Le Rebelle I / II / III

De Mongo Béti

Mongo Béti, un "lion indomptable" la plume aux aguets
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Exhumer et déployer une centaine de textes donnant la parole à Mongo Béti, écrivain et activiste camerounais de renom. En l’espace de trois tomes publiés aux Éditions Gallimard, Le Rebelle I / II / III. Heureuse initiative que celle du professeur André Djiffack (1), qui avance un « devoir de mémoire ».

Sept ans après la disparition de Mongo Béti (2) (juin 1932-octobre 2001) à l’âge de 69 ans, penchons-nous sur cette publication qui lui redonne la parole de manière posthume. Le Rebelle I, Le Rebelle II, Le Rebelle III : trois volumes où sont distillées les multiples facettes d’un libre-penseur agnostique très tôt entré en rébellion. Élève brillant exclu d’un établissement missionnaire pour raison d’indocilité à l’âge de douze ans. « On pensait que je n’avais pas assez de zèle pour le catéchisme. J’étais très mauvais en histoire sainte. Bref, j’étais très ennuyé dans ce monde » (vol. II, p. 140).
Érudit à l’énergie bondissante, travailleur acharné, Mongo Béti (« le fils du pays des Béti » en ewondo) de son vrai nom Alexandre Biyidi-Awala (3), multiplia les styles, les tons et les rôles. Professeur agrégé de lettres classiques, aimant à se revendiquer « éducateur ». Écrivain et essayiste. Pamphlétaire. Critique littéraire. Directeur d’une revue bimestrielle (Peuples noirs – Peuples africains), qu’il créa en 1978 avec sa femme Odile Tobner (4) et qui paraîtra jusqu’en 1991. Mongo Béti fut aussi directeur d’une librairie, qu’il fonda à Yaoundé en 1991, lors de son retour au Cameroun après 32 années d’exil en France – la « Librairie des Peuples noirs ». Jamais en mal d’action, il mit alors aussi en place des projets d’élevage et d’agriculture dans son village natal, Akométam. Et prit activement part à la vie culturelle et politique du pays.
Pendant un demi-siècle, malgré les obstacles – parmi lesquels différentes formes de censure, de persécution et d’ostracisme -, celui que l’on appela parfois « le pape des opposants » prit la parole. Usant d’une plume vive, éloquente, élégante et sans enflure, convoquant souvent un verbe sarcastique cinglant, sans relâche il clama ses indignations, dressa des réquisitoires, s’emporta, témoigna, s’expliqua… « Chez cet écrivain contestataire par excellence, la charge subversive des écrits et le tranchant des prises de position s’allient généreusement au charme de son lyrisme. Il y a en lui comme un mélange de Socrate par l’élévation de l’esprit, de Voltaire par l’effronterie à l’égard des pouvoirs institués, de Sartre par le militantisme impertinent, et de Césaire par la lutte anticoloniale en vue de l’émancipation du monde noir » (vol. I, pp. 17-18). Tel est le portrait que dresse dans l’introduction André Djiffack, instigateur et maître d’œuvre du recueil. Pour beaucoup ce rebelle à la plume brûlante incarna – et incarne aujourd’hui encore – un héros adulé, inspirateur.
Restituer le plaidoyer de Mongo Béti
L’ambition portée par les trois tomes du Rebelle ? Pour A. Djiffack, l’idée était de préserver des écrits épars et / ou inédits et de « restituer le plaidoyer de Mongo Béti, tel qu’il a été consigné pendant cinquante ans dans sa revue et ailleurs, c’est-à-dire l’ensemble de sa pensée sociale, politique et économique, ainsi que de ses théories littéraires, culturelles et linguistiques » (vol. I, p. 23). Origine de cette publication ? « Le chantier en soi dérive de Mongo Béti : la quête de la liberté (L’Harmattan, 2000), dont il est en quelque sorte le prolongement » (p. 17). Signalons ici deux autres parutions récentes d’importance – aux Éditions Homnisphères -, hommages posthumes à l’esprit rebelle que ce personnage incarna : Africains, si vous parliez (2005) et Mongo Beti parle (2006) (5).
Au menu du Rebelle, une sélection d’interviews de lui et d’écrits de sa plume – articles, tribunes libres, pamphlets, lettres ouvertes, communications à des conférences… Organisés chronologiquement, les textes proviennent en majorité de la presse camerounaise et de la revue qu’il fonda, dans laquelle il mit à l’œuvre sa plume critique (6). Le premier volume s’étire de 1953 à 1993. Il s’ouvre avec un texte cinglant sur L’Enfant noir (1953) du Guinéen Camara Laye, que Mongo Béti rédigea à l’âge de 21 ans : « Laye […] se complaît décidément dans l’anodin et surtout le pittoresque le plus facile […], érige le poncif en procédé d’art. […] c’est une image stéréotypée […] de l’Afrique et des Africains qu’il s’acharne à montrer : univers idyllique, optimisme de grands enfants, fêtes stupidement interminables […] » (vol. I, p. 28). Le deuxième tome est essentiellement consacré aux années 1990 à 1995, contemporaines de son retour d’exil. Le troisième volume rassemble des écrits datant en majorité de la période qui va de 1995 à 2001. Il se clôt avec le récit poignant de ses obsèques par sa femme, qui signe aussi la postface du volume II.
Sens critique aiguisé, « au nom des peuples noirs »
Derrière ce qui ressemble à une mosaïque d’écrits épars, se profilent en transversal des obsessions et une volonté obstinée, moteurs d’une force d’action mise au service d’une lutte « au nom des peuples noirs ». Au fil des pages, le lecteur suit le cheminement d’un homme au sens critique aiguisé, les yeux et la plume aux aguets, toujours prêt au branle-bas de combat pour les causes lui tenant à cœur.
Parmi ses chevaux de bataille de prédilection, la dénonciation des méfaits de la colonisation française et du néocolonialisme qui lui fit suite. Le Rebelle donne voix à un analyste aux propos parfois visionnaires : « En 1959 déjà, Mongo Béti entrevoit les indépendances en trompe l’œil que concocte le général de Gaulle pour les colonies françaises d’Afrique, et, bien qu’adolescent, il épouse la lutte de libération nationale que mène l’Union des populations du Cameroun UPC sous la houlette de Ruben Um Nyobé, prise de position qui le condamne à quatre décennies d’exil. » (A. Djiffack, vol. I, pp. 19-20).
Mongo Béti fustige les longues années de violente répression (7) contre les mouvements nationalistes camerounais « dans le silence ou, pire encore, avec l’approbation de la presse française » (vol. II, p. 41). Et d’accuser : « [L]a première implication de la France, c’est la répression de l’UPC [Union des Populations du Cameroun]. C’est la France, au temps de la colonisation, qui a commencé à réprimer l’UPC sous la forme d’un grand massacre à Douala, à Yaoundé, et à l’Ouest notamment en 1955. Elle a accepté de s’impliquer dans nos affaires au moment de l’indépendance pour maintenir Ahidjo au pouvoir. La France a envoyé un corps expéditionnaire qui a massacré pendant plus de quatre ans les militants et les sympathisants de l’UPC en utilisant des méthodes terroristes. » (vol. II, p. 78). Mongo Béti s’insurge contre l’implication occulte de la France dans la disparition de figures de l’opposition camerounaise, parmi lesquelles Ruben Um Nyobé (1958), Félix Moumié (1960) et Ernest Ouandié (1971). Il dresse le constat suivant : « Les stratégies étaient de diviser les populations, de les opposer, d’exacerber les appartenances tribaless » (vol. II, p. 139).
Dans un écrit datant de 1992, il avance une analyse comparative : « En refusant au cours des années cinquante de dialoguer avec Ruben Um Nyobé, au contraire de la Grande-Bretagne qui, à la même époque, négociait, elle, avec Kwame Nkrumah les modalités de l’accession du futur Ghana à l’indépendance, la France nous a délibérément précipités dans une spirale tragique qui n’a pas fini de dérouler ses effets sous nos yeux » (vol. II, p. 105).
Écrits au vitriol, au risque de la censure
Mongo Béti n’a pas ménagé les offensives critiques argumentées contre ce que l’on a été amené à nommer la Françafrique. Dans Le Rebelle, on le voit fustiger violemment la mafia fascisante foccartiste en Afrique et la tutelle abusive de la France sur ses anciennes colonies d’Afrique,tutelle « appelée par euphémisme coopération franco-africaine » (vol. II, p. 158). Il s’en prend aussi à l' »institution pernicieuse et destructrice qu’on appelle francophonie » (vol. II, p. 263), à ses yeux « instrument d’oppression ». En 1980, à propos de l’affaire dite des diamants de Bokassa, il publie une lettre ouverte cinglante à l’adresse du président Giscard d’Estaing. Dans un texte datant de 1991, il s’insurge encore et toujours contre la domination française : « [N]ous sommes dans un système néocolonial qui fait que les dirigeants africains ne sont que des façades, de véritables marionnettes entièrement acquises à la cause de leur maître français qui les a installées et maintenues au pouvoir » (vol. II, pp. 78-79).
Mongo Béti n’eut jamais sa voix dans la poche. Pour les cibles de ses diatribes au vitriol, il fut un personnage encombrant indésirable. En 1972 un arrêté du ministre de l’Intérieur français frappa de censure l’un de ses ouvrages au moment de sa parution : Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation. Il y fustigeait le régime du président camerounais Ahmadou Ahidjo et la politique française sur le continent africain. Dans Le Rebelle Mongo Béti revient sur son combat aux côtés de son éditeur François Maspero, qui porta devant la cour la décision de censure, intentant ainsi un procès contre l’État français. Il se dit traqué par les Renseignement généraux et aussi victime d’un « boycott des médias ». En 1974, avec raillerie il s’interroge : « Deux minutes de télévision (8) en vingt ans passés pourtant presque sans interruption en France. Qui dit mieux ? » (vol. I, p. 129). Et constate : « […] bien que notre revue [Peuples noirs – Peuples africains] en soit à sa quatrième livraison, aucun journal, exception faite de Rouge et du Monde diplomatique, n’a daigné annoncer sa naissance à ses lecteurs […] » (vol. I, p. 129).
Miroir critique
Mongo Béti usa également de sa plume pour tendre un miroir critique au Cameroun. L’intrépide rebelle vilipenda le règne tyrannique et sanguinaire d’Ahmadou Ahidjo ; puis celui de Paul Biya, « créature de François Mitterrand », « chef d’État fantôme » dont il moqua la politique dite du « Renouveau », dénonça l’immobilisme et la gestion désastreuse du pays, et dont il n’eut de cesse de réclamer la démission. Dans Le Rebelle, on entend Mongo Béti s’indigner contre les graves dysfonctionnements des services publics camerounais affectant hôpitaux, système scolaire, routes, poste, transports, banques, accès aux livres… Il s’en prend aussi à la justice : « une farce permanente et sinistre. Comment en serait-il autrement sous une dictature policière ? » (vol. II, p. 37). La corruption et le tribalisme furent également l’objet de virulents réquisitoires. À de multiples reprises, Mongo Béti appela les Camerounais à ne pas se laisser emporter par des élans tribalistes. Parmi ses obsessions : la dénonciation des discours et pratiques anti-bamiléké.
Dans Le Rebelle, Mongo Béti lance aussi des charges contre les « sacro-saintes traditions », qu’il invite les Camerounais à appréhender de manière détachée et critique : « […] il ne suffit pas qu’une tradition nous ait été léguée par nos ancêtres pour que nous soyons automatiquement fondés à la vénérer. Aussi voit-on souvent mes personnages en proie à ce que Sartre, à propos d’une autre situation bien entendu, appelle le double refus, je veux dire aussi bien le refus d’une oppression occidentale que le refus d’une oppression interne à la faveur de traditions absurdes maintenues par le seul esprit de routine ou d’autorité« . (vol. I, p. 53-54). Pour lui, aucun doute, « il y a nécessité à transformer nos traditions » (vol. I, p. 59). En ligne de mire notamment, la « dot », pour laquelle il dit son aversion, inscrivant son discours dans l’ordre d’un combat féministe.
Éloge de la dissidence
Le Rebelle donne également voix à un Mongo Béti qui tend un miroir critique à l’élite intellectuelle camerounaise, dont il regrette la passivité et une certaine complaisance. Autre objet de critique : l’inertie des citoyens camerounais, pas assez militants à son goût. « J’aime les gens qui réagissent, qui créent » (vol. II, p. 60), confie Mongo Béti. En filigrane dans nombre de ses écrits, on distingue une volonté d’impulser un désir de participation active au présent. Et le résistant acharné de prôner l’esprit de dissidence : « A s’en tenir à l’étymologie, le dissident, c’est quelqu’un qui volontairement, en toute connaissance de cause et à un moment donné, se met à l’écart, parce qu’il est pris d’un doute sur les valeurs qui fondent le groupe […] » (vol. II, p. 222) ; « le propre du dissident est […] de créer une éthique nouvelle. » (vol. II, p. 224) ; « la dissidence apparaît comme une réponse […] à la contrainte politique, la contrainte politique chez nous étant la dictature néocoloniale » (vol. II, p. 227). À titre de modèles, Mongo Béti cite Ambroise Kom, Jean-Marc Ela, Eboussi Boulaga…
Justicier idéaliste, revendiquant Martin Luther King comme maître à penser, ainsi qu’une affiliation avec le combat noir-américain, Mongo Béti prêcha la résistance non-violente. Il ne se laissa pas emporter par des théories abstraites faisant fi du concret. Lorsqu’il tend un miroir critique à ses compatriotes, lorsqu’il les appelle à cultiver l’insoumission, il propose des modes d’action collective précis, mobilisés en vue d’un mieux vivre ensemble – comme la mise en place d’associations de défense des citoyens.
Il prit lui-même part au devenir du monde en multipliant les passages à l’action, en solitaire ou en collectif. Un exemple : en 2001, à Yaoundé, lorsqu’en raison d’un sommet interétatique la circulation de la rue où se trouve sa librairie est bloquée et l’activité de sa boutique paralysée, il entre en résistance. Il livrera par la suite le récit de ses péripéties : « Le mercredi 17 janvier 2001, jour d’arrivée des chefs d’État africains convoqués au sommet de Yaoundé par le président français […] j’ai tendu sur la façade de mon établissement, la Librairie des Peuples noirs, […] à Yaoundé, une grande banderole portant […] cette inscription bien visible de loin : Chirac= forestier=corruption=déforestation. La banderole a tenu de 11h30 à 17h environ. À cette heure-là, un fourgon de police […] est venu se ranger […] en face de la librairie. » (vol. III, p. 25). La banderole est alors arrachée. Immédiatement, Mongo Béti renchérit : « Nous avons aussitôt commandé une deuxième banderole, avec les mêmes caractéristiques […] cette fois, elle n’a pas tenu cinq minutes » (vol. III, p. 26).
D’aucuns trouveront le ton de certains écrits trop militant et trop directif. Mais sans doute est-ce là l’une des marques rhétoriques distinctives d’un leader – ce que Mongo Béti fut à sa manière. Lui dont le discours prenait parfois la forme d’un prêche animé par une ligne d’action claire : donner à entendre haut et fort une indignation collective et livrer à l’adresse de ses compatriotes un appel à l’action et à « l’obstination de la résistance ». Par ailleurs, une sensation de redite entre textes surgit parfois à la lecture du Rebelle. Et l’on serait tenté de reprocher à cette riche collecte de pêcher par quelques redondances. Mais ces répétitions ne sont-elles pas, elles aussi, révélatrices de la force d’obstination et du combat acharné de cet homme en colère, qui revint à la charge, martela ses idées et semonces ?
L’écrivain comme critique du monde
Si Le Rebelle laisse à voir un Mongo Béti militant activiste, l’ouvrage met aussi en scène un écrivain en posture réflexive sur sa relation au monde et à la création romanesque. Il explique : « J’ai toujours eu un rapport existentiel avec l’écriture. J’écris ce que je vis. Entre ma vie, mon expérience vécue et mes écrits, il y a constamment un va-et-vient » (vol. II, p. 130).Son activisme, Mongo Béti le situe dans l’écriture : « J’ai toujours contribué à la vie politique et au devenir du Cameroun par la littérature » (vol. II, p. 112). Il revendique le rôle fondamental, à ses yeux inaliénable, de l’engagement de l’homme de lettres : « Je suis, en tant qu’écrivain, un citoyen qui milite, parce que cette activité-là se confond aussi avec celle des écrivains. C’est là que je me reconnais » (vol. II, p. 64).
Dans Le Rebelle, Mongo Béti livre ses choix esthétiques et décline son héritage littéraire, dans lequel figurent des écrivains des Lumières français – Voltaire en tête – et des auteurs de la révolte négro-américaine – il se dit admirateur de Richard Wright, Chester Himes, et aussi grand amateur de jazz. C’est d’ailleurs le très enlevé Tickle Toe du musicien noir-américain Lester Young qu’il a souhaité que l’on joue lors de ses funérailles. Il sonde aussi les coulisses de ses œuvres. Et examine les dilemmes auxquels doit faire face « l’écrivain africain », cerné de paradoxes et de projections minées. Dans Le Rebelle, on voit aussi Mongo Béti se lancer dans des offensives critiques visant des hommes de lettres, parmi lesquels Léopold Sédar Senghor, Ahmadou Kourouma – « le type même de la bourgeoisie bureaucratique néocoloniale » (vol. I, p. 233) -, Calixte Beyala…
Mongo Béti apparaît comme une incarnation de l' »écrivain moderne au sens où l’entendait Octavio Paz, pour qui la littérature moderne n’est, et ne peut être, que critique : critique du monde dans lequel vit l’écrivain, critique de la littérature, critique de la critique. Et cette critique est forcément créatrice » (Boniface Mongo-Mboussa, vol. I, préface, p. 15).
Confidences croisées
Dans Le Rebelle, on rencontre aussi un homme qui livre ses émotions, confie ses blessures, déchirures et déceptions. À propos de sa relation aux politiques, en 1993, dans une interview parue dans le Messager, Mongo Béti déclare : « […] j’ai quand même eu des plaies mal cicatrisées à la suite de mes démêlés avec le pouvoir : dès que je vois un représentant du pouvoir, je ne peux m’empêcher de l’agresser » (vol. II, p. 129).
Il parle aussi de son expérience de l’exil, revient sur la douleur de la séparation d’avec sa mère restée au Cameroun et, dans un témoignage émouvant, raconte le difficile choc que fut le moment des retrouvailles à son retour au pays : « Dire que pendant ces 32 ans, j’aurais pu être aux côtés de ma mère, je l’aurais vue vieillir, elle ne serait pas un vieillard à mes yeux, mais une femme âgée. Une femme âgée cela peut être très beau, comme l’image de la sérénité, à condition de l’avoir vue vieillir, c’est-à-dire, au fond, de n’avoir rien vu du tout » (vol. II, p. 47).Il évoque deux insidieuses formes de répression dont il fut victime : le détournement de correspondance (avec sa mère), et une répression par personne interposée : « Je savais que ma mère était dans la misère et j’avais tenté à plusieurs reprises de lui faire parvenir de l’argent, mais celui-ci avait toujours été confisqué par la police politique. Si l’un de mes parents était soupçonné, même à tort, de correspondre avec moi, il était aussitôt arrêté, détenu, interrogé, terrorisé »(vol. II, p. 395).
Autre moment de confidence fort, le témoignage de l’épouse de Mongo Béti dans une interview accordée quelques mois après les obsèques : « Je voulais qu’Alexandre soit inhumé comme il avait vécu, c’est-à-dire dans la discrétion, la simplicité. J’étais absolument opposée à tous les discours creux, ronflants, qu’il avait toujours détestés. Quand il parlait, lui, c’était pour dire quelque chose ; et il a passé sa vie à faire quelque chose. Et c’est cette vie de labeur et de discrétion qui, pendant ses obsèques, devait être honorée, sans ostentation, sans étalage, sans dépenses, parce qu’il a toujours vécu de la façon la plus austère » (Odile Tobner, vol. II, p. 288). Et puis confidence au sujet d’une veillée : « La veillée à Douala fut émouvante, parfois drôle, tout imprégnée de la présence d’un Mongo Béti revivant à travers les témoignages de tous. Ce fut un moment de réconfort. On écouta Tickle Toe de Lester Young. Alexandre m’avait un jour écrit ce titre sur un papier, me disant qu’il voulait qu’on le joue à sa mort » (vol. III, pp. 374-375).
Le Rebelle, quel legs ?
Au sortir des trois volumes du Rebelle, après avoir passé quelques heures en compagnie d’un Mongo Béti à qui ici l’occasion est donnée de perpétuer sa pensée et le souffle critique de son écriture-gifle, une question pointe : quel legs nous laisse cet homme dans cette publication posthume ?
Le Rebelle constitue d’abord un témoignage notable sur l’histoire contemporaine du Cameroun, vue à travers le prisme du regard de l’observateur et acteur que fut Mongo Béti. Ces trois tomes sont comme autant de matière contre l’oubli. En offrant un éclairage sur la destinée de ce pays et ses relations complexes avec la France, cette publication s’inscrit dans l’ordre d’un travail d’exhumation de mémoire collective, auquel Mongo Béti appelait : « Il faut nécessairement que nous la racontions, cette histoire-là [l’histoire atroce de trente ans de néocolonialisme]. À nos enfants d’abord […]. Il faudra bien que nous racontions cette histoire aux autres peuples ensuite, et surtout à leurs gouvernements […] C’est toujours un long plaidoyer, grondant d’imprécations, plein de fureur et de déballage » (vol. II, p. 46).
Le Rebelle
apporte aussi des éléments favorisant la compréhension de la trajectoire de vie mouvementée de Mongo Béti, et de sa réflexion intellectuelle. Ce sont trois tomes « qui relatent une douloureuse traversée du siècle, faite d’indignation perpétuelle, d’insolence et de compassion. Ce Prométhée camerounais, cette « fraction saine de notre cerveau malade », pour reprendre l’expression de l’écrivain guinéen Tierno Monénembo, nous lègue le feu… » (B. Mongo-Mboussa, vol. I, préface, p. 16). Au fil des trois volumes, se dessine par touches impressionnistes un portrait qui prend une forme impalpable : celle d’une énergie rebelle, obstinée et intrépide, que seule la mort a arrêtée. Et le lecteur de prendre la mesure de l’ampleur du combat de l’éveilleur de conscience que fut Mongo Béti. Penseur dont l’action de semence résonne encore.

1. Professeur à l’Université d’Oregon aux Etats-Unis.
2. www.mongobeti.org
3. Il adopta à l’origine le pseudonyme Eza Boto – inspiré par le nom du poète américain Ezra Pound -, puis choisit celui de Mongo Béti. Il est l’auteur, entre autres, de Ville cruelle (1954), Le pauvre Christ de Bomba (1956), Mission terminée (1957), Remember Ruben (1974), et Trop de soleil tue l’amour (1999).
4. Professeur agrégée de Lettres classiques, également docteur, Odile Tobner, épouse de Mongo Béti, a publié en 2007 Du racisme français. Quatre siècles de négrophobie (Paris, Ed. des Arènes). Elle est à la tête de l’association « Survie France » www.survie.org qui s’attelle à dénicher et dénoncer les avatars de la « Françafrique ». Elle est directrice de publication de la lettre mensuelle d’information de cette association, Billets d’Afrique… et d’ailleurs : http://billetsdafrique.survie.org
5. Africains, si vous parliez, Paris, Éd. Homnisphères, 2005, 320 p., 20 euros. Recueil d’écrits parus dans la revue Peuples noirs-Peuples africains. * Mongo Beti parle, Testament d’un esprit rebelle, Paris, Éd. Homnisphères, 2006, 320 p., 18 euros. Recueil d’entretiens avec Ambroise Kom. http://homnispheres.info/rubrique.php3?id_rubrique=3
6. On regrettera l’omission de la source précise de certains des textes réunis dans le volume I – y figure parfois uniquement leur année de parution. Il est par ailleurs dommage que les dates et sources des écrits réunis dans les deux autres volumes soient placées uniquement en annexe du volume III. Il eut été préférable que la contextualisation des textes soit claire et facilement identifiable par le lecteur ; d’autant que les écrits sont souvent liés à l’actualité.
7. À signaler : Cameroun, autopsie d’une indépendance (2007, 52′, Réalisatrices : Gaëlle Le Roy et Valérie Osouf, Production : France 5 / Program 33). Intéressant documentaire qui apporte un éclairage sur la tragique décolonisation du Cameroun, épisode historique largement méconnu et tabou. « Historiens, politiques et victimes d’une sanglante répression orchestrée depuis Paris témoignent. C’est une guerre dont on ne parle jamais. Du milieu des années 1950 à la fin des années 1970, la décolonisation du Cameroun s’est faite dans la violence… en silence » – http://www.france5.fr/programmes/articles/actu-societe/1515-cameroun.php
8. Deux minutes seulement furent accordées à Mongo Béti dans l’émission « Apostrophe » suite à la publication de Perpétue – temps raccourci à ses yeux en raison d’un sournois effet de censure.
New York, avril 2008
Le Rebelle I / II / III, Paris, Gallimard, 2007 / 2007 / 2008, 22 / 22 / 23 euros, 404 p. / 294 p. / 389 p. Textes réunis et présentés par André Djiffack. Préface de Boniface Mongo-Mboussa.///Article N° : 8108

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