La Comédie Indigène

De Lotfi Achou (conception et mise en scène)

"Qu'est ce que nous avons à faire de cela maintenant et ensemble ?" (Lotfi Achour)
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Avec La comédie Indigène, Lotfi Achour propose un spectacle « politiquement incorrect » qui a le mérite d’interroger les représentations archétypales et humiliantes héritées de la colonisation, véritables gangrènes des sociétés modernes.

La Comédie Indigène est composée d’une succession de saynètes et de tableaux vivants ou projetés, alternant mises en scène humoristiques, mises en espace des clichés coloniaux et post-coloniaux et visions de portraits d’hommes et de femmes aux regards profonds. Sur scène deux espaces se partagent le plateau. Depuis le fond de scène, les trois quarts du plateau sont occupés par une sorte de grande boîte aux parois constituées de bandes verticales à la fois transparentes et réfléchissantes dont les barreaux donnent l’impression d’une cellule de prison, d’une cage peut-être… L’avant-scène est un espace vide où les comédien(ne)s évoluent librement. Plusieurs saynètes et tableaux rythmeront le spectacle. C’est d’abord avec l’image en noir et blanc d’un visage projeté en transparence spectrale sur la paroi en face du public et une voix off qui décline les adjectifs les plus aberrants donnés aux habitants des colonies françaises que commence le spectacle. Ambiance glaçante pour qui s’attendait à une comédie de mœurs légère. L’humour est noir et cynique. Mais grâce au jeu des acteurs, les saynètes suivantes, malgré des propos à hérisser les poils des moins réceptifs, déclenchent quelques rires francs. Reflets de l’illogisme et des paradoxes des réflexions racistes et paternalistes de l’intelligentsia française convoquée par Lotfi Achour et interprétée par quatre comédiens : un Européen : Thierry Blanc, un Maghrébin : Ydire Saidi ; un Africain noir : Marcel Mankita et une femme asiatique : Lê Duy Xuân.
Une mise en scène simple, efficace partagée entre le rire et l’effroi du public
Trois hommes en blouse blanche entrent en scène, des scientifiques typés : occidental, nord-africain et africain. L’homme blanc, nœud papillon et stéthoscope dans la poche de la poitrine est le professeur. Ses élèves, simple cravate et stylo en poche, l’écoutent naïvement faire l’étalage d’une science coloniale basée sur un racisme et un colonialisme partagés, à l’époque, par la majorité des hommes même les plus engagés philosophiquement. Derrière eux des visages apparaissent, s’effacent, tournent, nous regardent, ce sont les spectres d’hommes et de femmes de couleur. Sur scène, le médecin explique, en s’appuyant sur des ouvrages de théoriciens de l’inégalité des races, les caractéristiques physiques, les sexualités, les mœurs et les superstitions respectives d’hommes Noirs, Arabes et Asiatiques. En s’appuyant sur « L’art d’aimer aux colonies« , un ouvrage publié dans les années 1920 par le Dr Jacobus X, le désopilant personnage blanc construit son principal exposé qui traite de la sexualité des hommes de couleurs comme d’un sixième sens, un sens « génésique ». Ensuite, à l’intérieur de la cellule, c’est l’apparition d’une femme typée asiatique dans une ambiance rougeoyante, en réalité une chanteuse vietnamienne, qui chante sur un air français. Reflet d’un des clichés véhiculés à cette époque sur le mystère des femmes asiatiques. Des rires d’enfants et, à nouveau, des photos de femmes et d’hommes sont projetées comme pour témoigner de l’humanité des êtres humains d’où qu’ils viennent. Cette femme, qui se maquille et se coiffe, est une femme. Elle n’est pas spécialement d’ici ou de là-bas, sa manière de se pomponner ne traduit pas son origine. La coquetterie comme les rires d’enfants sont des traits communs à l’humanité. Un compte à rebours … Nouveau tableau, une femme arabe, telle qu’on l’imagine en Occident : costume, sabre… Elle chante accroupie. Cliché qui critique le racisme anti-arabe et qui sera repris à la fin du spectacle avec l’illustration arabisante (costumes, attitude) mais franchouillarde de la chanson La fille du Bédouin Les tambours militaires introduisent la scène suivante, deux tirailleurs algérien et sénégalais et un représentant de l’armée coloniale française entrent côté cours. Main dans la main, les tirailleurs écoutent la leçon de français « tel que le parle le Sénégalais« , d’après : « La méthode d’enseignement du français aux militaires indigènes« , dite la méthode « Gouin« . Démonstration drôle et navrante à la fois, des méthodes de domination à travers la transmission d’une pseudo-langue, d’un langage militaire humiliant : « Si brigand y’en a jeter contre ton case / Toi y’en a faire quoi ? / Y’en a appeler camarades / Et tout le monde y’en a punir brigand. » Les sans-grades sortent, l’officier est attiré par la silhouette, à jardin, d’une femme africaine, une réunion pleine de promesses ! Dans la cage, les deux tirailleurs apparaissent serrés dans le même lit de camp. Ils sont presque debout devant nous, le lit étant à la vertical. Image qui ne manque pas de rappeler les pelotons d’exécution car si l’on y voit le reflet désuet de la fraternité des soldats, la réalité de l’époque les aurait cloué au pilori ou plus exactement livrer en chaire à canon. Un autre prisonnier des clichés vivants de la colonisation est un homme nu, allongé en chien de fusil au sol. En off, la voix d’un historien occidental borné qui n’assimile pas que l’Afrique puisse avoir sa propre histoire. On critique ici la vision anthropologique que les colons ont colportés : l’Afrique d’avant les conquêtes coloniales aurait été un peuple préhistorique voire a-historique, contrairement à la civilisation blanche. Opposition matérialisée sur scène par l’arrivée, aux côtés de l’homme nu, d’un homme en costume-cravate qui s’assoie sur une chaise et par l’eau qui ruisselle sur les parois de la cage. Opposition entre ce qui ressemble à des progrès technologiques et l’archétype de peuples vivants au rythme de la nature. Vision qui s’est désintégrée comme en témoignera, un peu plus tard dans le spectacle, une pluie de sable dans la cellule. C’est au tour d’un trio burlesque de faire son apparition, une femme des années 50, un Noir vêtu d’un costume rayé noir et blanc comme ceux des bagnards, et un Arabe qui porte une salopette et une gapette (casquette). Ils interprètent une chanson musette avec une tendresse ironique et déplacée vis-à-vis des deux hommes.
Un spectacle engagé
Le reste du spectacle se situe dans un espace-temps contemporain. Lotfi Achour écrit ce spectacle depuis 2005, période durant laquelle les exactions politiques se succèdent : amendement de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 louant les « bienfaits » de la colonisation française en Afrique du Nord, violence policière contre les émeutes en banlieue (2005), et, entre autres discours, l’allocution de N. Sarkozy, le 26 juillet 2007 à l’Université de Dakar. Il choisit donc de convoquer sur scène un politicien blanc derrière un pupitre en avant-scène, coté jardin. Son discours qui reprend un extrait de celui de N. Sarkozy : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. […] Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin  » est intolérable et dans le public le besoin d’une voix contrebalançant ses propos devient de plus en plus urgente. Au cœur du discours du politicien, le dernier tableau apparaît. Les rideaux rouges d’un café de quartier sont tirés, un quadragénaire d’origine maghrébine est seul. Il fume une cigarette et il boit un verre. Peut-être s’agit-il d’un thé à la menthe ? À moins que ce soit encore un de nos préjugés qui nous fasse penser cela. Il se lève de sa chaise et se met à danser. Noir… Comment devons nous interpréter cet étrange tableau plein de lassitude et pourtant de joie de vivre ? Serait-ce encore une image toute faite de l’immigré rempli de solitude et de la nostalgie de la terre de ces aïeux ? L’allocution reprend mais, pour terminer, un homme descend de la salle et interpelle le politicien. Il cite Achille M’Bembe et retourne les interrogations contre son interlocuteur en lui rappelant que l’imaginaire issu de la colonisation a toujours été l’image narcissique que l’homme occidental a projetée sur l’autre. Qu’il est aujourd’hui nécessaire de prendre conscience que l’Afrique a sa propre histoire et que c’est à elle de s’interroger. Comme le montre l’affiche du spectacle, un tirailleur au grand sourire style Banania, piercer de l’arcade au chapeau d’un cadenas marqué R.F, il faut trouver la clé de cette prison de stéréotypes glaçants. Permettre aux hommes Arabes, Blancs ou Noirs de désenclaver tous les préjugés ancrés depuis des décennies dans leurs mentalités.

La Comédie Indigène, conception et mise en scène Lotfi Achour.
Une coproduction : Cie Navaras, Le TARMAC
Textes et citations de Aimé Césaire, Joseph Conrad, André Gide, Victor Hugo, Dr Jacobus X, Lamartine, Marx, Guy de Maupassant, Achille Mbembe, Edward W.Said, Alexis de Tocqueville, chansons coloniales, Le français selon la méthode Gouin…
Avec Thierry Blanc, Marcel Mankita, Ydire Saidi et Lê Duy Xuân (au chant)///Article N° : 7133

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