Les sources du Maghreb sont au Sud

Entretien de Fayçal Chehat avec Amazigh Kateb (Gnawa Diffusion)

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Amazigh est bien le digne fils de son père, Kateb Yacine, le plus grand écrivain algérien disparu en 1989. Musicien de talent à la tête de « Gnawa Diffusion » un groupe qui a le vent en poupe et qui effectue un travail de fond sur le plan musical, Amazigh est aussi un homme de verbe, à l’engagement clair et fort. Il est installé à Grenoble d’où il sillonne la France et l’Europe avec ses compagnons. L’africanité du Maghreb est un sujet qui lui tient à cœur.

Le Maghreb fait physiquement partie de l’Afrique mais semble lui tourner le dos en réalité. L’intérêt pour le continent est très limité (au sport grosso-modo). L’Afrique n’est présente ni médiatiquement ni culturellement. D’où peut venir, selon vous, le changement sur ce plan-là ?
Je pense que l’épisode guerre du golfe a ouvert les yeux à pas mal de monde en ce qui concerne l’unité du monde arabe. L’identité du Maghreb que prônent et revendiquent les politiques, basée sur l’arabo-islamisme, n’est en fait qu’une identité d’apport. D’ailleurs, cette identité plaquée, que les purs et durs veulent nous imposer dans nos pays, ne nous est pas forcément reconnue ni accordée par les Orientaux eux-mêmes. Dans la plupart des pays du Moyen-Orient, le Maghrébin est d’ailleurs perçu comme un Africain de langue arabe. Il est en quelque sorte un Arabe « mineur ». Je suis bien placé pour le savoir, puisqu’une partie de ma famille est en Syrie et au Liban. En vérité, le Maghreb n’a rien à voir géographiquement avec la péninsule arabique. Ses sources sont au Sud : c’est du côté du Sénégal, du Mali ou du Niger que nous Maghrébins devrions regarder et regarderons tôt ou tard. D’autant qu’au niveau mondial, on le voit, l’heure de l’Afrique a sonné. L’Afrique est de retour. Son come back est visible partout : dans les pays anglo-saxons comme dans les pays latins.
Avec les politiques d’arabisation que les pouvoirs imposent avec plus ou moins de vigueur, pensez-vous que les peuples maghrébins vont être progressivement absorbés sur le plan culturel par la sphère moyen orientale ?
Si l’africanité du Maghreb continue à être désespérément reniée par les détenteurs de tous les pouvoirs, elle n’en est pas moins réelle. L’africanité n’est pas dans les enseignements dispensés à l’école ou dans les livres de classe ? Peu importe, puisqu’on la retrouve dans la vie de tous les jours. De la gastronomie à la danse en passant par la musique et la gestuelle. Ce que les pouvoirs peuvent installer, c’est une culture institutionnelle, une culture d’État, une culture officielle. Cette dernière vivotera à côté des cultures populaires, celles qui sont véritablement le sel de la société, mais elle ne pourra jamais les effacer ni les remplacer. L’identité ne se décide pas par décret. Elle est dans l’âme de l’homme lui-même. Et l’âme de l’homme maghrébin est africaine.
Le fait d’intituler votre groupe « Gnawa Diffusion » est évidemment un clin d’oeil à cette africanité de l’Algérie et du Maghreb…
C’était une façon de remettre les pendules à l’heure et de dire non à l’occultation d’une grande partie de l’Algérie. Certes, la majorité de la population vit au Nord, mais une grande partie de cette même majorité est venue du Sud pour des questions de survie, de travail, de confort, de mieux-être. Et puis le chant et la musique des Gnawa sont comme les chants et musiques des Noirs américains : des chants de souffrance, des chants religieux contestataires, des chants mystiques… Et là, on est au coeur de l’Afrique !
Votre séjour dans le sud-algérien (notamment à Timimoun) a sans doute joué un rôle important dans cette passion que vous montrez par rapport à l’Afrique ?
C’est à Adrar que j’ai découvert pour la première fois cette Algérie africaine dont on m’avait dépouillé dans le Nord. C’était en 1982. Et là, j’ai reçu une baffe magistrale. Une baffe identitaire, musicale, linguistique. Je découvrais des sonorités qui m’étaient presque étrangères tant elles devaient être cachées si profondément dans ma mémoire et dans celle de mes ancêtres. C’est dans cette région splendide que j’ai connu mes première émotions poético-musicales. Lors des veillées, tout le monde jouait plus ou moins d’un instrument où respectait un certain niveau sonore. Et même lorsqu’il n’était pas musicien, l’invité tapait des mains en douceur, essayait de marmonner avec les choeurs pour participer à l’élaboration de quelque chose de très doux, de très mélodieux. J’ai découvert avec émerveillement ces chants des Gnawa d’Algérie…
Peut on affirmer qu’il existe une réelle différence entre les Gnawa d’Algérie et ceux du Maroc ?
Absolument. Les Gnawa du Maroc n’ont pas été bridés par les administrations comme en Algérie. Les Gnawa marocains ont toujours conservé un statut et le droit d’officier. Sur leur carte d’identité était précisé leur titre de gnawi. La Monarchie a su les protéger. En Algérie, la politique bureaucratique et uniformisante menée à l’époque de Boumedienne avait poussé les Gnawa à rejoindre la cohorte de fonctionnaires stériles en devenant huissier ou gardien d’école par exemple. Ils n’avaient plus besoin comme au Maroc d’être itinérants et d’officier pour assurer leurs besoins et pour survivre. Ceux qui n’ont pas marché dans la combine ont continué à pratiquer leur art, mais dans une semi-clandestinité, dans des soirées privées ou familiales par exemple. D’ailleurs, pour les voir à l’oeuvre, on a continué à les faire venir jusqu’à Alger.
Des trois grands pays du Maghreb (Tunisie, Algérie, Maroc), lequel est, selon vous, le plus marqué par l’Afrique noire ?
Géographiquement, il est évident que c’est l’Algérie qui est la plus marquée. L’immensité de son territoire qui pénètre profondément à l’intérieur du continent est censée lui donner une plus grande enveloppe africaine. Pourtant, au niveau culturel, c’est au Maroc que les traditions africaines ont été le mieux conservées. Ainsi qu’en Tunisie, où lorsqu’on connaît bien le pays on ne peut qu’être frappé par l’importance de ce lien ombilical avec le coeur de l’Afrique. L’Algérie est le pays qui a souffert du plus grand anéantissement de l’identité. Mais c’est aussi le pays où la lutte pour son rétablissement est la plus forte voire même la plus féconde. Je suis très optimiste pour l’Algérie.
Est-ce que le passé esclavagiste des Arabes n’est pas un poids assez lourd encore pour espérer réchauffer les relations Nord-Sud ? Il y a quand même une grande méfiance du Black par rapport au Beur…
Je pense que la seule manière pour nous de régler ce problème c’est d’aller vers les autres, vers ceux qui ont été dominés ou humiliés par nos ancêtres. D’y aller avec la main tendue, le coeur ouvert et surtout beaucoup d’humilité. Il faut aussi leur faire comprendre qu’eux aussi ont laissé des traces fortes dans notre culture. Quel plus bel hommage, en effet, que de voir un Blanc jouer du guembri, l’instrument musical emblématique de l’homme noir qu’il méprisait et martyrisait hier ! Mais ce genre d’hommage ne règle pas grand chose bien sûr. Il faut aussi et surtout que les descendants d’esclavagistes que nous sommes aient le courage et la force de reconnaître ces faits passés douloureux. Ce travail autocritique n’a hélas pas encore été fait.
En 1998, il est encore rare et difficile de voire une famille blanche s’allier à une famille noire en Algérie par exemple. En outre, en Mauritanie l’esclavage est encore présen, et au Maroc les relations Noirs-Blancs ne sont pas toujours saines et égales…
Il n’y a pas que des zones d’ombres. Il y a aussi des attitudes très positives. Dans le Sud algérien, pour parler du pays que je connais le mieux, à Adrar, à Béchar, à Timimoun, familles blanches et familles noires ont continué à vivre ensemble après l’abolition de l’esclavage. Dans l’harmonie, le respect et souvent même dans l’alliance la plus forte. Mais il est vrai aussi qu’ailleurs il reste parfois beaucoup à faire pour rapprocher les uns et les autres. C’est une oeuvre de longue haleine.
Les artistes (chanteurs et musiciens particulièrement) peuvent-ils participer à la restauration d’autres rapports ? Votre groupe serait-il tenté par une tournée en Afrique noire ?
Cela va de soi. Ce n’est pas une question de volonté, c’est hélas aussi et surtout un problème de logistique, de moyens, de structures adéquates. Mon rêve est d’aller jouer un jour à Tombouctou. J’aimerais tant suivre la route des esclaves en empruntant le sens inverse…
Pour vous et votre groupe, cette recherche des racines musicales africaines n’est pas le résultat d’un effet de mode, vous pensez l’approfondir encore plus dans les années à venir…
Nous ne sommes qu’au début du chemin. L’élan de notre prochaine étape, nous allons le prendre à Mogador (Maroc) ou nous projetons d’enregistrer le prochain album avec les Gnawa.
Est-ce que le rap qui se développe énormément au Maghreb, notamment en Algérie, participe de ce retour aux sources ?
Je pense sincèrement que la culture en général et la musique en particulier sont nos armes pour un futur meilleur. Le développement d’un genre comme le rap dont les origines africaines sont patentes est le signe aussi que les jeunes ont décidé de ne plus avoir honte de leurs racines. Ils refusent d’être cantonnés à ne pratiquer que des genres culturels « montrables » « officiellement reconnus » par les pouvoirs en place. A l’image de la musique andalouse ou du hawzi. Je crois que l’heure des musiques populaires est venue. Et qui dit regain des musiques populaires au Maghreb dit regain d’africanité. Lorsque vous écoutez du Beldi à Bel Abbès, vous constatez d’emblée que la mélodie comme la rythmique sont profondément africaines.

///Article N° : 575

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