Bay Lanmen

De Valérie Louri

Coup de cœur
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Ce Cd mérite une attention particulière. Outre le fait qu’il est extraordinairement « jouissif », il s’agit à l’évidence d’un de ces rares « chefs-d’œuvre inconnus et inattendus » que rien ne nous laissait espérer : un de ceux qui s’adressent au monde entier mais qui devraient être écoutés avec attention par tous ceux qui s’intéressent aux relations musicales complexes entre l’Afrique et les Antilles. « Bay lanmen » émerveillera aussi ceux qui partout s’interrogent sur la pérennité et la vitalité de leurs propres traditions musicales.
Si les chanteuses sont depuis deux décennies les figures de proue de la musique antillaise, il y a une éternité que ne s’y était pas révélée une voix féminine aussi impressionnante. « Bay lanmen » est depuis trop longtemps le premier disque d’une chanteuse antillaise que l’on puisse sans hésiter qualifier intégralement de « chef-d’œuvre musical ».
« Bay lanmen » (« tend la main ») est le premier opus personnel de Valérie Louri, une jeune martiniquaise qui avait déjà participé à deux albums collectifs : « Belya Fondok » (Belya Productions) et « Vwa drésé » (Mizik Label). Encore peu connue hors de son île, elle a été accueillie triomphalement aux dernières Francofolies de La Rochelle.
« Bay lanmen », c’est la première chanson du cd : séduisante ballade aux paroles fédératrices, objet d’un très joli clip à ne pas manquer, régulièrement diffusé sur la chaîne France Ô.
Cependant, c’est la seconde chanson – « Pa fonsé » – qui donne le ton en révélant la diversité fascinante du talent vocal de Valérie Louri.
Son timbre de voix est déjà en soi une splendeur et une curiosité : un contralto rude et caressant tour à tour, si bas, si ferme et naturel qu’il cousine étrangement avec les ténors « griotiques » africains. Une certaine gravité s’affirme donc d’emblée, celle d’une femme qui ne se contente pas d’avoir été une petite fille folle d’Édith Lefel, et qui a sûrement appris à prendre la parole haut et fort bien avant de chanter.
Par ailleurs, sa voix a des qualités « techniques » assez exceptionnelles. C’est une voix qui danse, avant tout, avec un swing irrésistible. La danse a été la première passion de Valérie Louri ; elle l’a étudiée longuement, d’abord à New York – au Brooklyn Dance Center et à l’Alvin Ailey School – puis chez elle parmi les maîtres du bélé et du gwoka. Elle a bien fait car ce qu’on ressent immédiatement, et tout au long de ce disque, c’est une osmose absolument parfaite du chant et de la danse.
Passons sur « Lanmou sé pa sinéma » : un zouk love enjôleur, sans prétention, quoique plus subtil que la production habituelle du genre.
Et puis voici « Yo di mwen » : cyclone de tambours, voix d’airain et d’ébène, seule chanson, sensationnelle, uniquement signée par Valérie Louri. La meilleure de tout l’album et probablement la plus proche de celles que lui chantait sa grand-mère ? En tout cas, en l’écoutant on pourrait se sentir fier d’être né dans une île dont elle serait devenue l’hymne.
Le grand « plus » de « Bay lanmen » c’est que c’est aussi un magnifique album instrumental, d’une rare richesse mélodique et rythmique servie par la fine fleur du jazz martiniquais, avec notamment de splendides interventions de Christophe Germain (violoniste de formation afro-cubaine), Max Telephe (flûte, saxophones) et surtout Marc Elmira, qui fut le bassiste du génial et regretté Eugène Mona, le « flûtiste des mornes ». Producteur et compositeur de la plupart des titres, Elmira est ici le démiurge humble mais infaillible, un de ces modestes metteurs-en-sons d’exception qui préfèrent rester en retrait – mais son omniprésence est très sensible.
Ce qu’il y a de plus troublant dans « Bay lanmen », c’est son caractère totalement intemporel. Valérie Louri est autant elle-même dans le bélé et le bélya les plus archaïques que dans le ragga ou le slam. Le mystère de cet album réside dans cette transition très fluide entre générations, d’une tradition réelle à une tradition réinventée que résume assez bien la chanson « J’ai rêvé d’Afrique » : un étrange mélange d’onomatopées et de réminiscences de diverses langues africaines – qui sont probablement autant de traces fugitives d’une écoute des musiques du continent originel…
Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la façon singulière, à la fois ancestrale et très personnelle, dont la voix de Valérie Louri s’articule et s’enroule autour des tambours – bélé martiniquais et ka guadeloupéen pour une fois alliés – qui tiennent ici une place essentielle (honneur aux virtuoses Bijou, Joël et Edgard Lareney !)… Ce secret lui appartient à elle seule, tel qu’il s’exprime librement et rageusement dans « Yo Di Mwen », « Di Non Mèsi » (chanson contre la « fièvre acheteuse ») puis « Sa Pa Jé » et surtout « Souviens toi où tu vas » : mémoire de l’esclavage et de la colonisation, à l’envers, à la fois arrogante, impérieuse et persiflante, qui s’épanouit dans une savoureuse et vertigineuse biguine, caricaturant délicieusement tous les clichés exotiques – culinaires et rythmiques – sur les Antilles.
À mille lieues des rengaines de plus en plus insignifiantes du zouk love, ce cd est enfin une belle leçon de langue et de poésie créoles. Grâce à l’ingéniosité de Marc Elmira, qui culmine dans l’admirable « Yo Kwiyew », Valérie Louri tient déjà ce qui est sans doute son double pari : incarner une renaissance dynamique de la musique martiniquaise et aussi la réappropriation joyeusement rebelle de son patrimoine culturel par sa génération, celle qui refuse d’en être réduite au choix entre l’exil, le Rmi et la servilité touristique.
Nul doute que sa beauté sculpturale, son charisme, sa prestance et sa présence scénique auraient pu suffire à faire de « la Louri » une future « diva aux pieds nus » et de « Valérie » une superstar en puissance.
Ce disque, même si tel n’était pas son but, lui aura permis de prouver qu’elle est avant tout une grande chanteuse et une vraie musicienne.
Elle vient d’ailleurs d’être sélectionnée pour représenter la France au concours de l’Eurovision 2007.
Et puis qu’importent les honneurs : Miss Valérie Louri « est déjà là » et ce disque fait partie des chefs-d’œuvre définitifs du patrimoine africain-américain des Antilles. Le premier du XXI° siècle ?

Bay Lanmen, de Valérie Louri (Hibiscus Records, 2006)///Article N° : 5786

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