Écrire de la poésie à Maurice ou comment devenir fou…

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Je suis prêt à reconnaître, surtout en ces temps de disette et d’incertitude, que consacrer ses nuits à gratter du papier ou dans ce cas, le clavier, à la recherche du mot juste, du mot qui parviendra le mieux à exprimer l’indicible est étrange ou même indécent. Je suis aussi prêt à dire que la poésie ne sert pas à grand-chose, que ce n’est qu’un ornement qui vient un instant interrompre le cours de la vie pour apprivoiser la beauté.
Et je n’ai aucun mal à ajouter que j’ai trop lu Césaire, Le Clezio, Llosa et les autres, que j’aime trop la littérature pour avoir un ego littéraire, pour me prendre au sérieux, que je ne suis qu’un moustique qui scribouille aux pieds des géants, que j’exerce dans le cadre de mes limites, trouvant, ici et là, au détour d’un vers, un moment d’exaltation. Je n’espère rien de plus. Je n’ose rien de plus. Je considère la publication de mes recueils comme une grâce, un cadeau venu du ciel, peut être immérité mais que j’ai appris à accepter.
Et finalement, je ne crois pas être, contrairement à quelques poètes locaux, la dernière réincarnation de Rimbaud, je ne me destine pas à écrire une ouvre immortelle, je ne rêve pas d’une gloire posthume. Je ne cultive pas une fausse modestie (car dans mon jardin il y a trop de vers) mais il est utile de parvenir à remettre les choses à leur place. Je suis en d’autres mots un poète modéré et lucide, qui demeure loin des excès du « poétisme » (mon premier néologisme qui signifie « mouvement fanatique d’inspiration mégalomane »), je sais mesurer les choses à leur juste valeur tout en concédant que j’ai ma petite part de vanité.
Il n’empêche que la pratique de la poésie à Maurice vous apprend la solitude pénible des incompris car vous vous heurtez constamment à un mur, indestructible et impassible, nommé indifférence. Je ne vais évidemment pas vous parler des libraires qui se débarrassent de votre recueil dans le coin le plus obscur de leur épicerie, pardon, librairie, ou du nombre d’exemplaires vendus en une année (entre 3 et 5), ou de cette charmante personne qui vous demande de lui prêter votre recueil avant qu’elle ne se décide à l’acheter, ou des enseignants de littérature qui ne lisent jamais ou qui sont incapables de citer un seul auteur mauricien contemporain, ou de votre recueil que personne n’emprunte jamais à la bibliothèque.
Je ne vais pas vous parler de ces gens qui claquent des milliers de roupies à l’hôtel et qui trouvent qu’un livre coûte cher, ou de ces jeunes, diplômés des meilleurs universités, qui disent fièrement ne jamais lire, ou de l’interminable attente d’un lecteur, d’un seul petit lecteur qui voudra bien évoquer votre ouvrage, ou de ces parents qui découvrent avec horreur que leur enfant adoré a une vocation artistique, ou de ces conférences d’auteurs mauriciens qui ne réunissent qu’une dizaine de personnes dont cinq membres de leur famille. De ces étudiants en lettres d’une université locale qui n’arrivent pas à distinguer le Phèdre de Racine d’un Mills and Boons ou des récitals qui rassemblent sept personnes dont huit poètes ou de ceux qui croient que Malcolm de Chazal est un comptable.
Je ne vais pas vous parler de tout ça car c’est un combat inutile, c’est une cause perdue, on ne peut guérir un peuple de son inculture « abbysimale » (ma deuxième invention, veuillez me pardonner ce néologisme mais je suis atteint de « néologite »), il viendra un autre temps. I had a dream, i had a dream, pas demain, pas le lendemain de demain, pas le surlendemain de lendemain, un temps quand les Mauriciens s’intéresseront à la culture, aux petites choses de l’esprit, à ces petites choses qui bousillent, remuent et transforment la matière grise, à ces petites choses qui rendent la vie un peu moins dérisoire.
Je vais, par contre, vous proposer un guide ou plutôt une liste de questions à poser au poète ou plus généralement à l’écrivain mauricien pour l’aider à se sentir un peu moins inutile, pour l’aider à se débarrasser de sa déprime. Il est, cependant, important de trouver le bon dosage, le patient après tout est gravement atteint et il n’a pas l’habitude de telles questions. Il faut donc les utiliser avec art et subtilité car il risque, sous l’effet conjugué du choc et de la surprise, d’avoir une attaque d’apoplexie.
Les Questions :
Pourquoi écris-tu ?
J’apprends que tu viens de publier un nouveau livre. ÇA parle de quoi ?
C’est en vente où ?
Parle-moi de tes auteurs préférés.
Je viens de lire ton recueil (ou roman), j’ai bien aimé, tu veux bien me donner quelques précisions sur la question (par exemple) de l’identité ?
Tu veux bien m’expliquer d’où provient ton inspiration ?
Je m’intéresse beaucoup à ce que tu fais, j’espère à nouveau te lire.
Cette liste n’est évidemment pas exhaustive, je vous invite à la compléter avec d’autres questions. On pourrait même lancer un concours international de questions, dans le style de « Questions pour un Champion », mais en moins idiot. Le plus important, faut-il le souligner, est d’aider l’auteur à se sentir moins seul, moins incompris, de lui épargner, en d’autres mots, un début de folie.
Je termine, cependant, sur une note d’espoir. J’invite les poètes et écrivains mauriciens à se tourner vers la mystique car elle nous enseigne, si je ne m’abuse, à tuer le désir afin de se libérer de l’illusion et d’atteindre ainsi à la libération. Ainsi quiconque veut atteindre la plénitude dans son expression artistique, dans la cadre enchanteur et paradisiaque de l’île Maurice, se doit de tuer tout désir de reconnaissance, se doit d’extirper de son coeur tout espoir d’être lu, d’être compris et alors, et alors seulement il sera libre.
Free, free at last.
« Mystique et liberté ». Un titre prometteur pour un prochain poème qui ne sera pas lu.
Umar Timol

Umar Timol vit à l’Ile Maurice où il est né 1970. Il a fait des études à University College London. Il est l’auteur de La Parole Testament (l’Harmattan), de Sang (l’Harmattan) et publiera bientôt un nouveau recueil, Vagabondages, chez le même éditeur.
[email protected]///Article N° : 6648

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