L’artcréologie de Wilhiam Zitte : les cultures réunionnaises mises au jour

Entretien de Christine Eyene avec Wilhiam Zitte

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Un des pionniers de la scène contemporaine réunionnaise, Wilhiam Zitte s’inspire de l’histoire et des traditions populaires de son île. Son œuvre a puisé tour à tour dans l’image du Noir, la mémoire de l’esclavage et la créolité. Inventeur de l’artcréologie, auteur de l’expression « Cafre est joli » en écho au fameux « Black is beautiful » – comme le rappelle l’artiste réunionnaise Sophy Rotbard – Zitte revient sur une carrière construite sur la dissidence, mais néanmoins témoin des stigmates de l’esclavage dans l’histoire et la société contemporaine réunionnaises.

Vous avez débuté dans l’art en autodidacte dans les années 1980. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre parcours artistique ?
Je n’ai pas de formation artistique particulière. J’étais instituteur et, dans le cadre de mon enseignement, j’essayais de trouver des techniques, que l’on pourrait qualifier de « pauvres », c’est-à-dire avec des matériaux ordinaires : le papier journal et des pigments naturels comme le safran, le massalé, les épices, les terres broyées, etc. C’est donc en tant qu’instituteur que j’ai mis en place des techniques simples, utilisables par tous. D’autant plus que mes élèves venaient de milieux très défavorisés : des Hauts, de Trois-Bassins, de Saint-Leu. Ils n’avaient pas les moyens de s’offrir de la peinture à l’huile. C’est à partir de cette démarche que je suis arrivé à une production personnelle.
Et puis, j’avais une espèce de curiosité naturelle. Quand j’étais à Saint-Denis ou pendant ma formation d’enseignant, j’allais au musée, je me renseignais. J’avais fait la connaissance de la conservatrice du Musée Léon Dierx, Suzanna Greffet-Kendig, qui m’avait montré les réserves et j’avais découvert qu’il existait, en dehors des expositions permanentes, des œuvres intéressantes qui n’étaient pas montrées au public. Notamment des sculptures malgaches, des peintres pompiers de la Réunion du XIXe siècle.
Un autre point déterminant a été la rencontre avec certains artistes dans les années 1970-80. Comme les sculpteurs Gilbert Clain, Jean Luc Igot et Jean-Paul Barbier. Il y a eu une sorte d’émulation artistique. Ce sont des artistes qui faisaient de l’agitation culturelle. Et, lors du Bicentenaire de Saint-Leu en 1990, j’ai fait une exposition de portraits de mes amis, qui se trouvaient être des Noirs, des « cafres ». La Drac de Saint-Denis a trouvé ce travail intéressant et a souhaité présenter cette exposition lors de la semaine créole à Saint-Denis.
C’est comme cela que j’ai déboulé, un peu comme un chien dans un jeu de quilles. Le public s’est interrogé sur ma personne et j’ai répondu aux attaques un peu fortement. Cela a créé une polémique entre Noirs et Blancs, entre « esclaves » et « maîtres ». Je me suis toujours construit sur la dissidence et la polémique.
D’ailleurs, dès le début, mon travail a partagé la critique. Pendant longtemps, il a été considéré comme invendable, excessif, identitaire. Alors que la mode était au joli, au bien fait, aux matériaux léchés, sophistiqués, j’utilisais des toiles de jute et avais un discours politisé.
Quel genre d’œuvres aviez-vous présenté à la commémoration de Saint-Leu ?
Il s’agissait de portraits d’amis, aux pastels à l’huile, sur papier ordinaire ou journal. À cette époque, je faisais aussi beaucoup de pochoirs. Cela correspondait à un art militant. J’avais découvert les pochoirs avec Ernest Pignon-Ernest, en Europe. Je trouvais que cette technique répondait bien à mon travail. Lors d’élections j’avais mis des têtes « cafres » dans des endroits un peu bourgeois. On a porté plainte contre moi. Il y eut une polémique. Après cela, j’ai fait une exposition au musée et on a censuré un de mes tableaux.
De quel musée s’agit-il ?
C’était au musée de Villèle. C’est une ancienne plantation,la maison de Madame Desbassayns qui était propriétaire de plus de trois cents esclaves. Mon ancêtre, la première femme dont je porte le nom, était esclave sur cette propriété. J’ai réinvesti l’usine en installant des grandes têtes de Noirs et surtout mon plus gros coup artistique, si je puis dire, a été de recréer une galerie d’ancêtres. J’ai substitué la galerie des ancêtres des Blancs par une galerie de Noirs. Il y avait douze tableaux de grand format. Mon intention était de montrer que nous y avions aussi notre place.
J’ai toujours navigué sur l’image du Noir. J’essayais soit de la réhabiliter, soit de créer un impact tel que quand on voyait une tête de « cafre », on ne pouvait y être indifférent, on réfléchissait. D’autres artistes se sont d’ailleurs mis à produire dans cette même veine. Ce travail a été déterminant dans mon œuvre. Je me suis ensuite penché sur la créolité, sur l’identité réunionnaise. Je n’ai jamais revendiqué une identité africaine. Mon intérêt s’est toujours porté sur l’Océan Indien et la culture malgache.
À l’époque, lorsque l’on parlait de l’esclavage on pensait à la Martinique, la Guadeloupe, l’Amérique, le commerce triangulaire avec le Sénégal, Gorée, etc. Je ne me sentais pas vraiment concerné pas cette histoire-là, mais plutôt par les origines de l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique du Sud, les Bantous, les « Cafres », ce que l’on appelle la « Cafrerie ». Et puis, mes nombreux déplacements à Madagascar ont fait que l’on me prenait souvent pour un Malgache.
Vous disiez que votre travail a inspiré d’autres artistes. Y a-t-il eu sur l’île un courant ayant pris l’image du Noir comme icône ?
Oui, c’est devenu une sorte d’école. Disons qu’il est devenu normal de peindre des Noirs réunionnais. Alors qu’auparavant, au Musée Léon Dierx, il n’y avait qu’un seul tableau de Noir. C’était une femme, très jolie, probablement intime avec le peintre. Cette peinture reflétait une approche esthético-érotique du corps noir. Alors que mon travail apportait une dimension beaucoup plus cicatrisée, beaucoup plus provocante, ou au contraire presque sanctifiée, idéalisée, comme des icônes religieuses. J’ai une formation religieuse catholique assez poussée, que j’adapte dans mon œuvre. J’emploie aussi des éléments de la religion populaire réunionnaise comme les p’tits bons dieux – ces petites constructions que l’on trouve au bord des routes pour rappeler les morts. Et, je m’inspire des cérémonies malgaches, des cérémonies des ancêtres. Mes représentations de corps humains sont souvent fantômisées. Ce sont des esprits dont on ne peut distinguer s’ils sont masculins ou féminins. Des formes signalées dans leurs contours.
Quel est l’auteur du tableau du Musée Léon Dierx dont vous venez de parler ?
C’est un tableau anonyme qui a été repris par le Théâtre Vollard pour sa pièce Marie Dessembres.
J’avais aussi fait le constat qu’à chaque fois qu’il y avait une représentation du Noir, c’était l’image classicisée de l’esclave au corps svelte, dans des poses agréables. Ou alors, sa présence était anecdotique par rapport au paysage que le peintre voulait magnifier. Par exemple, pour montrer l’échelle d’une cascade, on mettait deux petits Noirs, qui étaient les porteurs. Dans les lithographies d’Astrel, Roussin, Bory de Saint-Vincent, il y avait toujours deux Noirs, habituellement nus, qui servaient à donner l’échelle par rapport au volcan. Le Noir faisait figuration. Alors que dans mon œuvre, il était investi d’une dimension politique d’autant plus amplifiée qu’il y a eu une reconnaissance de mon travail par les politiques. […]
Le début du second millénaire aurait annoncé l’ère du post-identitaire. Comment votre art a-t-il évolué face à ce discours ?
Dès 1995, mon travail est passé de l’image du Noir à la question de l’identité réunionnaise en général. J’ai développé un concept qui s’appelle artcréologie. C’est-à-dire archéologie créole. C’est un néologisme que j’utilise pour qualifier mon travail. Dans l’artcréologie se retrouvent l’image du Noir et les esprits, dans une écriture fantômatique, parce que je trouvais que la représentation du Noir était fantômatique.
Il faut savoir que l’on est dans un environnement où parler la langue créole, par exemple, est considéré comme un acte anti-français. Alors que parler créole, pour moi, c’est naturel. Ce n’est pas contre la France. Mais dans notre situation de département, si on parle créole, on est perçu comme un opposant à la France, comme un anti-conformiste. Mon travail s’immisce dans ces interstices qui font partie des non-dits du contexte culturel réunionnais.
Ce passage de l’image du Noir à la créolité est intéressant, notamment en terme de registre iconographique. Ce choix correspond-il à la diversité culturelle que constitue la société réunionnaise ou est-il le reflet de clivages identitaires ?
Pour moi, c’est un passage logique. Quand mon ancêtre, qui était indienne et malgache, est arrivée sur cette île, elle est devenue réunionnaise. […] Mais du fait de mon travail sur l’image du Noir, certains sont allés jusqu’à dire que je n’avais qu’à retourner en Afrique. Comme s’il n’y avait pas de légitimité à être réunionnais, à être métis, à être mélangé.
Et puis mon travail a évolué car je me suis cultivé sur l’histoire de la Réunion et j’ai visité les Seychelles et l’Île Maurice qui ont une très forte identité créole. […]
Vous venez de réaliser un chemin de croix pour une église locale. C’est une démarche assez inhabituelle dans l’art contemporain. Cela a-t-il exigé de tempérer l’orientation militante de votre peinture ? Comment ce thème religieux s’est-il concilié à votre démarche artistique ?
La religion a toujours été en contrepoint dans mon travail. […] J’ai toujours eu le respect de l’art religieux. J’ai aussi constaté qu’il y avait très peu d’artistes qui avaient produit des œuvres de ce genre. Le milieu culturel est plutôt athée. Et il n’est pas bien vu d’afficher une appartenance religieuse. Pour ma part, je ne vois aucun problème à faire des Christ, des anges, des Vierge Marie.
Il y a quatre ans, on m’a sollicité pour faire un chemin de croix pour l’Église de Grand Îlet dans le cirque de Salazie, dans la montagne. C’est une église classée monument historique. Elle a été reconstruite, refaite à neuf, dans le style créole. J’ai mis du temps avant de trouver la solution qui allait me permettre de faire quelque chose qui me représente. J’ai opté de faire un lien entre Madagascar et les esclaves marrons qui se sont réfugiés dans la montagne. Car en face de cette église se trouve le Piton d’Enchaing qui fut un lieu de marronage. Et tous les noms de lieux dans ce cirque sont d’origine malgache : Bé Maho, Cimendef, etc.
Pour ce travail vous avez adopté une technique différente de ce que l’on connaît de votre art.
Oui, c’est de la broderie. C’est une pratique artisanale encore très vivace à la Réunion, à Cilaos, dans les cirques, dans les montagnes. Cela fait partie de ma démarche de prendre des éléments traditionnels de l’artisanat réunionnais pour leur donner un statut artistique, comme les assemblages de tissus, le patchwork. Ce sont des fondamentaux de la culture réunionnaise.
Votre œuvre s’inspire de l’histoire et de l’artisanat réunionnais, avez-vous été sollicité dans le cadre de la Maison des Civilisations et l’Unité Réunionnaise ?
Non, pas personnellement. Mais je crois savoir que les photographes réunionnais sont davantage sollicités puisqu’ils en couvrent l’édification. Je pense que les responsables de ce projet sont davantage intéressés par les arts et les traditions populaires, notamment par les objets artisanaux. Ils sont dans une logique historique plutôt que dans le contemporain […].

Saint-Leu (La Réunion), mars 2008.
Interview réalisée grâce au concours de Nathalie Gonthier, chargée de mission arts plastiques à la Mairie de Saint-Denis de La Réunion, dans le cadre de la manifestation Saint-Denis Expos Photos et Sophy Rotbard, artiste multimédia. ///Article N° : 7570

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Les images de l'article
Wilhiam Zitte, Quotidien du jeudi 1er octobre 1992 page 25 © Christine Eyene
Wilhiam Zitte. Tet Kaf, détail de Ma Débène. 2006. Courtoisie Espace Gounod, Saint-Denis, La Réunion.
Wilhiam Zitte, Ma Débène. Installation. Bois, glycérophtalique et tissu. 2006. Courtoisie Espace Gounod, Saint-Denis, La Réunion.
Wilhiam Zitte, Ti Bondié, Istoir. Technique mixte sur toile, 1998. Courtoisie Espace Gounod, Saint-Denis, La Réunion.
Wilhiam Zitte, De Moun 97.4. Acrylique et glycérophtalique sur toile. 1999. Courtoisie Espace Gounod, Saint-Denis, La Réunion.





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