Théâtres d’immigration, théâtres du secret

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De plus en plus de pièces de la scène contemporaine traitent de l’immigration, notamment celles du répertoire francophone dont les auteurs sont originaires d’Afrique subsaharienne. Elles mettent en scène, souvent non sans autodérision, les dimensions secrètes et tragiques de cette expérience. Tour d’horizon.

Ces pièces de dramaturges francophones originaires d’Afrique subsaharienne puisent dans le fait-divers, comme Atterrissage du Togolais Kangni Alem qui évoque ces deux enfants morts de froid dans le train d’atterrissage d’un avion à destination de la Belgique, ou comme TranS’ahélienne de Rodrigue Norman, une pièce dont l’écriture a été inspirée par cette jeune Nigériane de vingt ans rapatriée dans un charter et morte subitement dans l’avion qui la ramenait. « C’est une histoire qui a beaucoup frappé les imaginations en Belgique » raconte Rodrigue Norman qui ajoute : « Quand j’écrivais ce texte, la mémoire de cette jeune fille m’habitait et je lui ai dédié la pièce »(1). On pense encore à Bintou de Koffi Kwahulé intimement liée aux procès contre l’excision qui avaient défrayé la chronique en France au milieu des années 1990.
Mais ces pièces se nourrissent aussi de souvenirs personnels, d’expériences intimes. Rodrigue Norman, qui est Togolais, confie dans un entretien combien, lors d’une résidence d’écriture « la Ruche Sony Labou Tansi » organisée par l’association Écritures Vagabondes, la rencontre à Bamako, d’un jeune malien dans la rue lui a fait comprendre les rêves d’émigration du Sahel et les aspirations de toute une jeunesse qui fantasme l’Occident : « Coolio, je l’ai vu au Mali, à Bamako. C’est ce jeune qui vend des porte-clés et qui rêve de l’Europe, c’est un personnage très commun, comme on en rencontre au coin des rues des grandes capitales africaines. » On devine aussi derrière les situations et les dialogues de pièce d’Il nous faut l’Amérique !, un autre texte de Kwahulé, ou Souvenirs d’une dame en noir de Maimouna Gueye, l’épaisseur de la matière intime qui nourrit l’écriture, bien sûr celle-ci est transfigurée, déplacée, transcendée même et le plus souvent filtrée par le prisme de la dérision qui permet de dépasser la douleur et de laisser derrière soi aigreur et haine.
L’immigration, histoire de l’inarticulable
On se souvient de Pie Tsibanda, ce Zaïrois qui a tourné dans toute la Belgique avec un spectacle désopilant racontant les méandres labyrinthiques de l’administration belge où le réfugié qu’il était s’est trouvé pris au piège, découvrant après les persécutions qui l’avaient contraint à quitter son pays, les tracasseries administratives, la perte d’identité et le ravalement social de l’intellectuel soudain privé de toute considération et endossant l’image d’Un fou noir au pays des Blancs, selon le titre même du spectacle.
C’est aussi avec beaucoup d’humour que la Sénégalaise Maïmouna Gueye a écrit et joué les Souvenirs d’une dame en noir ou encore, plus récemment au Tarmac de La Villette à Paris Bambi, elle est noire mais elle est belle. Toujours à Paris, Hééé Mariamou… bouge ta vie, la trépidante comédie musicale hip-hop conçue et réalisée par une jeune Franco-Malienne Maïmouna Colibaly et qui a fait salle comble au Café de la danse, met également en scène avec drôlerie les conflits de génération auxquels se heurtent les adolescentes issues de l’immigration dans les banlieues. Mais cette autodérision qui traverse souvent ces spectacles-témoignages a surtout à voir avec la pudeur. C’est que l’histoire de l’immigration est une histoire de l’inarticulable. C’est une expérience qui est presque fatalement marquée par la dissimulation et le secret, par une espèce de loi du silence liée à la clandestinité qui accompagne toujours plus ou moins l’expérience du « partir », selon l’expression de Rodrigue Norman.
Cette dimension, c’est l’enfouissement de Bintou, que l’on enterre dans la cave de la maison, c’est aussi la claustration du père qui ne sort pas de sa chambre. Un phénomène que l’on retrouve dans Il nous faut l’Amérique ! avec la disparition de Badibadi qui après qu’on a découvert qu’elle pisse du pétrole ne revient plus en scène, ou le meurtre que raconte Opolo qui a tué sa femme et a fait disparaître son corps en la mangeant. Le secret, c’est aussi dans TranS’ahélienne le trésor de la mère, caché dans la cour de la maison, et bien sûr celui de la mort de Coolio, un secret sur lequel est tendu tout le dialogue de la pièce qui fonctionne comme une veillée funéraire.
Cette parole du secret, on la retrouve au cœur de la dramaturgie d’une pièce comme Un appel de nuit de Moussa Konaté où tout se passe au téléphone et où les confidences tragiques peuvent s’énoncer sous le sceau de la nuit. Frère et sœur, enfants d’immigrés, ils ont grandi dans la douleur et le mutisme. Pour que les choses soient enfin dites et qu’ils se libèrent du poids des non-dits qui ont structuré leur vie familiale, il a fallu cet échange nocturne au téléphone vingt ans plus tard, échange qui sauve d’ailleurs la sœur du suicide.
L’aveu extorqué qui se meut en confidence, du reste falsifiée, représente quasiment le ressort dramatique de L’Exilé, un texte du dramaturge camerounais Marcel Zang. Dans la pièce, le policier qui mène l’interrogatoire d’Imago, jeune africain qui après avoir fait de la prison se retrouve victime de la double peine et doit prendre un avion pour rentrer en Afrique, dévoile peu à peu ses secrets en exploitant un journal intime dont il récupère et déforme les confidences, pour amener Imago à accepter sa part d’identité africaine.
Finalement ce secret a bien souvent à voir avec le lien originel, un pan de vie qu’on laisse derrière soi, une part de l’existence qu’il faut oublier, abandonner. L’émigration suppose toujours un abandon, une perte comme le dit Marcel Zang. C’est la mise du joueur, car selon lui un émigrant est foncièrement joueur. Il choisit de jouer pour se faire, se refaire, se sauver… Pour gagner quelque chose et cela n’est pas sans risque. L’émigrant sait qu’il lui faudra perdre quelque chose, cette partie de lui-même que l’immigré doit retrancher, soustraire de cette nouvelle identité à construire. Cette part de lui-même à gommer prend par exemple la forme allégorique de ce frère sorcier devenu invisible dans la pièce de Philippe Blasband que joue Dieudonné Kabongo.
L’Invisible traite justement de la face cachée de l’immigration, cette part d’absence qui caractérise le vécu de tout émigrant devenu immigré et dont la dimension tragique est tout entière dans le vide même, la disparition, la volatilisation irrémédiable d’un pan d’être. Car l’exil de l’immigré est irrévocable, le déplacement qu’il a choisi n’est pas un déplacement territorial, c’est un déplacement culturel aussi et un déplacement intérieur surtout. Il n’y a pas de retour. Celui qui est parti reste l’étranger de retour chez lui, irrémédiablement. Comme le confie Dieudonné Kabongo, qui aurait aimé retrouver les odeurs de son enfance et que sa mère croit aujourd’hui traversé par d’autres goûts, d’autres désirs. C’est la douleur névralgique et inarticulable de tout immigré que cet enfouissement de l’exil intérieur, un exil caché, un exil secret. Philippe Blasband est né en Iran, mais son vécu d’immigré rencontre avec force celui de Dieudonné Kabongo qui interprète le texte de L’Invisible :
« Et tu dis : étranger.
Mais tu sais pas.
Juillet je retourne chez mon pays ! Là où sorti de ma mère et crié !
Je retourne le village qui est mon village. (? Mon ? village je croyais…)
Et me regardent, les gens. Pas moi, ils voient, quand me regardent, les gens. Non. Ils voient comme toi : vêtements de synthétique. Corps courbé. Accent dans paroles.
Ils regardent et disent : étranger.
Ils disent en langue de mon village :
Tu as changé, tu n’es plus le même, ils t’ont transformé, là-bas, t’ont remodelé là-bas, tu ne marches plus comme nous, ta voix n’est plus comme la nôtre, tes yeux brillent d’une façon différente, tu ne te mouches plus avec les doigts, mais avec du papier, comme ceux de là-bas, et ton odeur n’est plus la même, ton odeur est celle de ceux de là-bas, tu es devenu ceux de là-bas, étranger, tu es devenu étranger…
Comme ça ils disent. A moi, ils appellent étranger ! dans mon village étranger ! – mais savent pas ! personne sait…
je cherche mon frère.
Beaucoup, je lui ressemble. […]
Aujourd’hui mon frère personne regarde ni voit.
Moi non plus…
Comprenez-vous ? »
Un impossible retour
Cet impossible retour est aussi le thème familier de l’écriture de José Pliya, lui-même pris entre le Bénin, la France et les Caraïbes, où il vit aujourd’hui. Ce sujet est notamment celui de Parabole, une variation sur la parabole du fils prodigue. On le retrouve encore dans Nous étions assis sur le rivage du monde, où l’homme qui refuse à la femme l’accès à la plage finit par expliquer son rejet en ces termes : « Je parle de vous, les étrangères qui êtes nées sur le rivage de ce monde-ci et qui l’avez déserté pour des cieux gris et des citadelles. Je parle de vous, qui n’êtes plus ni d’ici ni d’ailleurs et qui avez oublié qui vous êtes et d’où vous venez. Vous revenez sur le rivage de votre enfance, en balade, en pique-nique comme un pèlerinage profane. Vous avez oublié que nous sommes sur une île de strates, de castes, de rang, et que nous ne sommes pas tous égaux sous le soleil. Qu’il ne suffit pas de nous mettre à nu, tous deux, sur une même plage pour être pareils ou semblables. Nous ne sommes pas du même rivage » (2).
La Malaventure du Togolais Kossi Efoui évoque aussi cette « désintégration » qui caractérise tout immigré selon Zang : étranger ici, paria là-bas, l’émigré se condamne à l’errance ontologique, un choix tragique. Ni ici, ni là-bas, son territoire est l’entre-deux, la marge entre le vide et le plein, l’espace du doute et du rêve, un espace fantasmé où habite par exemple la conscience du personnage de Village fou.
Ce texte de Koffi Kwahulé est tout entier construit sur l’oscillation entre ici et là-bas, cet entre-deux auquel est contraint le personnage coincé dans une chambre de bonne parisienne et littéralement asphyxié, suffoqué par les souvenirs de son village qui dévorent son espace intérieur et ne lui laissent d’autre choix que de se jeter sous le métro. Car le personnage est un immigré qui a perdu sans doute cette capacité de jeu, cette élasticité identitaire que suppose l’espace d’entre-deux, ce vide qui permet d’aller et venir entre deux cultures, entre deux modes de vie, entre deux conceptions du monde. Or cet espace de vide est celui qui autorise le rêve, c’est l’espace de l’espoir et de l’imaginaire, celui qui permet dans Il nous faut l’Amérique ! de transfigurer le ventre de Badibadi en réservoir à or noir, puis de métamorphoser la femme qui pisse du pétrole en orchidée… C’est l’espoir de la réussite, de la richesse, du bonheur à atteindre…
Or le théâtre est justement l’espace privilégié de l’expression de cet entre-deux, de ce jeu qui trouve là une langue pour s’incarner, pour être partagé. L’art dramatique est en effet un moyen de trouver la langue pour dire cette expérience de l’émigrant/immigré qui ne trouve pas d’expression dans la langue d’accueil et ne trouve plus non plus de forme dans celle des origines. Le théâtre permet de mettre des mots sur ce déplacement intérieur que vivent les émigrés et qui n’est plus de l’ordre de l’espace mais de l’être.

1. Sylvie Chalaye, Entretien avec Rodrigue Norman : pour une dramaturgie du partir, Africultures, n°62, pp. 164-168.
2. José Pliya, Nous étions assis sur le rivage du monde…, Édition L’avant-scène théâtre, p. 104.
Professeur en Études théâtrales à l’Université Rennes 2 et membre associé du Laboratoire de recherche sur les Arts du spectacle du CNRS, Sylvie Chalaye est l’auteure de plusieurs ouvrages sur les dramaturgies d’Afrique noire francophone, dont L’Afrique noire et son théâtre au tournant du XXe siècle aux Presses universitaires de Rennes et Dramaturgies africaines en 10 parcours chez Lansman. Elle appartient au comité de rédaction de la revue Africultures dont elle assure la responsabilité éditoriale de la rubrique « théâtre ». Elle a également coordonné le numéro 158 de la revue Théâtre/Public : Afrique noire : Écritures contemporaines.///Article N° : 4605

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