Hommage à Georges Lapassade

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Sociologue et philosophe, spécialiste de l’éducation, Georges Lapassade est mort le 30 juillet 2008 à 84 ans. Il avait travaillé avec Georges Canguilhem (1904-1995) et René Lourau (1933-2000), autre théoricien de l’analyse institutionnelle. Il a participé à la revue Arguments, autour d’Edgar Morin et Kostas Axelos, et se plaçait dans la postérité de Félix Guattari. Ses travaux sur la transe et les Gnaouas d’Essaouira, ville qu’il fréquentait régulièrement avant d’en être empêché par la maladie, ont contribué à la reconnaissance de leur patrimoine culturel et de leur rôle. Nous avions publié dans le numéro 13 d’Africultures, consacré à l’africanité du Maghreb, un entretien avec Georges Lapassade (article n°570) intitulé « Les Gnawas, thérapeutes de la différence ». C’est à cet homme engagé et passionnant qu’Abdelkader Namir rend cet hommage auquel nous nous associons de tout cœur. O.B.

A Essaouira tout le monde (intellectuels, artistes, confréries et milieux populaires) s’accorde à reconnaître le rôle déterminant joué par Georges Lapassade dans la valorisation du patrimoine culturel gnaoua de cette ville. La consécration de la musique gnaoua est le résultat d’un long processus de mise en valeur mené depuis la fin des années 60 par cet infatigable homme de terrain. En effet, en 1969 Georges Lapassade publie son premier article sur les Gnaoua d’Essaouira dans Lamalif. Trente années après, il dirige, sur les lieux même à Essaouira, une thèse de doctorat sur le même sujet. Durant trois longues décennies, il s’attachera à comprendre et à élucider ce qu’il appelle « Le statut particulier du gnaouisme souiri ». Il participe en collaboration avec Feu Boujemaâ Lakhdar, à l’organisation des premiers voyages des Gnaoua d’Essaouira en dehors de nos frontières, contribuant ainsi à donner une dimension internationale à cette confrérie.
Ce qui a facilité, selon lui, l’acceptation de la musique des Gnaoua en Europe, c’est d’abord le fait que les Occidentaux étaient préparés à ce genre de musique par le biais de musiques voisines (jazz, reggae…) largement diffusées en Occident. De même, au début des années 70, l’intérêt porté par les Hippies et par de célèbres musiciens comme Jimmy Hendrix ou le Living Theatre (qui ont tous séjourné à Essaouira) a fonctionné comme « une sorte de légitimation et d’amplification de cette culture » (Lapassade). Contrairement à d’autres musiques populaires, celle des Gnaoua à résisté aussi, à mon avis, grâce à la spécificité de cette communauté assez fermée, au rituel nocturne de ses lilas, à la gratuité du spectacle et l’isolement de la ville (naguère périphérique comme les ghettos banlieusards, lieux d’éclosion du rap et du smurf). Ce lien précieux partagé par ce genre de groupe assure également sa cohésion et lui permet d’affirmer sa différence.
L’intérêt de Georges Lapassade pour les Gnaoua lui vient de par sa fonction de professeur d’anthropographie maghrébine à l’Institut d’Ethnologie de Jussieu (Paris-7). Ses écrits Les Gens de l’ombre, La Transe et Les Etats modifiés de la conscience, entre autres, font autorité dans les milieux universitaires. Ses articles sur la culture populaire d’Essaouira et de sa région notamment sur les Gnaoua et sur les « Izinghen » (Isemgane) ont paru dans différents organes de presse marocains et français. Les « textes de Georges Lapassade sur le Maroc de 1968 à 1998 ont fait l’objet d’un livre intitulé Regards sur Essaouira. Au début des années 70, il a créé et dirigé lui-même, à l’Université Paris-8, la revue Transit dont le premier numéro est intitulé Transe et Possession et le deuxième Paroles d’Essaouira, réalisés tous deux avec Boujemâa Lakhdar et un groupe de Souiris.
Ses recherches dans le domaine de la culture des Gnaoua l’ont conduit en Tunisie, au Brésil. Mais, c’est au Sénégal où le président Léopold Sédar Senghor le récompensa pour ses travaux encourageant ses efforts de valorisation de la culture nègre et des avantages du métissage culturel.
A la fois théoricien et homme de terrain, il s’intéresse donc aux Gnaoua en tant que partie intégrante d’une large culture négro-africaine originale. L’un de ses mérites, à ce sujet, c’est d’avoir largement contribué à combler les vides laissés (par ses rares prédécesseurs) concernant la description et l’interprétation du rituel des Ganoua qu’il qualifie de « fruit d’un mélange syncrétique d’apports africains, de musique maghrébine et de culture maraboutique ».
Ce grand sociologue passait depuis 1968 trois à quatre mois par an à Essaouira, sa satanée cité semée de secrets. Il faisait de la recherche-action, apprenant notre culture et faisant profiter nos jeunes chercheurs de la sienne. L’un de ses disciples, Abdelkader Mana, disait de lui en 1985 : « Si en matière de recherche sur la tradition orale et musicale on peut aujourd’hui parler d’une école souirie, il faut le dire, c’est grâce à Georges Lapassade » (Le Message de la Nation). Oui, une méthode ethnographique lapassadienne a bel et bien fait école à Mogador, même si d’ambitieux projets attendent toujours l’environnement propice pour voir le jour.
Les célèbres travaux de cet éminent professeur ont bousculé aussi bien la sociologie traditionnelle que les sciences de l’éducation. En 1963, il s’était fait remarquer par son Essai sur les origines et les fondements du non-directivisme ou l’éducation négative, sa thèse de doctorat d’Etat sur Jean- Jacques Rousseau. Professeur universitaire des Sciences de l’éducation à Paris-8, il était surtout l’un des chefs de fil de la pédagogie institutionnelle (lire : L’Entrée dans la vie).
En matière d’histoire, il a toujours avoué avec beaucoup d’honnêteté les lacunes de certains écrits historiques. Il faisait souvent remarquer le rôle négatif joué par quelques ethnologues-missionnaires.
Il n’était pas toujours tendre non plus avec la redoutable médina truffée d’embûches. Tout de même, elle ne lui en voudra pas d’avoir découvert et dévoilé quelques-uns de ses mystères.
Pendant ses séjours à Essaouira, nous lui facilitions, entre autres, la collecte de l’information et il nous initiait aux méthodes ethnographiques de recherche en sciences de l’éducation et en sciences sociales. Il accordait un intérêt particulier à la culture populaire locale. A ce sujet, il a écrit plusieurs articles et livres, dont le dernier D’un marabout l’autre (Atlanta Transhumances, Biarritz, 2000, photographies Frédéric Damgaard) lui a valu une inestimable lettre de remerciements de sa Majesté le Roi Mohamed VI : « Pour le regard appréciable qu’il porte sur la confrérie des Regraga (…), cet ouvrage, écrit sa Majesté le Roi, dépasse le cadre d’un simple journal de route pour s’inscrire dans une analyse profonde du fait social et religieux d’Essaouira ».
D’un marabout l’autre est l’extrait d’un volumineux journal de route de Georges Lapassade dont nous conservons une partie manuscrite inédite.
Tous les Souiris, les amis de Georges Lapassade et d’Essaouira se sentirent comblés et fiers de cette honorable attention royale, ce geste inattendu et cette précieuse reconnaissance des efforts louables déployés par Georges Lapassade et par tous ses disciples.
Aujourd’hui Georges Lapassade n’est plus. Il a joué un rôle déterminant dans la valorisation et la diffusion du patrimoine d’Essaouira et de sa région (cf. notre article Mogador ville à vivre ou… à vendre ? dans L’Opinion du 30 Juin 2000). Cet infatigable homme de terrain a tracé et balisé d’importantes pistes de recherche concernant l’histoire de la ville et de sa région, la muséographie, l’ethnographie, les confréries religieuses, les chansons populaires, etc.
« Votre présence sur le terrain, et sans doute l’amitié qui vous anime à l’endroit du Maroc et d’Essaouira en particulier, sont à juste titre, ajoutait la lettre Royale, autant d’éléments qui ont donné à votre travail toute sa force et quintessence. » La bonne parole royale venait à point conforter le coeur de Georges Lapassade que la maladie empêchait, à la fin de sa carrière, de retourner dans le Royaume et la ville qu’il a tant aimés.
Essaouira regorge aujourd’hui de moyens humains, financiers et matériels pour créer une structure permanente (Centre de Recherche…) capable de mobiliser, en priorité les compétences locales en mesure de continuer les recherches à peine entamées par Georges Lapassade, mais aussi par Boujemaâ Lakhdar, Tayeb Souiri, Edmond Amrane Elmaleh, Houcine Milloudi, Ahmed Elhadri, Abdallah Guenouni, et bien d’autres créateurs et chercheurs qui ont marqué le paysage artistique et culturel de la ville.

///Article N° : 7992

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