Héritage du mouvement nationaliste et pensée du soulèvement

Entretien de Noé Ndjebet Massoussi avec Achille Mbembe

En partenariat avec le quotidien Le Messager de Douala (Cameroun)
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Professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud, Achille Mbembe s’appuie sur l’héritage de l’Union des populations du Cameroun (UPC) pour analyser les perspectives d’action politique aujourd’hui.

Quel regard portez-vous sur l’UPC 60 ans après ?
S’il y a un héritage intellectuel, moral et politique du mouvement nationaliste qui vaille la peine d’être défendu dans le Cameroun postcolonial, celui-ci est sans doute à chercher dans l’idée même de la grève morale, du soulèvement, de la lutte organisée dans le but de mettre un terme à un ordre oppressif et malfaisant qui limite les capacités de vie et toutes sortes de potentialités.
L’UPC a-t-elle des acquis ? Si oui lesquels ?
Dès sa fondation en 1948, l’Union des Populations du Cameroun inscrit l’idée de la grève morale, du soulèvement et de la lutte organisée dans une triple perspective, et c’est ce qui fonde son héritage.
Qu’est-ce la grève morale sinon le fait de sortir, en toute conscience, de la sorte de prison mentale dans laquelle les régimes oppressifs généralement encasernent leurs sujets ? C’est le fait de refuser obstinément d’adhérer aux pseudo-valeurs que met en avant tout régime de violence (la hargne, le mensonge institué et la fourberie, la loi du ventre et des fétiches, la faconde imbécile, le masque de notabilité sous les devers de la vénalité). C’est aussi le fait de se libérer moralement de l’emprise que ces pseudo-valeurs exercent dans la conduite de soi. C’est l’équivalent, si vous voulez, de l’insoumission éthique.
Le soulèvement vise, quant à lui, à devenir libre, à être par et pour soi, à se constituer en tant que sujet humain responsable devant soi, devant les autres et devant les nations. C’est ce qu’il nous faut appeler la politique de la montée en humanité.
Le soulèvement ou encore la lutte organisée vise ensuite à « faire communauté », à « faire nation ». Car le souci de soi est, ici, inséparable du souci des autres – d’une politique de la solidarité et de la communauté qui inclue la communauté universelle des nations.
La lutte vise finalement à produire la vie, à éliminer les forces qui, dans le contexte colonial, concourent à la mutiler, à la défigurer, voire à la détruire. Ce projet d’une vie humaine plénière – tel est le projet politique de l’UPC à l’époque de Ruben Um Nyobè.
Tel est aussi le sens de sa lutte, le sens de sa mort, et le sens des souffrances et des sacrifices multiformes endurées à l’époque par tous ceux et toutes celles qui s’impliquèrent dans le mouvement de l’indépendance.
Le soulèvement à l’époque a donc pour objet de répondre à la triple question : Qui sommes-nous et où en sommes-nous dans le présent ? Que voulons-nous devenir ? Et que faut-il espérer ?
Au-delà du nécessaire combat pour le pain quotidien, Um Nyobè identifia ces questions de l’origine et de la destination, de la volonté et de l’espérance comme les questions centrales du politique.
Je crois qu’elles le demeurent, à plusieurs égards, aussi bien pour l’Afrique en général que pour le Cameroun en particulier. Je crois également qu’elles restent inséparables des trois autres dimensions de l’éthique politique chez Um, à savoir monter en humanité, faire communauté et produire la vie.
Sans cette dimension éthique, le politique se réduit à une vulgaire lutte à mort – la lutte pour la conquête d’un pouvoir qui n’a d’autre justification que lui-même ; qui est détaché de tout projet autre que sa propre reproduction et qui est prêt à tout pour y parvenir. Or justement, c’est là où nous en sommes maintenant, au Cameroun.
Je dirais donc que de l’héritage de Um et de ses compagnons, ce qu’il nous faut réactiver aujourd’hui, de façon assez urgente, c’est cette pensée du soulèvement.
Cette idée du soulèvement, il nous faut l’inscrire dans des pratiques culturelles et artistiques neuves (dans notre musique, notre poésie, notre roman, notre peinture et notre cinéma, nos manières de nous vetir, de nous coiffer, de parler et de nous habiller). Ces actes de dissidence culturelle doivent préparer le terrain à des pratiques politiques plus directes et plus conséquentes, qui ne sont plus de l’ordre de l’émeute spontanée et sans lendemain, mais qui s’inscrivent dans un véritable projet de mise en échec d’un régime corrompu et malfaisant.
L’UPC peut-elle renaitre ? Si oui dans quelles conditions ?
Il ne s’agit pas nécessairement de ressusciter ce qui a fait son temps. Ce qui m’a toujours intéressé dans l’histoire du mouvement nationaliste, ça n’a jamais été l’histoire de l’appareil en soi ou encore l’histoire des luttes pour le contrôle de l’appareil pour l’appareil. On sait qu’après la mort de Um, cette « petite histoire » strictement sans intérêt se transforma très vite en une histoire de divisions et de ressentiment, une histoire à mes yeux totalement stérile, futile et qui, apparemment, se poursuit encore de nos jours.
À mes yeux, le noyau de l’idée nationaliste, c’est plutôt cette lutte en vue de produire la vie, de rouvrir le futur, d’empêcher que le futur ne soit fermé. Ce que Um appela « l’âme immortelle du peuple camerounais », c’est, aujourd’hui justement, le potentiel insurrectionnel de cette mémoire de la lutte, avec toute la dimension de foi et d’espérance qui en était le corollaire – foi et espérance en un avenir qui doit toujours rester ouvert.
Je crois que dans les conditions actuelles, c’est ce potentiel insurrectionnel qu’il faut réveiller et réactiver si l’on veut ouvrir des horizons nouveaux pour ce pays bloqué depuis des décennies. Or justement, réveiller ce potentiel insurrectionnel suppose trois choses.
Et d’abord un énorme travail dont le but serait la construction culturelle d’un imaginaire alternatif de la vie, du pouvoir et de la cité.
L’invention d’un imaginaire alternatif de la vie, du pouvoir et de la cité exige la remise à jour des solidarités transversales, celles qui dépassent les affiliations claniques et ethniques; la mobilisation de ces gisements religieux que sont les spiritualités de la délivrance; la consolidation et la transnationalisation des institutions de la société civile; un renouveau du militantisme juridique qui avait caractérisé le début des années quatre-vingt-dix; le développement d’une capacité d’essaimage notamment en direction de la diaspora et l’adoption d’une plate-forme consensuelle concernant les réformes radicales et essentielles en vue de la refondation du pays une fois que le régime actuel aura été déchu.
La pensée du soulèvement doit donc aller de pair avec une imagination de la refondation. Les deux sont, au demeurant, indissociables.
Tout ceci suppose évidemment le développement de nouvelles formes d’organisations, d’associations et de réseaux capables de favoriser la naissance de nouvelles formes de militantisme bien enracinées dans les réalités locales, mais aussi capables de s’articuler sur l’international.
Il suppose ensuite la constitution d’un véritable mouvement politique démocratique capable de transcender les clivages objectifs de la société camerounaise. Dans les conditions actuelles, un tel mouvement ne saurait être qu’un mouvement moral, une vaste insoumission morale. Mais il doit également être capable de rallier de manière réaliste toutes les forces constituées de l’opposition, y compris, si cela existe, la dissidence latente au sein du parti au pouvoir.
Mais réveiller le potentiel insurrectionnel exige aussi que nous réfléchissions simultanément à la question de la violence armée.
C’est une question politique et éthique extrêmement complexe et délicate qui vient de notre passé, qui hante notre présent et qu’il nous faut traiter avec réserve et de manière responsable. Car, tout sang versé ne produit pas nécessairement la vie, la liberté et la communauté.
Pour le moment, je dis simplement que si les Camerounais veulent s’en sortir, il leur faudra tôt ou tard réexaminer cette possibilité inscrite d’ailleurs dans notre histoire – la possibilité du soulèvement armé. Il leur faudra opérer le passage de la rébellion passive, de l’émeute à une organisation plus systématique et plus structurelle d’une violence dirigée contre un pouvoir irrémédiablement corrompu, abrutissant et mortifère. Mais encore faudrait-il qu’ils soient prêts à consentir les inévitables sacrifices qu’exige ce genre de bond historique.

///Article N° : 7516

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