« Le grand défi de Dak’art, c’est l’élargissement de son public »

Entretien de Cédric Vincent avec Rémi Sagna

Print Friendly, PDF & Email

Après la disparition à la fin des années 1970 du Festival Mondial des Arts Nègres à la suite de sa deuxième édition, le Festac, qui se déroula à Lagos, l’État sénégalais émit le souhait de créer de façon régulière une importante manifestation artistique et culturelle internationale, non plus itinérante mais fixée à Dakar. Ce projet mit cependant plus d’une décennie à voir le jour – la première édition de la biennale date de 1992 – et plusieurs éditions se succédèrent avant qu’il trouve son rythme et un format adéquat. Rémi Sagna, premier secrétaire général de la Biennale – Ousseynou Wade en reprendra la direction en novembre 2000 – revient sur la mise en place mais aussi sur les faiblesses de ce qui reste la principale plateforme de l’art contemporain en Afrique de l’Ouest.

L’une des particularités de la Biennale de Dakar est d’avoir été initiée par les artistes sénégalais. Pouvez-vous nous rappeler les circonstances de l’apparition de la Biennale et l’évolution des rapports entre la manifestation et les artistes sénégalais ?
C’est à la suite d’une demande de l’ANAPS (Association Nationale des Artistes Plasticiens du Sénégal) au Président de la République d’alors, le Président Abdou Diouf, que le Ministère de la Culture a été chargé d’étudier la faisabilité d’un tel projet et qu’il a mandaté pour cela M. Amadou Lamine Sall, écrivain-poète. Après approbation des conclusions du rapport de M. Sall, celui-ci a été désigné pour la mise en œuvre du projet de Biennale des Arts et des Lettres. Il s’agissait au départ d’une biennale internationale, qui, alternativement, devait être consacrée aux lettres et aux arts. Ce principe a fonctionné pour les deux premières éditions (1990 et 1992). Mais, à l’occasion du séminaire d’évaluation de l’édition de 1992, les représentants des artistes ont réussi à faire passer l’idée qu’il était plus pertinent de consacrer définitivement la Biennale de Dakar à la promotion des arts, avec à l’esprit les modèles que représentaient les prestigieuses Biennales de Venise, São Paulo, Cuba ou la Documenta de Cassel. Les artistes plasticiens considéraient qu’il était normal que la Biennale, qui avait été créée à leur demande, soit consacrée aux arts, et ils estimaient que les lettres devaient trouver un autre cadre de promotion, comme, par exemple, la Foire Internationale du Livre et du Matériel didactique (Fildak). Ils ont donc obtenu gain de cause et restent globalement très attachés à cette manifestation, même si leurs rapports ne sont pas toujours dénués d’ambiguïté.
Comment vous êtes-vous retrouvé à la tête de l’organisation de la Biennale ?
J’ai été nommé au Secrétariat Général de la Biennale de Dakar en septembre 1993 par le Ministre de la culture d’alors, Madame Coura Ba Thiam, qui venait elle aussi d’être portée à la tête du Département de la Culture. Elle m’avait alors précisé que plusieurs personnes avaient proposé mon nom lors de la consultation mise en place pour pourvoir ce poste. Ces personnes estimaient qu’au regard de la situation financière assez délicate et de la nécessité de mettre en œuvre les nouvelles orientations proposées par le dernier séminaire d’évaluation, il fallait un homme neuf. J’étais, leur semblait-il, « l’homme de la situation ». Je puis vous assurer que je n’y suis pas allé avec beaucoup d’enthousiasme, à cause de ce que j’avais entendu dire sur les difficultés et parce que les artistes ne sont pas toujours très tendres avec nous les fonctionnaires…
Malgré cela vous avez été l’un des principaux architectes de Dak’art. Le changement majeur institué pour la deuxième édition en 1996 a été de centrer la Biennale sur l’Afrique – une Biennale panafricaine – après une première édition résolument internationale. Pourquoi avoir choisi cette stratégie ?
Je dois dire avec humilité que je n’ai pas été le seul initiateur de cette orientation. C’est avec le Conseil scientifique mis en place par le ministre aux côtés du Secrétariat Général de la Biennale et dont j’ai proposé le Président, Monsieur Ousmane Sow Huchard, les représentants des différents métiers du domaine des arts (critiques d’art, galeristes, artistes, conservateurs de musée, collectionneurs, etc.) et d’autres personnalités de la culture au Sénégal, que les orientations ont été définies et proposées à l’autorité de tutelle. En effet, la mission qui avait été confiée à ce Conseil scientifique était de définir les orientations, le format et le contenu de la nouvelle Biennale. Au terme de son travail, un rapport a été produit et remis au ministre pour mise en œuvre par le Secrétariat Général de la Biennale. Ce rapport a été pour mon équipe et moi-même le document de référence dans l’accomplissement de la mission qui nous a été confiée.
Au cours de nos échanges avec le Conseil scientifique, une des préoccupations majeures a été de donner à la Biennale de Dakar une spécificité par rapport aux autres biennales internationales. Qu’est-ce qui pouvait constituer la spécificité de Dak’art, par rapport à ces biennales de grande renommée et disposant de moyens financiers, humains, matériels et infrastructurels que nous pouvions leur envier ? La réponse a été de lui donner un caractère panafricain, de la recentrer sur la promotion de la création des artistes africains, vivant sur le continent ou hors du continent. La dénomination « Biennale de l’art africain contemporain » s’inscrivait dans cette préoccupation. Ce choix a été fait après des débats longs et souvent passionnés. Nous voulions que la création artistique africaine soit d’abord promue sur le continent, auprès d’une population africaine, mais par des professionnels africains ou non, pour diversifier les regards. Nous voulions que les professionnels de l’art du continent et d’ailleurs viennent à Dakar pour y rencontrer les artistes africains et leur création. Nous voulions organiser la réflexion et l’analyse de la création africaine sur le continent. Nous avions pour ambition de faire de Dakar la plus grande plateforme de promotion de la création artistique africaine, après avoir fait le constat de la part infime qui lui était offerte dans les grandes manifestations artistiques des pays du Nord. Certains ont pensé que nous allions contribuer à la ghettoïsation des artistes africains. Non ! Ce n’est pas ce que nous cherchions. Vous constaterez que ce débat n’a jamais été clos, un article paru récemment dans art press montre qu’aujourd’hui encore cette préoccupation est d’actualité… (1)
Un autre élément important aura été l’instauration du off. Il est toujours l’un des points forts de la Biennale si bien que certains le considèrent comme la véritable manifestation de la création face à l’immobilisme de l’exposition officielle qui serait affaire de spécialistes. N’est ce pas aussi sur ce terrain que se joue l’un des problèmes récurrents de la Biennale, à savoir la frilosité du public sénégalais pour cet événement ?
En effet, c’est nous qui avons instauré le off. Je me réjouis de constater le dynamisme, la qualité et le succès croissants de cette composante de la Biennale de Dakar. Je me souviens encore des attaques dont nous avons été l’objet dans la presse, même de la part d’artistes sénégalais, quand nous avons lancé cette initiative. On nous reprochait de chercher à dévaloriser les composantes officielles de Dak’art. Alors que notre objectif était d’offrir aux artistes qui, pour une raison ou une autre n’étaient pas parties prenantes des expositions officielles, l’opportunité de montrer quand même leur travail, de façon plus large que ne l’auraient permis les expositions officielles. C’était aussi une façon de montrer la diversité et la richesse de la création artistique africaine et sénégalaise en particulier. Par la diversité des propositions du off, nous cherchions également à accroître la dimension populaire de la biennale, à créer des occasions de rencontre entre le public sénégalais et africain présent à Dakar, les professionnels de l’art de passage et les artistes. On sait que le grand public ne vient pas spontanément dans les galeries et les musées. Oui, un des grands défis de Dak’art est celui de l’élargissement de son public. Le travail de sensibilisation, d’intéressement et de formation du jeune public est une bonne réponse, mais il ne portera ses fruits qu’à long terme.
Vous êtes également à l’origine de la méthode de sélection des artistes sur dossier qui a fait souvent l’objet de vives critiques. Même s’il faut bien reconnaître que cette méthode permet de donner une chance aux jeunes artistes, ne vous a-t-elle pas coupée d’artistes plus établis pour lesquels une sélection sur dossier est inenvisageable ?
Nous avons fait ce choix, parmi d’autres, parce que nous pensions que les artistes accepteraient cette méthode de sélection, qui nous semblait plus équilibrée, même si en la matière il est difficile de faire l’unanimité. Mais, les « grands artistes » africains n’ont pas apprécié d’être « mis sur le même pied d’égalité » que les « petits », les « jeunes », dont certains avaient été leurs élèves. Je me souviens d’avoir été très vivement pris à partie par de « grands artistes » à ce sujet, au cours d’une mission de promotion dans un pays voisin. Ils se sont donc abstenus pour la plupart. Leur adhésion spontanée aurait donné une autre assise à la biennale. Pour prévenir les effets de cette situation et tenter de combler un peu cette absence, nous avions institué les expositions individuelles, confiées à des commissaires indépendants. Nous avions écarté l’idée de confier la sélection à un commissaire général, malgré les suggestions insistantes de nombre de nos relations professionnelles internationales, qui nous disaient que toutes les grandes biennales procédaient ainsi, parce que nous avions le sentiment que les artistes n’étaient pas encore prêts à accepter ce mode de sélection. Le débat qui a eu lieu à travers la presse dans le cadre de la Biennale de Johannesburg avec la nomination du commissaire Okwui Enwezor nous a confortés dans ce sens. Notre mode de sélection a permis de révéler bon nombre d’artistes, mais il nous a coupés de certains qui le trouvaient inacceptable.
Lorsqu’on reprend les étapes de la Biennale depuis la première édition en 1992 jusqu’à la dernière en 2006 avec la nomination d’un directeur artistique, Yacouba Konaté, on a l’impression qu’elle s’est formulée de manière différente à chaque édition. Comme s’il avait fallu tester différentes manières de faire sans qu’aucune ne convienne. Il semble qu’une attention très particulière ait été donnée aux critiques dans la conduite de la Biennale.
Si les éditions de la Biennale de Dakar ont pu paraître différentes et leurs schémas chaque fois insatisfaisants, il faut quand même dire que les éléments constitutifs essentiels (exposition internationale, expositions individuelles, salon du design, off, Rencontres et échanges), n’ont pas vraiment varié jusqu’en 2000 et même au delà. Effectivement, certains éléments ont été abandonnés, et je pense principalement, au Salon de la création artistique sénégalaise, dont le bien fondé avait été contesté par un certain nombre d’artistes, de critiques et de partenaires. Pour les uns, parce c’était la confirmation que nous les considérions indignes d’être à l’exposition internationale et pour les autres, parce que, pour une biennale qui se voulait panafricaine, c’était faire la part trop belle aux artistes sénégalais. Vous savez que de nombreux artistes sénégalais nous ont ensuite reproché la suppression de ce salon ? Je pense aussi au MAPA (Marché des Arts Plastiques Africains), qui se voulait une tentative de création d’un espace à la fois d’exposition mais aussi de vente, dans la mesure où aucun dispositif n’avait été prévu pour la vente des œuvres de l’exposition internationale, des expositions individuelles ou du salon du design. Cependant le MAPA n’a pas été concluant et certains opérateurs nous ont fait savoir que nous n’avions pas vocation à nous substituer aux galeristes.
Ce sont les séminaires d’évaluation, organisés à l’issue des différentes éditions, qui nous ont amenés à apporter chaque fois quelques réajustements, pour tenir compte des critiques positives. Cette biennale n’étant pas une affaire personnelle, il nous semblait judicieux de prendre en considération les critiques qui pouvaient permettre d’aller de l’avant et d’asseoir la spécificité de l’événement. Une des forces de la Biennale de Dakar, c’était cela : l’organisation d’une évaluation qui était ouverte non seulement à ses principaux acteurs mais aussi à des personnes que l’on savait très critiques à son égard et/ou même personnellement opposées à ses organisateurs, associées à des professionnels d’Afrique et du Nord ayant pris part à l’événement. Le souci premier du Conseil scientifique et du Secrétariat général était de faire en sorte que la biennale réponde aux attentes des professionnels. Oui nous avons tenu compte des critiques pour chaque fois innover ou améliorer. Doit-on nous reprocher le fait d’avoir tenu compte de la critique ? Après mon départ, en 2000, la nouvelle équipe n’a pas voulu se sentir enfermée dans un carcan. Elle a, en toute responsabilité, fait les choix qu’elle estimait nécessaires à l’impulsion d’une autre dynamique. Je me réjouis de la bonne évolution de la construction de l’édifice.
Finalement Dak’art reste la principale plateforme pour les artistes africains, c’est autant un lieu de rencontres et d’échanges qu’une exposition. Qu’en est-il du marché de l’art à Dak’art ?
En effet, malgré les imperfections, notre objectif premier est largement atteint. Dak’art est en effet la principale plateforme de promotion, de rencontre et d’échange des artistes africains sur le continent. Beaucoup d’artistes présents aujourd’hui sur les places fortes internationales de l’art contemporain sont passés par la Biennale de Dakar. Mais accepteraient-ils de reconnaître que Dak’art a joué un rôle dans l’évolution de leurs carrières artistiques ? Je n’en suis pas sûr. L’absence à une édition de Dak’art est souvent très mal vécue par de nombreux artistes.
Nous n’avons jamais réussi à obtenir des données objectives sur l’état du marché de l’art à Dakar, mais je suis persuadé que les ventes à l’occasion de la Biennale sont appréciables. La mobilisation des galeristes à chaque édition et leur implication dans le succès du off, ajoutées à quelques confidences, me laissent penser que des rentrées financières substantielles ont été enregistrées à chaque édition.
Quels sont encore les obstacles à la bonne réalisation de la Biennale ?
Depuis 2000, beaucoup de choses ont évolué. Je ne peux pas vous parler des difficultés que rencontrerait actuellement la manifestation, car je n’en suis plus acteur, même si, de loin, je reste attentif à ce qui se passe. Les difficultés que nous avons rencontrées découlaient surtout de la modestie et du décalage dans la mise à disposition des moyens financiers, même si certains estimaient que les sommes consacrées à l’événement étaient trop importantes et auraient pu servir à autre chose. Le manque d’infrastructures appropriées constituait, et constitue probablement encore, un sérieux handicap. La communication à l’international, pour être performante, exige un bon dispositif et des moyens conséquents. Les difficultés et imperfections ont, malheureusement, souvent été mises sur le compte de l’incapacité d’avoir en Afrique des compétences susceptibles d’organiser des événements professionnels de ce type. Ma conviction est que, tout compte fait et pour avoir vu beaucoup d’événements internationaux du genre, nous n’avons pas à « rougir » de notre bilan. Mais, Dak’art doit continuer à se battre pour une plus grande professionnalisation de son organisation. Avec des moyens appropriés – les moyens actuels ne pouvant certainement pas être comparés à ceux des biennales internationales que nous connaissons -, une autonomie bien pensée, une meilleure maîtrise de l’organisation et du calendrier par le Secrétariat général, un personnel technique plus performant, la disponibilité de bonnes infrastructures – les projets culturels du Gouvernement offrent de bonnes perspectives dans ce sens -, je suis persuadé que Dak’art affirmera davantage sa place dans le calendrier culturel international et obtiendra une reconnaissance internationale définitive.

(1) Eliane Burnet, « Viyé Diba. Messe Nue », art press, 339, 2007, pp.52-56///Article N° : 7592

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire