À Monsieur Nicolas Sarkozy, Président de la République française

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Le 26 août 1958, à la place Protêt devenue depuis Place de l’Indépendance, un de vos prédécesseurs aux fonctions qui sont les vôtres aujourd’hui, le Général Charles de Gaulle, apostrophait la jeunesse africaine de l’Empire français en des termes resté mémorables. Le 26 juillet 2007, dans l’enceinte de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, vous avez interpellé la jeunesse africaine sur les questions majeures de l’avenir de leur continent et de ses rapports à la France. Nous aurions pu sourire de cette répétition de l’histoire, en pensant à la remarque de Karl Marx à Hegel dont vous reprenez presque mot pour mot le poncif sur l’immobilisme de l’Afrique. Nous avons au contraire pris le parti de vous adresser la présente, conscient que ce qui se joue réellement dans vos propos concerne la vie de millions d’hommes et de femmes, d’Afrique et d’Europe.
Vous venez d’être élu Président de la République française. Vous avez placé votre campagne électorale et votre mandat sous le signe de la rupture. Nous autres universitaires africains voudrions aussi voir la France rompre avec certaines visions et pratiques ancrées dans ses relations avec l’Afrique. Monsieur le Président, la France a beaucoup fait en Afrique. Lors de votre visite, certainement que nombre de vos interlocuteurs vous ont rappelé au bon souvenir de cette longue et active présence française. Ils vous ont certainement rappelé que l’histoire de votre pays démontre à souhait sa revendication d’être la patrie des droits de l’homme. Nous savons que cette revendication ne relève pas de la rhétorique mais d’une pratique pluriséculaire qui l’a vu accueillir des millions d’hommes et de femmes opprimés ou persécutés à qui il a offert l’opportunité de rebâtir une vie de dignité. Ce que vos interlocuteurs africains ne vous ont certainement pas dit c’est qu’en vous recevant en hôte, on ne vous dit que ce qui a été fait de et en bien. Sachant ce qu’est une tradition, je me permets Monsieur le Président, puisque vous le voulez aussi pour la France, d’opérer une rupture circonstancielle de temps d’avec cette tradition.
Voici trois siècles, Lille ne l’avait pas encore fait, Saint-Louis du Sénégal entamait sa carrière de ville française. Au cours de ces longues années, les assertions civilisatrices se sont rapidement écroulées, bousculées par un régime d’exception imposant ses règles à des peuples qui ne lui trouvaient aucune légitimité. Aussi, les indépendances octroyées, au lendemain de la deuxième guerre mondiale et suite aux leçons apprises des guerres d’Indochine et d’Algérie, furent-elles, pour la métropole d’alors, un double soulagement, financier d’une part et moral de l’autre. Malheureusement, les accords de coopération signés avec les nations issues de la décolonisation ne favorisèrent pas le décollage économique rêvé par l’Afrique des années 1960. Personne ne peut de bonne foi contester que nombre de ces régimes issus des indépendances ont été faits et défaits secrètement par les services français ou ouvertement par des interventions militaires portant à bout de bras des régimes autoritaires ou écrasant des États dont le grand tort était de vouloir un peu plus de dignité pour l’Afrique et les Africains.
Monsieur le Président, nous n’avons pas la naïveté de croire que votre découverte d’une mentalité africaine pigmentaire, mystique, religieuse, sensible, relève simplement d’un déficit de culture historique. Vous avez en partie raison mais en partie seulement :  » le problème de l’Afrique, c’est qu’elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause « . Le discours qui drape l’Afrique dans les mythes de l’enfance du monde est au service d’intérêts qui eux n’ont rien de mythiques. Depuis des décennies, nombreux sont les régimes politiques africains et leurs élites gouvernantes, du politique à l’académique, qui ont manipulé cette lecture nativiste de l’Afrique pour légitimer la brutalité de leur pouvoir soutenu par des réseaux qui ne s’embarrassent pas de la couleur de peau ou de la nationalité.
Monsieur le Président, nous laissons aux historiens la responsabilité de dire si la colonisation a été rentable ou non pour la France et pour l’Afrique, d’évaluer le poids des mutations sociales, politiques et culturelles qu’elle a induites dans les destins respectifs de nos pays. Les universitaires, ceux de France, d’Afrique et d’ailleurs souvent dans une coopération à magnifier, savent combien furent complexes ces processus que ne sauraient épuiser les clichés et les formules à l’emporte pièce. Ils savent qu’il faut non seulement les étudier en toute liberté, mais aussi avec une méthodologie éprouvée parce que discutée, ouverte et partagée entre experts de la discipline. Ils savent qu’il faut exhumer et restituer aux citoyens, même si cela les heurte très souvent, ce que ne disent pas les mémoires construites sur ce passé.
Les universitaires conduiront cette tâche à bien, à condition que les politiques veuillent aussi mettre en œuvre des politiques de rupture véritable en bien des domaines :
Renoncer à s’ériger en législateur de la recherche historique
Faire que la liberté sacralisée de la circulation des capitaux s’étende, en conformité avec l’histoire de la France, à la liberté de circulation des universitaires de tous les pays.
Cofinancer les budgets des équipes mixtes de recherche dans tous les domaines du savoir
Cette politique de rupture ne peut consister à  » former les élites  » des  » pays les plus pauvres  » par l’attraction exercée sur leurs  » meilleurs étudiants « . Ce siphonage des cerveaux et des talents (dont celui des footballeurs) n’est pas mutuellement avantageux. En revanche, la création de pôles de savoirs scientifiques dans nos pays respectifs entre lesquels circulent étudiants, enseignants et chercheurs et non leur concentration en un pôle (le Nord) reste notre préoccupation majeure. L’Afrique ne peut se contenter d’être un espace de consommation de l’aide sous-développante. Elle veut participer à la conception, à la création et à la production du monde, pour sortir des positions subalternes où l’ordre du monde la confine depuis bientôt cinq siècles.
Hier la politique qui spécialisa le Sénégal dans la production de l’arachide pour alimenter les huileries et savonneries de Marseille avait expulsé de ses campagnes des milliers de paysans appauvris qui ont affronté les bidonvilles en salariés des entreprises françaises du Sénégal. Leurs descendants, après les rugueuses politiques d’ajustement structurel, qui ont rendu exsangues nos économies et déstructuré nos sociétés, affrontent maintenant, sur de frêles embarcations de la mort, les mers et les politiques d’immigration de l’Europe. Nous n’en imputons nullement et exclusivement la responsabilité à l’Europe. Mais historiquement, elle y a sa part. Mieux, l’immigration n’est pas à sens unique. D’Europe arrivent sur l’Afrique des migrants qui entrent au et sortent du Sénégal au moins sans visa ni charter. La rupture, c’est aussi l’instauration de la réciprocité en tous les domaines.
À entendre la violence des propos sur l’immigration, il est urgent de répondre à la question senghorienne :  » Est-ce donc que la France n’est plus la France ?  » Dans le poème Thiaroye, le poète de la Négritude oppose la France de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, la France généreuse, humaine et combative de 1789 à la France de l’indigénat qui fait tirer la troupe sur les vaillants combattants de la liberté qui, au son du  » C’est nous les Africains « , ont répondu à l’appel de la patrie d’alors pour combattre le régime nazi.
Rien de plus normal que les conflits de mémoire quand on a partagé le même empire, les uns ayant anciennement colonisé les autres. Est-il étonnant que la question coloniale et la traite atlantique des esclaves soient au cœur des débats publics dans la France contemporaine ? Assurément, nul ne sort indemne de 300 ans de  » grandeur coloniale !  »
Pour notre part, nous sommes solidaires des combats de nos collègues français qui ont réussi à faire entendre raison à l’État pour le retrait de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Point question de demander à la France repentances ni réparations. L’affaire ne relève ni de la religion ni du droit pénal ! On peut du reste s’étonner qu’à l’exception de l’Algérie, l’Afrique francophone soit aphone dans ces débats passionnés. Ce n’est point par manque d’intérêt. La rupture, Monsieur le Président, c’est aussi être en mesure d’entendre ce silence de l’Afrique. N’exprime-t-il pas la douleur d’une mémoire non encore élucidée par les historiens ? Imaginons l’inimaginable pour tout Français : le Bundestag vote une loi demandant aux historiens allemands de faire des recherches sur les aspects positifs de l’occupation de la France par le régime nazi. Loin de nous l’idée que la colonisation soit historiquement comparable au nazisme ! Gardons-nous surtout de croire que les mémoires des peuples fonctionnent selon les logiques du savoir historien. Comprenons que la mémoire africaine de la traite atlantique des esclaves et de la colonisation est à l’Afrique, d’une autre manière certes, mais du même ordre, que ce que la mémoire de l’occupation est pour la France ? Des moments tragiques à dompter par le devoir de mémoire mais surtout par la recherche historique ! La recherche historique et celles des autres disciplines portant sur l’Afrique et sur les relations du continent au reste du monde ont fait au cours des cinquante dernières années tant de progrès considérables. Les résultats acquis en ce domaine du savoir interdisent absolument de parler de l’Afrique dans les termes qui sont les vôtres dans le discours adressé à Dakar à la jeunesse africaine.
Monsieur le Président, nous avons du mal à comprendre pourquoi la France, oublieuse de celui de Provence sinon de façon locale, n’a célébré pendant des années que le débarquement des alliés en Normandie. Nous avons du mal à comprendre que l’identité de la France construite sous une dynamique en perpétuel métissage – Saint-Louis du Sénégal vieille ville française en est la meilleure référence – fasse de l’immigré francophone son négatif. Nous avons du mal à comprendre comment construire ensemble la Francophonie, institution qui somme toute participe au rayonnement de la France dans le monde, tout en associant négativement l’immigration, majoritairement francophone, à l’identité nationale.
De quoi vous mêlez-vous, me répondrez-vous en bon droit, en cette affaire qui concerne la France et les Français ? C’est simplement parce que cela fait 348 années que la France a débarqué au lieu-dit Ndar sans demander autorisation aux indigènes des lieux que d’autorité elle a baptisé Saint-Louis. Elle n’est toujours pas prête à les quitter. Ce n’est pas notre vœu, non plus, qu’elle les quitte. Au contraire, nous voulons qu’elle y reste mais autrement qu’elle y fût venue et y a vécu jusqu’ici. Pour nous c’est aussi cela rupture !

Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur///Article N° : 6818

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