Le rire et la mémoire archaïque du corps

Entretien d'Ayoko Mensah avec Koffi Kôkô

Rires dansés
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Il n’est pas si loin le temps où seuls les grands ballets nationaux symbolisaient la danse africaine dans le monde. Sur scène, les artistes se devaient de faire sourire ou rire tous les publics. Des danses traditionnelles ethniques, liées en général à des fêtes collectives, aux créations chorégraphiques contemporaines, le rôle de l’humour et du rire a beaucoup évolué. Trois chorégraphes : Koffi Kôkô, l’un des grands noms de la danse africaine, Faustin Linykuela et Julie Dossavi, deux jeunes talents, éclairent leur rapport à ces registres.
Ayoko Mensah.

Initié, enfant, aux danses fon du sud du Bénin, Koffi Kôkô se forme plus tard, en France, au classique et au contemporain occidentaux. De sa démarche métisse naît l’une des écritures chorégraphiques africaines les plus originales. Après avoir dirigé le ballet national du Bénin, en 1994, il crée avec la danseuse espagnole de flamenco Maricarmen Garcia la compagnie Carmen Kôkô.

Vos derniers solos (Passage ; D’une rive à l’autre) sont des spectacles graves, poignants. Pourquoi le rire intervient-il si peu dans les créations des chorégraphes africains aujourd’hui ?
La plupart des thèmes de mes pièces, il est vrai, ne sont pas amusants. Je ne m’exprime pas à travers la danse pour égayer les gens. Le public trouve mes spectacles durs. Il ne s’attend pas à cela en allant voir de la danse africaine. Je ne le fais pas exprès : je porte une certaine hargne lorsque je m’exprime. Je crois que cela dépend de la période de sa vie, des révolutions qu’elle a connues.
D’autre part, c’est très difficile de faire rire les gens. Il faut arriver à prendre des distances par rapport à son propre travail. C’est une question de maturité. Peut-être n’en sommes-nous pas là ? Il faut traverser plusieurs phases dans la danse pour trouver le chemin de l’humour.
Pourtant, en Afrique, les danses traditionnelles sont souvent liées à des fêtes. La joie, le rire, parfois même la dérision et le grotesque y ont leur place…
Quand les gens se réunissent et sont libres de s’exprimer, je crois qu’ils ont plus envie de rire que de pleurer. Au Bénin, la religion animiste est une fête, initiations comme cérémonies. La spiritualité ne se vit pas en marge du quotidien, elle en fait partie. Dans mon village, à Ouidah, les divinités interviennent dans des cérémonies sous forme de personnages, avec leurs caractères. Même dans un espace sacré, elle peuvent danser et mimer des scènes de vie quotidienne qui font rire tout le monde. Des dieux cachent un objet, d’autres viennent subrepticement le voler ou bien ils simulent l’acte sexuel devant toute l’assemblée. Tout le monde rit, y compris les enfants… Nous savons danser la vie. Parfois on crée des chansons satiriques sur des événements politiques ou sociaux que connaît le pays. Quand on arrive à rire d’un sujet grave, cela veut dire qu’on l’assimile, qu’on se l’accapare.
Rire, est-ce à la fois un moyen de s’unir et de se sentir plus fort ?
Rire est une décharge d’énergie. Dans ces fêtes, il y a un tel échange d’énergie que les gens parviennent à s’oublier et à donner la force pure qu’ils ont en eux. Tout le monde porte la cérémonie. Le rire est vital chez nous. Il préserve la nature de l’homme. Lorsqu’on rit de soi, parfois à travers les autres, c’est toujours positif.
Passage est un solo en hommage aux dieux vaudous. Mais vous y représentez peu cette dimension festive ?
Je n’ai pas voulu faire quelque chose d’exotique, une cérémonie divinatoire sur scène. J’ai cherché à transposer cet univers dans lequel j’ai grandi. C’est plus un hommage à la vie spirituelle que je mène. Mais dans tous mes spectacles, il y a des moments où le public éclate de rire. J’y ai toujours tenu ; mais ce que j’apprécie d’étonnant, c’est que cela n’arrive jamais là où je l’ai prévu. Quand cela se reproduit plusieurs fois, aux mêmes moments, je développe ensuite un travail sur ces séquences.
Quels sont ces moments qui déclenchent le rire du public ?
Dans le spectacle D’une rive à l’autre, qui a pour thème l’esclavage, la salle est très grave. Ce qui n’empêche pas des éclats de rire lorsque l’esclave, tiraillé entre les ordres contradictoires de deux maîtres, tourne sans cesse la tête et ne sait plus à quel saint se vouer. Je ne m’attendais pas à ces réactions. Elles m’ont fait découvrir une certaine dérision dans ma danse.
Terre rougeâtre, le dernier duo que j’ai créé avec la danseuse de flamenco Maricarmen Garcia, raconte la rencontre de deux cultures, l’Espagne et l’Afrique, incarnées par un homme et une femme. Elles s’affrontent, s’entremêlent, se refusent mais restent toujours intègres. Dans ce méli-mélo, il y a des moments cocasses où, peut-être, les gens se reconnaissent, comme dans toutes les histoires entre un homme et une femme… (rires).
Dans le duo Ayélé, il y a aussi beaucoup d’humour sans que l’on dise grand chose. Cette pièce, c’est l’histoire d’un vieux couple qui rêve de danser éternellement. Et, en effet, il ne cesse jamais de danser bien que leurs corps peu à peu se fatiguent, se rouillent. Ce duo nous donne envie de rire de nous-mêmes, lorsque nous le dansons sur scène ma partenaire et moi… Même si nous nous efforçons de rester sérieux, nous communiquons au public l’humour qui passe entre nous.
Modifiez-vous parfois vos chorégraphies en fonction de ces passages ?
Cela m’est arrivé pour Hommage à Nijinsky, de manière tout à fait imprévue. Je commence ce solo en dansant les postures des trois singes de la philosophie orientale. Pour l’une d’elles, j’ai une balle dans la bouche. Un jour, au cours d’une représentation en Allemagne, la balle m’a échappé. Je me suis exclamé tout haut :  » Sheiße ! « . La salle a éclaté de rire, bien sûr ! Par la suite, j’ai décidé de garder ce moment, de l’intégrer à ma chorégraphie car il m’a vraiment étonné. Normalement quand ce genre d’incident arrive, on fait comme si de rien n’était. Je sais me tenir sur scène et, en plus, je ne parle pas un mot d’allemand. Ma réaction m’a totalement surpris. Je me suis dit que ce moment devait prendre sa place dans le spectacle.
Le rire et la dérision passent souvent par le langage. Le corps a-t-il, pour vous, la même force d’expression que les mots ?
Quand on sait l’utiliser, le corps peut avoir plus de force que le langage. Lorsque le corps parle juste, il exprime ce que la parole ne peut dire sans partir à la dérive. Il parvient à transmettre des secrets qui sont en nous : toute une mémoire corporelle archaïque que nous avons oubliée. Mon travail s’axe sur cette recherche. Il y a dans ma danse une dimension théâtrale. Sans texte.
Par le rire, ne retrouve-t-on pas cette mémoire archaïque du corps ? Tout comme la danse, n’abolit-il pas la distance liée à toute intellectualisation ?
La danse comme le rire plonge ses racines dans l’enfance de l’humanité. Tous deux naissent de pulsions que l’on ne maîtrise pas. Ce sont des événements qui nous dépassent. Lorsqu’on laisse s’exprimer la mémoire archaïque du corps, on peut remonter très loin en arrière. C’est ce que j’ai développé avec D’une rive à l’autre. Pour ce spectacle, je n’ai pas seulement fait des recherches intellectuelles sur la pratique de l’esclavage, je me suis plongé dans un certain état pour faire ce travail de mémoire corporelle. Et parvenir à exprimer la souffrance des esclaves.
Lorsque vous faites rire, vous sentez-vous encore parfois associé au cliché colonial du bon nègre et de son  » rire Banania  » ?
Les danseurs africains ont pris conscience de cette image, il y a une trentaine d’années. Elle nous a touché particulièrement car la joie de danser en Afrique a été en partie galvaudée par les ballets nationaux. Souvent, il ne suffisait pas qu’ils dansent, il fallait encore que les artistes montrent leurs dents et fassent rire. Beaucoup de ces mimiques étaient surfaites. Aujourd’hui, cette époque est révolue. Cela ne veut pas dire que lorsque nous dansons, nous ne sommes pas heureux intérieurement. Mais je crois que sur scène, il ne faut abuser du rire sinon il perd sa force.

///Article N° : 526

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