« Le seul malheur d’un artiste, c’est de vouloir faire un nouveau disque sans inspiration »

Entretien d'Erika Nimis avec Salif Keita

Bamako, décembre 2007
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Rencontre à Bamako avec Salif Keita dans les murs du Moffou, un espace culturel, à la fois club et studio d’enregistrement, qu’il a créé après son retour au pays au terme de 18 ans d’exil. Il évoque sa carrière, ses projets, ses frustrations, mais aussi ses espoirs.

Parlez-nous du Moffou, où nous nous trouvons actuellement…
Dès que j’ai été reconnu mondialement, je suis revenu au Mali, pour faire construire ce centre qui peut accueillir de nouveaux talents dans un studio d’enregistrement et un club d’une capacité de 300 personnes.
Depuis quand ce lieu existe-t-il ? Comment fonctionne-t-il ?
Le Moffou existe depuis une dizaine d’années. Auparavant, je louais un autre coin en ville. J’ai eu cette place en 1996 et j’ai fait construire ce lieu pour accueillir les musiciens. Moi-même, je viens jouer ici quand je peux. Le studio est vraiment ouvert et fonctionnel. J’ai été soutenu par Vivendi [dont Universal Music Jazz France, maison de disques de Salif Keita, est une filiale, ndlr]qui fait du développement avec moi et qui a fait que ce lieu existe et fonctionne pour les enregistrements (1).
Dédié à la musique, le Moffou accueille également des stagiaires en formation. En décembre 2007 il a abrité la deuxième session d’un stage d’ingénieurs du son qui avait démarré en 2006. Comment cela se passe-t-il ?
Avec le soutien de Vivendi, nous continuons à former des gens pour la maintenance des ordinateurs et l’ingénierie du son. Car pour faire marcher cette structure, il faut du personnel. Chaque fois que les formateurs viennent de France, on a deux ou trois élèves qui suivent la formation pour une dizaine de jours. On prend les mêmes stagiaires pour qu’ils soient opérationnels à la fin.
Que deviendront ces stagiaires, une fois leur formation terminée?
On ne forme pas un ingénieur en dix jours, ça prend du temps. Depuis que le programme a commencé, on a pu former quatre personnes, dont l’ingénieur du son qui travaille ici. On a aussi quelqu’un qui s’occupe du studio. Enfin, on a deux autres personnes qui apprennent l’ingénierie.
En dehors de la promotion des jeunes talents, soutenez-vous d’autres causes au Mali ?

J’ai surtout une fondation qui s’occupe des albinos. Ce soir, une fille est arrivée de Côte d’Ivoire, elle se plaint de sa peau. Pour l’instant, tout ce qu’on peut faire, c’est lui donner des pommades pour se protéger du soleil. Ce qu’on a envie de créer, c’est un centre médical qui peut accueillir tous les albinos, parce que les dispensaires existants n’acceptent pas de les soigner. Mais on doit d’abord trouver des fonds pour le construire. Je m’investis aussi beaucoup dans l’assainissement, parce que la saleté engendre pas mal de maladies. Quand vous vous promenez dans Bamako, vous voyez que la population malienne n’est pas sensibilisée à l’importance de l’assainissement pour contrer les maladies, notamment le paludisme qui tue plus que le sida. Les Maliens sont exposés au paludisme à cause de l’insalubrité. Et peu de personnes ont de l’argent pour se soigner. C’est le problème de la pauvreté. Je lutte également pour l’environnement parce que nous n’avons qu’un seul fleuve et qu’il commence à être sérieusement pollué. Enfin, nous organisons un festival annuel également soutenu par Vivendi, le Festival des Jeunes Talents qui fait appel à des artistes de toutes les ethnies du Mali. La première édition a eu lieu en décembre 2006.
Depuis la sortie de votre premier album solo en 1987, comment a évolué votre travail d’artiste ? Parlez-nous du prochain album.
Ce que j’ai fait déjà, c’est bien, parce qu’on apprend tous les jours. Le seul malheur d’un artiste, c’est de vouloir faire un nouveau disque sans inspiration. Je ne veux pas que cela m’arrive. Je travaille sur un album qui sera beaucoup plus proche du folklore, des sentiments, de la spontanéité. Il va sortir quand je saurai qu’il n’est pas comme les autres. Je ne suis jamais obligé de faire un disque, mêmes siles artistes vivent de leurs disques :sortie, promotion, tournée, tout s’enchaîne.
Je travaille sur un album tous les deux ans. Je prends mon temps parce que je veux aimer le disque que je fais. Je ne veux pas faire sauter les scores sur le marché sans aimer ce que je fais. Donc je suis là-dessus et mon nouvel album devrait sortir d’ici la fin 2008. Je suis en train de reprendre des anciens morceaux d’une autre manière, beaucoup plus folk.
De tous vos albums, lequel vous tient le plus à cœur ?
Que ça soit bon ou pas, les gens ne peuvent pas aimer tous mes disques. Mais moi, je les aime tous, parce qu’ils sont comme mes enfants et chaque naissance marque un moment bien défini… Difficile de choisir entre ses enfants, n’est-ce pas ?
Faites-vous passer certains messages à travers votre musique ?
La musique a toujours été éducatrice de la société africaine. C’est avec les musiciens, c’est avec les artistes qu’on apprend les choses, qu’on apprend même des façons de faire. Il n’est pas dit que tout ce que l’on dit soit toujours approuvé par tout le monde. Non, on propose des choses, des façons de faire et les autresfont leurs choix. Plus tu es écouté par un public très large, des vieux, des adultes, des jeunes, plus tu fais attention à ce que tu chantes.
Vous avez lutté contre le système de piratage et pour la reconnaissance des droits des musiciens. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Ici, tout se fait dans l’impunité. On ne peut pas lutter. On a beau brûler des cassettes… On ne sait jamais qui les a importées… Les cassettes contrefaites viennent du Nigeria, de Singapour, du Liberia, de Sierra Leone… On voit qu’ils brûlent les cassettes, mais on ne sait jamais qui a importé les cassettes.
Actuellement, avez-vous des projets hors du Mali ?
Je tourne beaucoup dans la région : au Burkina, en Côte d’Ivoire, en Guinée…
La Guinée est un pays qui vous tient à cœur musicalement…
Dans ma jeunesse, je n’écoutais que la musique guinéenne. J’écoutais Bembeya Jazz, Horoya Band, Kélétigui et ses tambourinis, Balla et ses baladins… C’est à travers ces groupes que j’ai découvert la musique. Je ne peux avoir que de l’amour pour cette musique et ces musiciens.
Aux dernières élections, vous vous êtes engagé auprès de ATT [Amadou Toumani Touré, président de la république du Mali réélu pour la seconde fois en 2007]. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Je suis toujours auprès de lui. C’est un ami que j’ai supporté depuis les débuts. Je ne vais pas retourner ma veste, lui faire des reproches. Pas mal d’endroits au Mali sont oubliés par la politique malienne. Ce n’est peut-être pas de sa faute. Peut-être qu’il est avec une équipe qui ne fait pas trop attention aux gens. Ce qui est énervant, c’est l’impunité et la corruption. Trop de détournements au Mali sont restés impunis. Des centaines de milliards [de francs CFA]ont été détournés et personne n’a été emprisonné. Et ça, je ne crois pas qu’il faille l’encourager.
D’un autre côté, il y a des gens qui meurent de faim, de maladies. Par exemple, prenez le pays Mandingue, il a été complètement oublié. Dans cette région, il n’y a que des pistes, et de mauvaises pistes. Et quand tu dois amener une femme accoucher à 100 kilomètres [de son lieu de résidence]… ou la femme marche sur la route, ou l’enfant meurt. De toute façon, ce sont des choses qui font des centaines de morts tous les jours. Les vieux meurent pour un rien sur la route. Il n’y a pas d’infrastructures pour faire circuler les gens, surtout dans le Mandingue. Je ne dis pas ça parce que je suis malinké. Je vous encourage à venir faire un tour dans ces régions-là. Ils n’ont rien du Mali, rien. Il n’y a pas d’école. Eux-mêmes parviennent à peine à construire leurs propres écoles, mais il n’y a pas d’instituteur. Personne. Pour les dispensaires, c’est la même chose. Même s’ils se donnent la peine de construire un dispensaire, il n’y a pas d’infirmier. Il n’y a rien dans ces endroits-là.
En tant qu’artiste, j’agis de façon très pacifique. Mais je dois aussi insister sur le fait que ces gens sont des Maliens à part entière. Sinon, qu’on leur donne leur autonomie, qu’ils se débrouillent ! Si on permet à d’autres personnes de détourner des centaines de milliards pour faire construire des appartements ou les placer dans des paradis fiscaux, et laisser mourir les gens de faim et de maladie, autant leur donner leur autonomie. J’aimerais bien qu’on libère le Mandingue, sincèrement.
Vos chansons revendiquent-t-elles tous ces problèmes ?
Je ne suis pas un artiste qui revendique dans mes chansons. Mais je dois en parler à côté. Car depuis que je suis né, je n’ai souffert que de ça. Et je ne comprends pas pourquoi. Le Mandingue est une région très fertile qui peut nourrir tout le Mali. Mais les gens n’y sont pas aidés… ATT, je l’aime beaucoup, c’est un ami, mais j’aime avant tout mon pays. J’ai été candidat aux élections législatives. Cela m’a vraiment permis de voir le Mali en profondeur. Je ne voulais pas être député, je n’ai pas le temps. J’aime bien la musique, je gagne bien ma vie. Je ne voulais pas plonger dans les entrailles de la politique pour moisir à l’Assemblée. Mais pendant la campagne, j’ai vu se manifester certains signes de mécontentement. Cette misère-là, je ne pensais pas qu’elle existait au Mali, vraiment !
D’être retourné au Mali, après être resté longtemps à l’extérieur, c’est important pour vous ?
Je suis content d’être revenu. Ce qui est très positif, c’est qu’il y a beaucoup de musiciens avec d’énormes potentiels. Ce n’est pas parce que les gens vivent dans la misère qu’ils sont réticents par rapport à la musique, au contraire, ils aiment la musique, c’est dans leur sang.

1. Le Moffou offre aux artistes repérés par Salif Keita les moyens d’enregistrer leurs albums sur place, à Bamako, avec leurs instruments de musique traditionnels. Les trois premières parutions internationales produites par Wanda Records, le label de Salif Keita, ont été livrées en mars 2007. Elles font partie d’une collection intitulée Le Village. Le studio du Moffou est équipé des technologies les plus en pointe. C’est pourquoi un programme de formation a été mis en place depuis 2006 pour permettre à de jeunes stagiaires maliens de se perfectionner aux techniques de MAO (musique assistée par ordinateur) et de maîtriser les différents logiciels utilisés par les ingénieurs du son pour l’enregistrement, le montage et le mixage des œuvres musicales.Contact du Moffou : [email protected] / [email protected] / +223 343 32 87///Article N° : 7791

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© Erika Nimis
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