 à 2008, sans compter les films amazighs produits par la première chaîne nationale, au nombre de 7.
Les spectateurs retiennent par cœur les dialogues clés de tels ou tels films et se les racontent. Certains cafés projettent même publiquement des vidéos pour attirer des clients.
Idée, caractérisation et héros
Des sociétés se sont spécialisées dans la production de films amazighs, et mettent en scène les actions héroïques de personnages tels que Hamou Ounamir, héros d’une histoire éponyme de la mythologie amazigh, Dda Hmad Boutfounast, etc. Il est généralement reconnu que Lahoucine OUBERKA est l’acteur le plus marquant à ce jour dans le cinéma amazigh. Il est connu auprès de son public en tant que Dda Hmad Boutfounast grâce à son rôle dans Dda Hmad Boutfounast d’40 oumkhar (Dda Hmad Boutfounaste et les 40 voleurs). Lahoucine OUBERKA incarnaMokir dans le film du même nom et qui donne une suite au premier. Il y campe son personnage avec conviction, de par sa personnalité caractéristique, son sens de l’humour et de la cocasserie, devenant ainsi une star du cinéma amazigh. Originaire de la région d’Irsmouken au sud d’Agadir il s’est déplacé à Casablanca pour tenter sa chance en tant qu’acteur. La société Warda Vision l’a accueilli et l’a aidé à devenir célèbre. Dans ces deux longs métrages, il a joué sous la direction du réalisateur Mohamed SALOT, connu aussi sous le nom d’Agouram ARCHACH.
Larbi LHDAJ, souvent appelé Larbi, a marqué le cinéma amazigh par ses rôles comiques. Avant, il faisait facilement rire les gens en faisant le clown (bakchich) dans le cadre du théâtre traditionnel au sud du Maroc, ce qui lui a permis de bien remplir son rôle de comique dans le cinéma par la suite.
La femme est présente elle aussi dans le cinéma amazigh dès le début. Ibba MAMAS, de son vrai nom Amina Elhilali, est connue par son style et ses efforts pour la promotion du film amazigh. Elle est la première actrice à incarner le rôle d’une mère dans un film amazigh dans Tamghart wourgh. Le 3e festival national du film amazigh à Ouarzazate lui rendit hommage.
Le public amazigh n’oubliera pas non plus Fatima JOUTAN pour ses rôles dans Ajj angh a Tafqqirt (Laissez-nous maman) et Tadgualte (La Belle-mère). Elle a également joué sous la direction de Brahim ELHNOUDI, Mohamed MERNICH, Ahmed BADOUJ, etc.
Musicien puis réalisateur
Le développement du film amazigh et sa commercialisation ont débuté avec le réalisateur Mohamed MERNICH qui, en 1992, a réalisé le premier film amazigh Tigigilt (l’orpheline). Le film tourne autour de la vie d’une artiste chanteuse, Aicha TACHINWIT, connue au Maroc grâce à son style unique de danse. Mohamed MERNICH a réalisé plus de 20 films et sa société « Sawt Mzouda » en a produit aussi une quantité importante. Il a aussi le mérite d’avoir introduit un grand nombre d’artistes dans le domaine de la réalisation et de les avoir encouragés à mettre en valeur leurs aptitudes artistiques.
Découvreur d’artistes
Avant de venir au cinéma amazigh, le réalisateur scénariste Ahmed BADOUJ a fait du théâtre. Il avait laissé la menuiserie pour se donner totalement à l’art jusqu’à ce que les portes s’ouvrent pour que le Tamazight soit utilisé au cinéma. Il a écrit beaucoup de scénarios et adapté de nombreuses histoires destinées au théâtre. Il avait marqué dans ses rôles au théâtre notamment dans 200 millions et Tagoudi. Il a joué aussi un rôle important dans l’émergence d’autres acteurs prometteurs comme Zahia ZAHIRI et Fatima BAOWJI, deux nouveaux visages pleins de jeunesse capables de dynamiser davantage le film amazigh dans les films de Lahcen SERHANE, Lahcen BIJDIGUEN, Hassan BOUACHRA, Ali AYTBOUZID…
Le festival du film amazigh
Devant la prolifération des productions filmographiques amazighes, la nécessité d’organiser un festival de film amazigh s’est faite d’autant plus sentir que les festivals nationaux ne sélectionnent pas ce type de films vidéos. L’idée d’organiser le premier festival du film amazigh est donc née et sa première édition fut organisée à Casablanca par l’Association Marocaine pour la Recherche et l’Echange Culturel (A.M.R.E.C). Quelques films amazighs marocains y furent projetés et l’expérience du cinéma amazigh algérien y fut honorée en y projetant quelques films algériens à côté des films marocains. On y a honoré également Mohamed ABAAMRANE, l’un des pionniers du film amazigh. La troisième édition du festival a eu lieu en 2008. Lors de cette édition, le film Iquaà (rythme), de Mohamed ACHAWR, a remporté le concours du meilleur court métrage, organisé en parallèle avec le concours habituel des films vidéos dont le prix porte le nom de « Targante Wwourgh » (l’Arganier d’Or) et qui fut remporté cette année par le film Igoudar (greniers) d’Abdallah ELYAZANI. Les prix d’interprétation féminine furent décernés à Karima MOUKHARJ et à Nora ELWALTITI, la première pour son rôle dans le film N’tate (Elle) de Brahim CHKIRI, la deuxième pour son rôle dans Tibdit n’ Lwalidayen (Divorce) de Lahcen SERHAN. Le prix d’interprétation masculine fut remporté par le virtuose Lahoucine BARDOISE pour son rôle dans Igoudar. L’expérience n’est qu’à son début mais elle fait preuve de réussite en créant des nouveaux prix à chaque édition de ce festival et en honorant des artistes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour le film amazigh, comme ce fut le cas dans le passé avec Ahmed BADOUJ et Lahoucine BIZGUAREN, et cette année avec chacun des acteurs virtuoses Ahmed AOUINTY et Amina LHILALI.
La manifestation propose aussi de réfléchir aux difficultés rencontrées par le film amazigh marocain et d’émettre des recommandations pour soutenir le film amazigh au Maroc. Lors de la dernière édition du festival, il a été décidé de faire de le rendre annuel afin de répondre à la prolifération des films amazighs.
Voyage de la vidéo au cinéma
Contrairement au cinéma marocain en dialecte, le cinéma amazigh a fait ses débuts en vidéo, avec les moyens du bord. Ainsi, c’est après une expérience importante dans le domaine de la réalisation et de production de films vidéo que le producteur et réalisateur Mohamed MERNICH décida de s’aventurer dans le cinéma. C’est alors qu’en 2005 il a réalisé pour le cinéma trois films en tamazight. L’un de ces films, Aghni (Privation), a participé au festival cinématographique méditerranéen pour les films court métrage qui a eu lieu en 2005. L’année suivante, se servant des moyens techniques en sa possession, il a réalisé un long métrage, Tilila (secours). Mais ce n’est en fait qu’une copie du film vidéo au niveau de la production cinématographique, du sujet et de la caractérisation. Ce qui est nouveau ce n’est que le support technique. Mais ce long métrage est nécessaire pour que le cinéma amazigh puisse s’implanter sur le sol cinématographique marocain. Il est le premier film amazigh à avoir accès aux salles. Une cérémonie a eu lieu lors de la première projection du film au cinéma Rialto à Agadir en mai 2006, en présence des acteurs du film, accompagnés par d’autres artistes et d’autres acteurs travaillant dans ce domaine. La même année, il a pu participer au festival national du film qui a eu lieu à Tanger. Il est suivi par Bouksas Boutfounaste (Bouksas, le propriétaire de la vache) de BADR Abdel-Ilah.
En 2007-2008, ont été réalisés des courts-métrages comme Tislatine Oughanime (Figurines en roseaux) du jeune réalisateur Ahmed BAIDOU, et « Rda » (Satisfaction) de Rachid LHAZMIR, tous deux produits par la société Fawzi Vision. En 2007, une contribution a permis la réalisation de deux films amazighs, Tamazirte Ouflla (le Haut Pays) de Mohamed MERNICH, et Ittou Titrit (Ittou l’étoile) de Mohamed Omouloud LAABAZI. La filmographie amazigh s’est enrichie de 20 films grâce au projet Film Industry initié par la télévision nationale. Parmi ces films, deux longs métrages : Tizza Wwoul de Hicham AYOUCH, qui a participé à plusieurs festivals internationaux à l’étranger ; et Taghssa (le squelette) de Yassine FANANE. Ce dernier a reçu le grand prix du festival international du film amazigh dans la ville algérienne de Sétif en 2006.
Etude critique… tardive
Le dynamisme caractérisant la production des films amazighs n’est pas accompagné d’une médiatisation importante pour le faire connaître à une plus grande échelle, ni d’études critiques en dehors de rares exceptions. Les premiers écrits consacrés au film amazigh n’ont fait leur apparition qu’à partir de 2006, c’est-à-dire 14 ans après la production du premier film amazighophone au Maroc, et ce sous forme d’articles d’observation qui n’ont rien à voir avec une étude critique. C’est aisi que j’ai pris le film amazigh comme objet d’étude au niveau de l’observation historique et du rôle du cinéma amazigh dans la conservation de l’identité de la culture amazighe dans la structure nationale. Les premiers articles étaient donc généralement historiques, et ce n’est qu’après que l’on se préoccupe de l’étude critique. Ils ont été assemblés dans un recueil, publié par l’Association Marocaine pour la Recherche et l’Echange Culturel (A.M.R.E.C), et porte le titre A propos des films Amazighs, Articles et Appréciations. C’est le premier livre publié au Maroc traitant du film amazigh, sans oublier cependant les articles du professeur Mohamed BELOUCH dont certains ont été publiés dans les journaux nationaux, portés sur son site internet et même repris par des journaux internationaux comme le journal AL QODS publié à Londres.
Nouvelle vague
La prolifération des films, l’organisation des divers festivals et même la participation aux autres festivals, nationaux et internationaux, n’est pas une baguette magique qui permettra au cinéma amazigh d’avoir d’autres ambitions allant au-delà de simples films vidéo, cet univers restreint étant condamné à subir l’effet d’une insuffisance artistique, d’un budget limité. Un vrai développement du film amazigh ne pourra avoir lieu que lorsque celui-ci jouira d’une aide matérielle spéciale émanant du gouvernement, que lorsqu’un nouveau mécanisme de travail se mettra en place et que lorsqu’une nouvelle vague de réalisateurs formés dans le domaine cinématographique reprend le relais pour mettre fin à l’amateurisme et à la production animée par un seul esprit commercial.
Le cinéma amazigh a besoin d’une force qui le tirera de sa situation actuelle, dépourvu d’esprit créatif et rongé par l’intérêt commercial. Cette force ne peut venir que de l’Etat qui permettra la production de films et séries destinés au petit écran avec des budgets raisonnables, et qui aidera le cinéma amazigh pour encourager la diversité culturelle dans l’espace audiovisuel national afin de refléter fidèlement la réalité du pays. Le film amazigh a développé une orientation spécifique au niveau de la production, des sujets qu’il traite et des espaces qu’il choisit. L’étude du cinéma amazigh est un exemple à suivre dans l’étude des arts marginalisés : il conviendrait d’étudier son parcours, son développement, sa naissance, ses préoccupations, la façon de les traiter, ainsi que les angles sous lesquels il examine les différents aspects de la vie. Ce cinéma n’est pas pris en considération par la logique politico culturelle nationale ; une politique qui lui a manqué de respect jusqu’à ce qu’il soit là devant nous, d’abord fortuitement pour s’imposer par la suite. Il mérite donc d’être qualifié de combatif, puisqu’il a réussi à s’imposer et imposer son orientation dans le contexte de la production nationale. Combatif aussi et surtout puisqu’il a imposé une langue nationale qui se limitait auparavant à l’expression orale et qui est devenue maintenant un moyen d’expression artistique. Cette expérience a démontré la capacité de la langue tamazight à s’exprimer artistiquement.
Le film amazigh, document scientifique important
Le film amazigh au Maroc constitue un témoignage de valeur scientifique sur la tradition orale, nationale ou autre, dont une partie importante reste inconnue de la recherche scientifique, de par Sa capacité d’enregistrer les donnés sur les traditions et les coutumes, surtout du sud marocain. Et puisque dans l’ensemble le film amazigh reflète fidèlement ces traditions, il est en droit d’être considéré pour toute approche sociologique et anthropologique de la réalité marocaine, surtout dans le monde rural, le Maroc profond par excellence. C’est là que la plupart des films amazighs sont tournés.
Le film documentaire
Le début de ce 3ème millénaire a vu la réalisation du premier film amazigh documentaire, la biographie du poète chercheur Ali SEDKI AZAYKOU. Réalisé en 2004 à l’occasion du festival TIMITAR d’Agadir par la société KIGAN MEDIA, il est le fruit d’une équipe de travail se composant d’Ahmed BAIDOU, Brahim AMZIL et Rachid MOUTCHOU. Il ne fut suivi que par le documentaire de 33 minutes sur l’expérience du premier groupe musical amazigh au Maroc qui s’est produit à Rabat en 1973 sous le nom Ousmane (éclaire), que j’ai réalisé en 2007. Il est le fruit d’une année de travail, riche en rencontres avec les musiciens du groupe, des professeurs et tous ceux qui ont veillé sur son succès.
Film industry amazigh
L’expérience du film amazigh au Maroc est singulière en dépit de son insuffisance artistique. Il a été capable de persévérer malgré de nombreux défis, surtout le piratage qui lui coûte cher et qui menace son existence à tout moment. Le fait de pouvoir travailler avec des moyens modestes et en peu de temps est en outre un stimulant qui a convaincu la télévision nationale d’enfanter un grand projet soutenu par le ministère des Communications et à qui on a attribué l’ambitieuse appellation Film Industry Maroc. En moins de deux ans, la société responsable de ce projet a produit 30 films répondant aux conditions artistiques et techniques pour passer à la télévision. Deux tiers de ces films sont en tamazight. Le défi est relevé. Pendant deux ans (2005-2007), la ville d’Agadir a accueilli ce projet avec tout son cortège représenté par l’activité incessante et les opérations de tournage. Si bien qu’elle a pu bénéficier des techniciens dans le domaine audiovisuel et qu’un grand nombre d’acteurs a pu être employé. Mais le plus important reste la découverte de nouveaux visages pour l’art dramatique amazigh.

///Article N° : 8117

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Les images de l'article
scène de Tamghart wourgh
Affiche du festival du film amazigh
Fatima JOUTAN
Affiche de Les Poupées en roseaux, d'Ahmed Baidou
Mohamed MERNICH





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