Za, de Raharimanana

Editions Philippe Rey

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D’une poignante densité qui ne laissera sans doute pas ses lecteurs indifférents, le dernier roman de Raharimana dénonce – dans un subtil jeu de langage – la situation à Madagascar avec « une cruelle jubilation ».

Za, un père dont l’enfant a été retrouvé mort dans les eaux sales d’Andavamamba, quartier populaire d’un Antananarivo non nommé, raconte son histoire : il se dédouble, ressasse le fait qu’il n’a pu offrir de linceul à son fils, entend un ange noir le menacer et sa femme chanter sa douleur.
Il erre, est emprisonné avec des enfants et des prisonniers politiques. Délivré dans des circonstances grotesques, il est caché dans un linceul et ainsi pris pour un ancêtre. Le cortège qui l’accompagne est poursuivi par les soldats d’un pouvoir sanguinaire tandis que lui se retrouve ballotté dans les rizières, près des tombeaux, sur les décharges. Cette cavalcade à travers des lieux reconnaissables pour les initiés (le Glacier, la route-digue, le lac, Ambanidia) rapportée dans une langue déformée par son accent et les multiples néologismes qu’il forge serait presque une aventure picaresque si l’accent n’était pas uniquement mis sur le caractère dramatique de la situation. Le personnage-narrateur le répète : « Za sait bien que Za suis fou maintenant » (138, 226). Za, qui dérive dans tous les sens du terme, n’a en fait pas de nom puisque celui qu’il affiche est le pronom personnel « izaho » amputé, un « moi » incomplet. Prisonnier des fers qu’on lui a passé en prison, du linceul qui l’a fait passer pour mort, de sa culpabilité et de son cynisme, empêtré dans ses hallucinations et sa logorrhée, il ne peut à aucun moment dire « je » pour assumer une parole libre.
Le romancier utilise à la fois cette transcription et le flottement entre réel et onirique de la maladie pour jouer avec les mots au long d’un véritable jeu de massacre envers la société malgache contemporaine.
Jeux de mots, fausses-vraies traductions, croisements de sens, créations loufoques ou au sens induit, l’accumulation de procédés surprend, amuse, enchante, agace parfois, puis s’installe le sens de ce constant travestissement : « venin de haine inoculé, les mots ne sont plus que d’oubli et de violence […] ne délivrent plus que pour voiler le sens » (289).
C’est que Za, dans sa folie, ne rend compte que d’horreurs, de violence allant jusqu’à la barbarie : cadavres d’enfants bourrés de plastique, eaux sales, excréments, vomi, coups de brodequins, de crosse, viols constituent les « torrents de boue » et les « imprécations sans limite qui enflent de gorze en gorze » (184), macabres métaphores de tous les domaines de la société malgache.
La vie politique, avec à sa tête le « Dollaromane » (84) régnant sur des « docteurs en politozie qui ont prêté leurs serments d’Hippocrasie » (225) déclenche une rafale de néologismes et de jeux à la Oulipo (le « discours résidentiel pur et sans p. pédant », p.150 est savoureux) qui pourraient devenir drôles si le personnage ne choisissait de : « rire et maudire ce pays, mon pays » (70), exprimant ainsi son découragement : « quel poids a l’être seul dans ce pays ? » (267).
L’attitude demeure aussi caustique envers les héros du passé, les tirailleurs africains, les « hexagonistes métropolitains » (103) naïfs représentants du « fleuve noir d’Oksident » (116), la Banque mondiale qui lutte « contre la gabezie et la coorruption régnant dans les parazes tiers-mondiaux » (208), le petit peuple violent des « endoctrinés qui croient n’importe quoi » (117), les disciples de Mao « ravoltionnaires qui voient des lignes droites partout » (253).
Le texte imite aussi en les tournant en dérision, les valeurs sociales, esthétiques et religieuses les plus respectées de la société malgache. Le sommet de l’éloquence que représente le kabary donne sa structure au premier chapitre du fou, les adresses aux ancêtres lors de la veillée funèbre et de l’exhumation ne sont plus que ridicules « ancêtreries de harangues kabaristiques truffées d’adazes et de proverbes à cinq balles de coton » (207). Enfin, les ancêtres respectés deviennent des « imbéciles » et des « zénies des caveaux bazzoïdes » (239) dont les « voix de caillot et de quolibet qui frappent d’écervelance aigüe » arrivent « d’outre-ciel » (206). Quand leurs descendants, suivant la tradition (famadiana), transportent leurs restes, ils « huent dada sur les porteurs entraînés soudain dans un galop incontrôlable » (208), « raillent, insultent » (209). Za rend compte d’une société dont tous les espoirs « se cognent à l’horizon » (234) et ne peut se réfugier que dans le rire, le hurlement et la haine : « rien ne pousse ici, ni nos espérances, ni nos cynismes ni nos dérisions. » (162).
Raharimanana, qui ne cache pas ses modèles littéraires puisqu’il les cite en épigraphe, adapte ici les procédés du Haïtien Frankétienne et du Congolais Sony Labou Tansi, reprenant jusque leurs mots-clés de « zombis dézingués » (253) pour le premier et de « l’état honteux » (252) et « machin la hernie » (258) pour le second. Après eux et comme eux, la puissance du néologisme, le jeu entre les phrases nominales et les longues énumérations en apnée, les allusions à peine voilées aux lieux et aux personnes sont au service d’une vision totalement désespérée non seulement de la société malgache (la femme « hait ce pays qui danse pour des morts qui n’en valent pas la peine » 275) mais du monde qui « n’a jamais été qu’une suite de malheurs » (252) où « l’on dégouline les mots pour bien nourrir les haines » (243) face à « la boue des âmes et des siècles… » (215).
Les thèmes obsessionnels de l’horizon, des rails, du chant lugubre de la femme, du cadavre et des déjections illustrent toujours la morbidité associée à la violence sans limites déjà déclinée dans les ouvrages précédents et qu’ici ni la fantaisie langagière ni les éclats de poésie ne viennent adoucir. Le rire fou et cynique semble la provisoire, dérisoire et unique issue à cette déambulation langagière et géographique qualifiée de « dire impossible, erratique mélopée sur le sable du sens » (215) : « Za n’a qu’à rire de la connerie de l’humain » (84).

///Article N° : 7310

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