Les oubliés de Sangatte

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Usines désaffectées, maisons abandonnées et jardins publics… Depuis décembre 2002, date de la fermeture du centre de Sangatte sur décision du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, la ville de Calais s’est transformée en une immense zone de transit. Comme Adam, ils sont chaque jour, entre 150 et 400, à essayer de traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre.

« Ma vie commencera le jour où je poserai le pied en Angleterre, ce jour-là deviendra ma date d’anniversaire ». À 23 ans, Adam, jeune étudiant Somalien souhaite mettre toutes les chances de son côté pour accomplir son rêve. « Mais pour l’instant, c’est comme si je vivais en suspens… » La fermeture du centre de Sangatte située à 8 km de la ville n’a pas eu l’effet escompté. L' »appel d’air » tant redouté, n’étant pas dû à l’existence même du centre mais à la proximité de la ville des côtes anglaises : 30 km.
Après avoir parcouru des milliers de kilomètres et traversé clandestinement des dizaines de frontières, Adam a trouvé refuge sur la zone portuaire de Calais dans une barge métallique cernée de grillage et de détritus. La barge est creuse et posée sur des piliers de 2 mètres de haut. Chaque cavité sert de « chambre ». Après nous avoir fait visiter la sienne : environ 2 mètres de long sur 50 cm de large, Adam nous avoue son choc. « En Afrique, personne ne dormirait dans un endroit pareil, moi là-bas j’habite dans une grande maison », explique ce fils de commerçant qui s’entasse dans ce squat avec près de 60 hommes, femmes et enfants somaliens, érythréens, soudanais ou sierra léonais. « Avant de venir, je pensais que la France était un pays magnifique et libre, que c’était une démocratie, que les conditions de vie y étaient meilleures qu’en Somalie, mais je suis obligé de constater qu’ici à Calais la situation est pire que chez moi ».
Aspergé au gaz lacrymogène
Comme les autres squats, la barge est régulièrement visitée par la police. Et régulièrement gazée à coup de bombes lacrymogène. Adam, les yeux injectés de sang, me montre sa joue encore gonflée. « Ce matin encore, j’étais en train de dormir quand les policiers m’ont aspergé de gaz lacrymogène. Les couvertures, les vêtements, tout est imprégné et on ne peut rien faire. Les policiers viennent deux à trois fois par jour. » Adam s’indigne. « Le gaz lacrymo c’est dangereux pour la santé, nous ne sommes pas des terroristes, nous aussi nous sommes des êtres humains. S’il vous plait demandez-leur d’arrêter. »
Pour Philippe Duporge, commandant de la Police aux frontières et représentant du syndicat Synergie Officier, l’explication est simple : « Quand on me dit que les gens sont matraqués, et que du gaz lacrymogène est utilisé, il y a deux cas. Soit le gaz lacrymo est utilisé parce que le fonctionnaire de police veut s’amuser et abuser de son pouvoir et alors là il doit être sanctionné. Soit le fonctionnaire de police use le gaz lacrymo pour ne pas utiliser la matraque, parce que le migrant est au fond de sa cabane et ne veut pas sortir. Quel est le moyen dont dispose le fonctionnaire de police pour aller le chercher ? Il ne va pas rentrer dans sa cabane et le tirer par les pieds donc il met un coup de bombe lacrymo ».
Deux policiers par migrant
Tous les jours, Adam, comme ses compagnons d’infortune, joue au chat et à la souris avec la police. À Calais, 530 agents se consacrent en permanence à la lutte contre l’immigration illégale, soit en moyenne deux policiers par migrant. Leur mission : interpeller environ 80 étrangers par jour, soit près de 22 000 par an. Face à des objectifs chiffrés, les pratiques des forces de l’ordre se déshumanisent : destructions des affaires personnelles et des couvertures des étrangers, interpellations musclées voire déplacement de population. Au début de l’année, les agents de la police aux frontières ont même marqué les mains des étrangers avec des marqueurs indélébiles.
Adam a déjà été arrêté à plusieurs reprises. « La dernière fois, après un contrôle d’identité et une nouvelle prise d’empreinte, les policiers nous ont mis dans un bus et nous ont conduit à la frontière allemande, une autre fois, je suis allé à Troyes. C’est incompréhensible, les policiers nous envoient dans des centres, mais là-bas il n’y a pas de travail ! »
Déplacement de population
À Calais, tous les migrants sont en situation irrégulière. Mais certains ne peuvent pas être expulsé car leur pays d’origine refuse de les reprendre. C’est le cas des Somaliens qui ne peuvent pas êtres reconduits, faute de représentation diplomatique. Après chaque interpellation, les migrants sont conduits au poste de police de Coquelles situé à 3km de Calais, et triés en deux catégories. Les « expulsables » sont placés au centre de rétention administrative attenant pour une durée maximale de 32 jours (cf. encadré). Les « non-expulsables », comme Adam, sont envoyés à l’autre bout de la France. À charge pour eux de revenir par leur propre moyen.
« Jeudi dernier, on a interpellé 99 personnes », explique le commandant Duporge, « dimanche il y en a 90 qui étaient revenus, donc 9 qui n’étaient pas revenus. Et bien 9, ça fait près de 10 %. Je pense que de manière générale, cette pratique a quand même son utilité. ». Cette opération intitulée Ulysse représente une dépense de près de 600.000 € par an. Et sur Calais, le budget alloué à la police aux frontières dépasse les deux millions d’euros. Pourtant, les migrants continuent d’affluer vers la ville et les ports environnants. On en recense jusqu’à Dunkerque, St-Omer, Ouistreham, Cherbourg…
Patrick Titren, responsable d’une société située à l’orée de la « jungle » (prononcez à l’anglaise), un bois situé à 3km du centre-ville et dans lequel des Irakiens, iraniens et Afghans ont construit des dizaines de cabanes de fortune, confirme ce constat. « On a rasé Sangatte en croyant que ça allait marcher, ça ne marche pas quand même, il y en a de plus en plus… Tant qu’on leur dira pas qu’en face, c’est pas l’eldorado, ils viendront toujours… » Rien que sur le département du Pas-de-Calais, la préfecture a recensé en 2005, une hausse des interpellations d’étrangers en situation irrégulière de 17 % par rapport à 2004.
Plus de 50 morts
En 2002, l’année de la fermeture du centre de Sangatte, les policiers annonçaient plus de 97000 interpellations. Le Commandant Duporge était présent à l’époque : « Les gens sont morts en voulant monter sur les rames d’Eurostar. Aujourd’hui, la situation est moins catastrophique, mais le problème n’est pas réglé. »
Le problème n’est pas réglé… et les migrants continuent de mourir. Depuis quatre ans, plus de 50 exilés sont morts. Un chiffre qui vient s’ajouter aux statistiques recueillies par United Against Racism(1) Selon cette association, 6393 personnes ont péri aux frontières de l’Union européenne sur les dix dernières années. Mais il faut aussi tenir compte des malades et des blessés. Médecins sans frontières a achevé en avril dernier une mission de 6 mois. Le docteur Pierrick Darrigrand dresse un constat alarmant. « On rencontre beaucoup de pathologies aggravées par le froid et le manque d’hygiène ». Des douches ont bien été installées dans un local du Secours Catholique, mais il n’y en a que quatre ! Et seule une centaine de personnes arrivent à en prendre une chaque semaine, alors quand ils sont entre 300 et 400, ça ne fait plus qu’une douche par mois. « Les autres pathologies sous souvent traumatiques, comme des fractures, des contusions et des entorses, souvent liés à des courses-poursuites avec la police ». Un exercice de la médecine qui n’a rien d’exceptionnel sauf qu’avant cette mission, c’est en Côte d’Ivoire et au Cambodge que le docteur Darrigrand soignait les réfugiés.
En attendant, il faut survivre et seul le collectif de bénévoles « C’est Sur »(2) assure le minimum vital, l’Etat s’étant totalement désengagé à la fermeture du centre de Sangatte. Se nourrir, se laver, représente pour Adam, un défi quotidien. Deux associations La Belle Étoile et Salam(3) assurent la préparation et la distribution d’un repas froid à midi et d’un repas chaud le soir. Pour les bénévoles, c’est une évidence : « Si on ne faisait rien, c’est comme si on n’aidait pas quelqu’un qui avait un accident sur le bord de la route, c’est de la non-assistance à personnes en danger. »
« Je me battrai jusqu’au bout »
À chaque distribution alimentaire, les personnes en situation irrégulière en profitent pour faire le point sur leur tentative de passage de la veille. À la nuit tombée, ils sont plusieurs centaines à se diriger vers la zone de fret du port de Calais, traversée quotidiennement par 6500 camions qui embarquent sur des ferrys pour traverser la Manche. Selon les autorités françaises et britanniques environ 6 ou 7 personnes parviennent chaque jour à passer clandestinement. Remorque, essieu, roue de secours, tous les moyens sont bons pour tenter le passage. Même les plus périlleux ! Au port, les camions sont quasi systématiquement contrôlés, avec des sondes détectant la présence de dioxyde de carbone et des scanners à infrarouges sensibles aux battements de cœur.
Hier, Adam, qui a déjà dépensé plus de 4000 dollars et qui devra en dépenser 1200 de plus pour atteindre l’eldorado anglais, s’est fait attraper au troisième contrôle. Malgré les difficultés, il s’accroche à son rêve comme à une bouée de survie. « J’ai mis deux mois pour venir de Mogadishio à Sangatte. J’ai fait une partie de la route à dos de chameau, par camion et par avion entre la Libye et la France ». Puis son regard se fixe, Adam pèse ses mots et poursuit : « J’ai traversé des zones extrêmement dangereuses, j’ai passé les pires huit jours de ma vie, huit jours dans le désert du Sahara, huit jours sans eau, beaucoup de mes compagnons de route son mort sur le chemin. Une dysenterie et on se déshydrate très vite… Vu la chaleur ça ne pardonne pas. Dans le Sahara, on se sent vraiment petit entre le sable et le ciel… Mais une fois que vous avez vécu cette épreuve, l’avenir ne peut être que positif. Je me battrai jusqu’au bout pour atteindre mon objectif et si Dieu le veut, un jour j’irai en Angleterre
Aux dernières nouvelles, Adam a réussi à traverser la manche. Il vit maintenant à Liverpool.

1. www.unitedagainstracism.org
2. http://csur62.com/
3. http://www.associationsalam.org/
Encadré : justice d’exception et parodie de justice
Ici aucun Français ne sera jamais jugé. Tous les migrants  » expulsables  » arrêtés sur Calais, sont placés dans le centre de rétention administrative de Coquelles, puis présentés devant un tribunal exclusivement réservé aux étrangers. Une première ! Il a fallu modifier la loi pour que ce tribunal puisse ouvrir en août 2005. Pour la police, cela permet de faire des économies : plus besoin d’effectuer les allers-retours entre le centre de rétention et le tribunal de Boulogne-sur-Mer situé à 30 km de Calais. Mais pour les juristes, cette délocalisation est inconcevable car elle ne garantit pas l’indépendance et l’impartialité des juges. Impossible de juger en toute sérénité dans des locaux cernés de grilles et placés sous le contrôle de la police. Pour Brigitte Marsigny, bâtonnier de la Seine-Saint-Denis :  » On ne peut, sous prétexte d’économies d’hommes et de moyens, ramener le droit des étrangers à des contingences matérielles, à des questions d’organisation et de budget de l’État. Construire une salle d’audience dans une zone de rétention administrative, c’est confondre deux logiques, l’administrative et la judiciaire. C’est installer une parodie de justice « .
Un autre tribunal de ce type a ouvert le 29 juin dernier à Toulouse, quatre autres sont en construction à Lille, Lyon, Marseille et Roissy.///Article N° : 4628

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