L’immigration n’aura pas lieu

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Malik Nejmi, photographe franco marocain, mène depuis 2001 un travail de recherche sur la mémoire et la famille. Il vient de publier El Maghreb (1), trois livres magnifiques réunis en un coffret. Trois voyages au Maroc tissés d’une multitude de questions : immigration, déracinement, intimité, transmission, sentiment d’appartenance… Mémoire du père et quête d’identité du fils. Malik Nejmi revient ici sur ce projet photographique et littéraire d’une sensibilité peu commune. Exceptionnellement, il nous ouvre aussi son album de famille dans le portfolio qui succède au texte.

« El Maghreb. Faire et défaire la France. Faire en sorte que le pays qui nous quitte ne soit jamais tout à fait mort et le tenir dans le champ d’un espace chaud, comme un regard. Et encore, se lever, s’intégrer, respirer dans ce nouveau désert, faire et défaire le présent aussi souvent que le passé le demande. Et souvent il appelle et il se nourrit de notre liberté comme il mange nos souffrances. Le passé, papa, c’est la taxe des immigrés. »
Malik Nejmi

Je suis né en 1973, à Orléans, d’un père marocain et d’une mère française. Le choix d’intégration de mon père est à l’évidence bien différent de celui de ses frères et sœurs.
Premier des huit enfants à avoir quitté sa famille, il porte en lui le devoir de réussite. Je ne connais pas le motif de son départ, ni celui qui l’a écarté des siens, venus s’installer dans la même ville que lui. Ses amis d’enfance parlent de mon père comme d’un héros. Il était différent, semble-t-il, et cela se retrouve dans les vieilles photographies. Son regard est ailleurs.
Mon frère Anisse et moi avons été éduqués « à la française » et dressés « à la marocaine ». Ma mère aura dû encaisser les contrecoups du désordre familial, arrêter ses études, sans pour autant se sentir « femme d’immigré ! ». Plutôt la « femme d’un homme à intégrer ! ». C’est mon père qui est devenu français : à lui, l’intégration par le sport – le Tour de France ! –
et pour elle, le sport de l’intégration. Car il lui fallait aussi faire accepter son mari à sa propre famille, un Marocain à la peau noire, rencontré sur le campus universitaire.
Nous sommes retournés au Maroc de manière irrégulière (en 1977, 1979, 1982 et 1994). Mais nos seules vacances se passaient au pays de mon père, si bien qu’une partie des images de l’album de famille me montre là-bas, alors que j’ai grandi ici, en France.
Mes premiers voyages ont été les plus marquants. En 1976, mes parents m’ont envoyé seul au Maroc pour que je sois baptisé selon la coutume. Les photos du deuxième voyage, en 1977, montrent des vues colorées de la maison où mon père a grandi. Lui-même semble se résigner, enfin, à regarder l’objectif. J’y ai découvert une famille gardienne des traditions, qui égorgeait un mouton pour son salut et offrait au jeune fils une nouvelle identité.
Ces images sont devenues ma raison de photographier. Par nécessité d’exister au travers de celles que je réalise, mon travail « intimise », un silencieux passé, que, seule la photographie pouvait ranimer, en attendant le retour de mon père. Car enfin, je comprenais que dans son silence, il demandait aux photographies d’assumer ce qu’il ne disait pas, et qui existe comme une empreinte.
Alors quand, sept ans après nos dernières vacances, je suis revenu à Rabat, que je suis entré dans la maison de ma grand-mère et que je me suis assis sur la banquette aux tissus jaunes et bleus comme pour reprendre la pose d’un souvenir heureux, j’ai eu le sentiment de remonter à la surface des images de mon passé.
J’ai deux mémoires. L’une est à l’extérieur de ma peau, et l’autre est dedans ; deux pays sensibles à mon regard qui ont fait de leur histoire un asile pour la famille.
Le retour, dirai-je à mon père, c’est lui en moi.
Le pays, décor des incertitudes À PROPOS DU LIVRE1, IMAGES D’UN RETOUR AU PAYS , 2001
Ce qui motivait le retour des miens, c’était le mariage. Il fallait marier le jeune cousin exilé à une cousine de France, et il fallait le faire là-bas, dans l’appartement flambant neuf de ma tante Najat. Celui-là même que mon autre tante Fatima avait fait filmer, animant l’image de sa présence au coin du plan, le mouvement de sa main ouvrant chaque séquence – de longs panoramiques sur des pièces blanches – à la manière de quelqu’un qui n’a rien fait. « C’est à toi » disaient ces images. En bon chef de chantier, elle invitait sa sœur vivant en France à contrôler son ascension sociale, par vidéo interposée. Et à peine avions nous foulé le sol natal, qu’une partie du convoi s’en retournait quelque part dans le sud de l’Espagne, ramener d’une invraisemblable « planque », le décor du mariage.
C’est ainsi qu’en 2001, j’ai suivi une partie de ma famille, d’Orléans jusqu’à Rabat. Je n’y pensais pas trop, mais le Maroc qui nous attendait était celui du nouveau millénaire, et déjà, sur le bateau, les adolescents se ruaient au comptoir des puces téléphoniques « arabes », négociant leur temps de communication intra-Maroc.
Pour moi qui suis né en France – et n’ayant aucune maîtrise de la langue arabe – le retour a quelque chose de troublant. Je me sens vulnérable, contraint dans mon for intérieur à une double appartenance, à ne me déplacer que dans un espace déjà éprouvé, au sens photographique du terme. Mes deux identités luttent pour la reconnaissance d’une autre. Celle du milieu, de l’enfant de l’immigration. Celui-là ne désire qu’une chose : tenir l’ombre du passé dans une main et ses certitudes dans l’autre. Et parce que tout cela est déstabilisant, tout ce que les parents taisent est vécu comme une menace sur cette trans-nationalité.
Même si je m’étais muni d’un appareil photographique 6×6 (au format carré) et de nombreux films, rien ne laissait présager le début d’un travail photographique. Je me souviens composer secrètement certaines images, disposer sur le sol de la terrasse une paire de babouches jaunes, ou encore chercher, autour du mouton qui résidait là-haut, à évoquer des moments vécus.
La terrasse est certainement le théâtre des moments les plus marquants de la vie familiale marocaine et je trouvais là le cadre d’une trame dramatique, car les images que je réalise alors sont empreintes d’une certaine pesanteur. Rien ne se passe vraiment, des gens de dos regardent au loin, le mouton attend son heure. Le décor est planté, c’est l’univers de mon enfance, des souvenirs qui remontent à la surface. C’est aussi là qu’ont été faites les images de ma circoncision en 1976. L’empreinte devait être forte pour qu’au travers des photos que j’ai prises de mon cousin Reda, circoncis durant ces vacances de 2001, je recadre dans mon propre passé – et dans mon arabité – cette part infime de souffrance et de reconnaissance, du passage à la vie d’homme. J’y vois désormais une deuxième naissance, celle qui vous dit en arabe « tu es le fils de », où, comme pour assumer l’existence d’une vie là-bas, les photos de cette cérémonie désignaient l’enfant (le fils) comme étant le témoin d’une existence à deux vitesses.
C’est au retour de ce voyage, que j’ai réellement cherché à comprendre le sens et la provenance de ma photographie. Tout d’abord au travers des couleurs que je retrouvais dans d’anciennes photos, puis dans les compositions et les poses. Il est étonnant pour un photographe de voir dans ses images d’autres plus anciennes remonter à la surface : les mêmes lieux et les mêmes ambiances, les mêmes personnes, les mêmes couleurs – par exemple, les tissus chez ma grand-mère Aïcha. Il faut alors se saisir de l’album de famille pour comprendre que le témoin que je fus repasse sur les lieux originels de son histoire. Que toutes les questions que je pouvais me poser sur la double culture, l’immigration de mon père ou sur notre relation, tout était à déchiffrer, codé par les voyages coutumiers comme autant de passages vers notre mémoire familiale.
Les « années de France », tribut d’un rêve nomade
Ce que la photographie de famille apporte à mon travail, ce sont peut-être ces espaces réticulaires que je retrouve, maillages de souvenirs d’ici et de là-bas, qui offrent à mon regard la perspective d’un dialogue interculturel entre les territoires. L’essence de ma photographie est le souvenir et l’importance d’en préserver la vivacité pour permettre à l’individu de savoir qui il est par la compréhension de sa propre histoire. J’ai enfin compris que la double culture était ma force, qu’elle me permettait de déplacer des territoires sensibles donnant naissance à une identité en lutte avec son passé. J’ai alors fouillé dans cette France de la fin des années 1970. À l’époque, nous vivions dans le quartier d’Orléans-la-Source.
Les « années de France » sont le tribut d’un rêve nomade que l’on ne sait comment partager. Ici, le temps tue le rêve, et au bled, le rêve tue le temps, avec la précision et le dédain d’un crachat lancé du septième étage.
C’était ça, l’opium social : du temps comme une drogue qui vous gonfle les poumons et vous permet de tenir en apnée dans le paysage. C’est là que je me revois petit, de dos, accoudé à la fenêtre de notre appartement, à me projeter vers le pays de mon père. Le cadre de la fenêtre est au format carré, et j’en suis sûr, c’est le cadre de mes images. De cette période, j’ai absorbé le sensible, imprégné que j’étais du regard nonchalant sur notre vie. L’appartement, à la manière d’une chambre noire, recevait la lumière au travers de mes yeux, comme deux diaphragmes. L’immobilité, le temps, la projection faisaient naître en moi des images de « là-bas » .
J’ai le sentiment d’avoir toujours été là, dans la maison familiale. Depuis la France, il fallait bien projeter mon amour – mon immigration à moi. J’ai sept ou huit ans, je prends la lumière en attendant le prochain passage pour Tanger. Mon exil est là, dans le cadre d’une fenêtre HLM. Les immeubles du quartier deviennent des bateaux traversant le détroit de Gibraltar. Je ne pense qu’à ça. Aux vacances au pays.
Lors d’un récent entretien pour le quotidien Libération, la journaliste Ange-Dominique Bouzet me faisait remarquer que nombre de mes cadrages étaient assez bas, notamment la façon dont j’avais photographié ma grand-mère, à hauteur d’enfant.
Effectivement, le témoin se souvient. L’enfant reprend sa place initiale auprès des siens et reconstitue « son album de famille », avec une vision distincte. Il joue de sa mobilité face à quelque chose qui n’aurait pas tellement changé. Mes photographies existent par la nécessité que j’ai trouvée à les faire, comme des raccords avec la raison de mes voyages au pays. Les ruptures avec le pays de mon père influent sur le caractère symbolique et pictural de mes images. Les corps sont souvent fixes, au milieu de l’image.
En France, je ne pratique pas la photographie. C’est le vide qui appelle le plein, un peu comme la définition de l’amour par Nietzsche : deux verres sur une table, l’un est plein et ne demande qu’à se déverser dans l’autre, l’autre est vide et ne demande qu’à être rempli. On pourrait appliquer cette théorie amoureuse à la difficile perception du rôle affectif dans les familles de migrants, surtout chez les enfants ou dans le cas des couples mixtes comme celui de mes parents.
Mais voilà, c’est ainsi, je n’ai pas choisi d’être photographe. Ce sont les images qui m’ont choisi. Quand je pars au Maroc, je déplace ma fenêtre et je remplis mon cadre. La photographie, c’est ce qui fait souffrir le cadre, non ?
Dépasser le simple constat d’une « histoire officielle »
de l’immigration
à propos du livre 2, Ramadans, 2004
« Si tu veux savoir ce que les Marocains pensent de l’Europe, alors donne leur seulement un visa, et il ne restera ici plus que le roi ! »
paroles de Saïd, 2004
Mes images ne s’inscrivent pas dans un drame humain « pris sur le vif ». Elles évoquent la dépression qui, d’un côté, envahit la jeunesse marocaine, de l’autre, pèse sur les enjeux contemporains des migrations, jusqu’à souligner la tension de l’action, le moment où les espaces se croisent, se superposent et réagissent. Le drame est ailleurs. C’est l’Afrique « blanche » ou « la fiction du Protectorat » (3) En somme, photographier le Maroc pour décadrer la France.
La migration a pour conséquence la nécessité de continuer des relations sociales à la fois avec le territoire d’origine et hors du territoire (4). Tandis que mon père refusait de revenir au Maroc, l’histoire familiale voulait que le fils revienne. Ce fut à moi de recréer un lien. Sans doute est-ce pourquoi mon travail questionne la mémoire, les lieux, les sentiments, la complexité de la séparation d’avec un pays et la façon dont nous vivons chacun le lien affectif avec la famille. Je me devais de dépasser le simple constat d’une histoire officielle de l’immigration, pour évoquer la « ghorba », l’isolement, la solitude d’un pays en rupture avec son imaginaire social, et de recontextualiser l’image figée de « l’Arabe » qui rêve de partir.
Je suis reparti au Maroc en novembre 2004 avec l’idée, en contrepoint du silence paternel, de m’entretenir avec les Marocains sur leur vision de l’Occident, de découvrir une culture dont j’ignorais les codes et la signification au quotidien. J’emportais une photographie de mon grand-père, sur laquelle il pose en tenue militaire, comme prétexte à mon enquête familiale. La période du ramadan résonnait dans mon esprit comme un moment intemporel et physique. Je cherchais à éprouver le refus d’un homme à revenir dans son pays, et cela passait par une sorte de rituel. Seul le jeûne pouvait circoncire ma chair de « françaoui ». Je me retrouvais à Marrakech, assis devant un œuf dur et un bol de chorba brûlante, fin prêt à consommer mon retour.
Un voyage initié par la volonté d’enquêter sur mes origines, trouver l’acte de naissance de mon grand-père el Hâjj, rencontrer des gens qui l’avaient connu, lui, le vieux qui n’avait jamais rien dit à ses enfants.
Outre ce voyage initiatique – je n’avais jamais fait le ramadan – mon travail devait questionner le sentiment de culpabilité à ne se sentir bien ni ici, ni là-bas. Je voulais emmener avec moi ce poids trop lourd à porter pour laisser la parole aux Marocains, à travers des lettres ouvertes à l’Occident. Cela me permettait d’élargir la question de l’immigration à ceux qui sont restés là-bas, y compris les sœurs de mon père, Fatima, Fouzia et Mina.
Le sentiment le plus fort qui se dégage de ce passage au Maroc reste la vision d’un pays qui se vide de l’intérieur. Les quelques Marocains, avec qui j’ai réalisé ces entretiens, délaissent tout comme moi toute responsabilité vis-à-vis de leur propre culture. La « ghorba », dont parle Mohamed Charef, n’est plus simplement l’exil. Il s’agit aujourd’hui d’une double rupture, d’un affront du réel à l’imaginaire. Comme le précise ce médecin : c’est « avoir deux personnalités pour pouvoir survivre dans la culture marocaine et dans ou avec la culture occidentale ».
« Partir, ce n’est pas un rêve, je crois que c’est normal aujourd’hui. Nous ne sommes pas différents. Si je suis parti, c’était seulement pour travailler et vivre comme un Européen. Quand tu es en Europe, ne pense plus au Maroc. Si tu penses au Maroc, tu ne fais plus rien. On a une famille ici, une famille là-bas, et toi, tu es coupé en deux. Tu dois alors te battre pour garder tout ça et tu n’as plus assez de force pour vivre comme un Européen.
Quand tu prends une route, ne fais pas d’écarts, reste tranquille, pense au travail. Ne va pas tomber sur le côté et perdre ta chance. Dieu a aussi créé le diable et il vit comme un poisson. »
Entretien avec Hocine, extrait, 2004.
Hocine ne diabolise pas l’Occident. Il donne des réponses d’ordre social à des questions spirituelles.
« Les philosophes pensent que Dieu n’existe pas. Si Darwin dit que l’homme descend du singe, je demande alors : Mais qui a créé ce singe ? Qui a créé ce monde-là ? C’est Dieu qui nous gouverne. Et si ce n’est pas la chance que nous attendons alors c’est le salut.
L’Occident ne dialogue pas assez avec nous et l’Europe portera toujours un regard européen sur le Maroc ; mais sais-tu seulement pourquoi nous sommes musulmans ?
Parce qu’ici, il n’y a rien, et nous trouvons dans la religion la justice que la société civile ne nous donne pas.
Allah ne regarde pas ton visage, il voit à l’intérieur, el imân, ton âme. Dieu est unique pour tous. Et l’islam sera toujours l’islam. ! »
Entretien avec Anas, extrait, 2004.
C’est ici que le terme de « fiction du Protectorat » prend tout son sens quand on veut traiter d’une histoire de l’immigration marocaine. Car ce qui est vrai pour l’histoire officielle ne léserait pas pour une histoire sociale. L’historien, à la manière d’un monteur de film, n’aura retenu qu’une version politiquement correcte du rôle de la France au Maroc, aura coupé dans le grand film de l’humanité pour finalement laisser traîner des images, comme des rushes.
C’est précisément là que se situe mon travail; je m’empare de ces « images » parce qu’elles ne me laissent pas le choix : elles manquent à l’histoire. Elles sont d’ordre documentaire tout en mettant en fiction une part infime du réel. La trame familiale de mon enquête au pays me permet d’entrer physiquement dans la mémoire et d’arracher à ces « images » ce que l’histoire à bien voulu préserver de la nôtre. C’est le parcours inverse du « candidat ».
Ce qui pèse au Maroc c’est le ciel bas et lourd de la France coloniale. Le danger, je pense, serait de laisser faire un simple constat historique ou encore d’accepter « le rôle positif de la France dans ses colonies ». Car le voilà, le désaveu total de l’histoire. L’Occident diabolise l’Afrique et en fait sa banlieue ! S’il y a aujourd’hui un islam de France comme il y a des jeunes de banlieue, c’est bien parce que la France « fictionnalise » son immigration. Avec l’immigration choisie, le film va virer au cauchemar.
L’étranger fait d’autant plus peur qu’il vient d’outre monde. Les images de Melilla et de Ceuta ne nous laisseront plus tranquilles, car, pour la première fois, nous étions l’œil de l’Occident, à regarder une Afrique sous-surveillance vidéo, des images infrarouges (à la manière de l’émission télévisée française « Envoyé spécial ») accélérées, décélérées, des corps se déchiquetant en avant, en arrière, sur les hauts grillages de l’Europe. Comment pourrons-nous encore justifier ce passé trop bas et dire à nos enfants que l’erreur est humaine ? Non, l’immigration n’aura pas lieu, parce qu’elle est incontrôlable. La traversée est devenue un acte spirituel, le passage vers l’au-delà : tous les corps en un seul, toutes les solitudes dans un seul corps.
C’est peut-être aux jeunes nés en France aujourd’hui de se tenir aux avant-postes, d’être les transporteurs culturels plutôt que de simples opérateurs ou médiateurs de quartier. À nous de prendre conscience du résultat français, nous que la société transforme en fils et filles d’immigrés un peu plus chaque jour. À nous de dire que la frontière n’existe pas, pas plus que la Banlieue. À nous de faire bouger les territoires, de désaxer l’immigration de sa trajectoire.
« Nous sommes tous des enfants d’immigrés ! » Qui entend encore les slogans lancés contre le Front National ? Il est facile de dire aujourd’hui comme Djamel Debouzze : « Ça fait vingt ans que je dis que ça va péter dans les banlieues ! » Avez-vous remarqué la façon dont certains quotidiens illustrent leurs articles ayant trait aux immigrés (par exemple sur le droit de vote des étrangers ou le port du foulard…) ? Par des images montrant une personne de dos. Voilà la façon dont les migrants sont regardés dans notre société.
Finalement, il n’y a que Zidane qui ait droit à vrai visage. Au fond, la question de l’immigration est simple : il n’y a pas de roses dans notre vie.
Le retour de mon père
A propos du livre 3, bâ oua salâm, 2005
Un jour, j’ai montré à mon père quelques-unes de mes photographies : la tombe de sa mère et le portrait de ses sœurs, à Rabat. Il m’a alors simplement dit : « J’ai compris. » J’ai pris ça pour une preuve d’amour. Les images le ramèneraient au pays.
En 2002, après mon premier voyage, j’ai demandé à mon père de m’écrire en arabe le nom de son pays pour la réalisation d’une affiche d’exposition. Je tenais à ce qu’il l’écrive de sa main. Étonnamment, il se trouva dans une impossibilité de tracer le mot MAROC. Cela aurait été pour lui incompréhensible. Il écrivit donc le nom de son pays : el Maghreb. Je fus frappé par cette impossibilité, comme si quelque chose au-dessus de lui, lui refusait l’accès à son propre pays. Non seulement mon père refusait de revenir depuis 1995, mais il était contraint à ne pouvoir matérialiser son pays qu’au travers du rétroviseur, d’une écriture à l’envers qui pourchassait ses démons. La notion de pays reste donc floue, même pour lui.
Il y a peu, j’ai découvert son premier passeport, comme mis en évidence, sur une table. En déchiffrant les différents tampons et visas touristiques, je me suis rendu compte qu’en 1969, il avait fait un court séjour en France, trois semaines exactement, avant de revenir au Maroc. J’ai décidé de ne l’interroger que sur ce séjour-là. Il faut bien comprendre que mes rapports avec mon père ont toujours été brefs. À travers mon travail, je cherche à stimuler chez lui quelque chose qui le pousserait à « se mettre à table », à s’asseoir avec mon frère et moi pour enfin discuter. Lors de ce troisième voyage, dans la voiture durant tout le trajet nous n’avons pas échangé un seul mot entre ici et là-bas, rien que des respirations.
Mon père, je t’ai regardé comme on fixerait une frontière impossible à traverser. J’ai regardé ta peau, tes mains, ton dos, tes yeux et rien ne m’a autant troublé que ton regard quand il semblait me dire – c’est tout ce qu’il reste aux immigrés, après avoir bouffé les os de la terre. Et ce qu’il reste à un réfugié pour courir sur ce charnier, c’est l’autre qui meurt en lui.
Ma démarche est d’assumer ma position de témoin silencieux, d’être le « fils de » désigné jusqu’au bout, de comprendre et respecter le silence de mon père et de vivre avec et dans mes images. Sans tomber dans une vision arabisante, mais au contraire, en ouvrant les yeux sur l’humanité, car ce que la photographie m’a offert se situe dans le champ d’une mémoire collective.
L’image du père – que je compare au prophète lors de ce voyage – donne à voir l’absolue nécessité pour ma génération de ne plus vivre dans le doute ou la honte de soi.
Ramener mon père au pays, c’était faire le travail que son père n’avait jamais fait, car il est de tradition chaque été au Maroc que les parents emmènent leurs enfants au bled (darbeda, là d’où tu viens). C’était aussi pour moi, une façon de l’écarter des siens, de Rabat, pour revenir à la source des choses, aux évidences. Nous sommes allés à Chichaoua. Nous avons retrouvé la maison du Hâjj, celle où il a grandi et passé son enfance.
Ce qui s’est passé lors de ce séjour revêt une dimension spirituelle. Photographier mon père m’a permis de ne plus porter son absence. Mon travail photographique s’en ressent considérablement, parce qu’il est libéré des contraintes du sujet. Les images sont plus aériennes, il y a plus de ciel, une évidence à saisir le réel comme un sentiment. Le pays n’est plus l’amour captif de mes souvenirs. Il est beau et insaisissable, jusqu’à s’évader, à la fin du voyage, sur le bateau.
Sur le bateau, tu t’assois, tu remplis des papiers. Tu ne sors pas sur le pont, tu ne vas pas voir la mer. Tu as un pull rouge posé sur les épaules et, quand je veux te prendre en photo, tu me fais un signe de la main droite. Tu es beau.
Je lève la main droite et je le jure aussi papa, je suis un apatride, ma race ! Juré, le Maroc est une peau, juré, un bateau dans l’œil qui me fait douter de tout, qui me trouble la vue, et qui menace. Juré, craché, quand je crache en France c’est pour laver ma banlieue et jurer, sur le plus lointain des souvenirs, que je suis moi.
J’essaye dans mon travail de créer des espaces intemporels où l’on ne sait plus trop si l’image que l’on voit est de l’ordre du document ou de l’imaginaire. L’expérience aura été de révéler l’absence de mon père au travers de mes images. Mon travail s’est approprié un langage documentaire à partir du moment où je me suis écarté d’une vision nostalgique du « pays » pour rendre compte d’un morceau d’Afrique qui influait sur mon comportement. Je pensais raconter l’histoire de mon père, j’ai finalement raconté la mienne.
À propos de la photographie « Studio Wasim »
Le studio photo était le lieu de convergence de beaucoup de mes interrogations. Mon père n’avait-il pas été dans un studio de Casablanca en 1973 afin d’envoyer son image à ma mère, deux mois avant ma naissance ? Son ami Mustapha n’en avait-il pas fait de même en demandant à mon père de lui envoyer un contrat ? Et combien de photos de jeunesse et autant de poses en prétendant à l’immigration ?
Il était question d’une séquence entière, dans un ou plusieurs studios photographiques, sortes de séances de travail qui permettaient surtout de télescoper les temporalités, où le passé et le présent auraient été capturés par l’espace, comme dans une cellule. À l’image de l’appartement de mon enfance, le studio était l’antichambre de la mémoire, le fond de la boîte à images.
J’ai demandé à mon père de poser dans un studio de son quartier. Ce qui m’intéressait, c’était de créer une image comme un document d’histoire, et pour l’histoire. Au fond, je pense que j’avais besoin de cette image qui ne demandait qu’à se révéler. Nous retrouver tous les deux soudain enlacés fut un miracle.
Photographier son père est une chose difficile, le dispositif photographique impose une distance. J’ai donc demandé à ma femme de capturer ce moment ; nous avons fait différentes poses, mon père avec un oud (une guitare), puis une autre, face à face, où nous nous serrions la main comme deux amis.
L’image que je retiens est celle qui évoque le plus le déracinement comme un dérèglement affectif. J’enlace mon père, je transpire, je le regarde, ma main sent son cœur qui bat. Lui regarde l’objectif droit devant et n’oublie rien de la pose… Le fond bleu (qui revient sur un autre portrait) idéalise le versant méditerranéen de l’image, le rideau tombe légèrement sur la droite, laissant apparaître un anneau plastifié. Mon père est assis sur un tabouret de plastique blanc, son regard est très clair. Quelque chose de fort en ressort, c’est une image qui nous aime, qui aime ce que nous sommes devenus, et qui élargit le concept de photographie d’identité (ou instantanée) à un événement familial et intime.
Mes photographies succèdent aux représentations de notre vécu. Elles montrent la reconstitution d’une histoire spirituelle, histoire dont le héros – mon père – réapparaît à la surface de l’image dans sa durée. Aujourd’hui, je retiens avec attention l’analyse que ma mère fait de cette photographie et de mon travail au Maroc. Elle qui n’est pas du tout présente dans ce travail et qui demande une part de reconnaissance me fait remarquer la disposition des mains de mon père, et l’importance de l’alliance dans l’image qu’il a fortement mise en évidence.
En quelque sorte, mon père intervient sur le sens profond de cette photo, car il y a bien longtemps qu’il ne portait plus sa bague. L’alliance vient sceller la photo dans son silence. Ma mère dit aussi que mes photographies sont comme des marches qui nous permettent d’accéder à quelque chose de familier. Récemment, une personne m’affirmait que mon livre était aussi un véhicule vers l’avenir. Mon père, lui, pense que si ma mère vient de demander le divorce, c’est justement à cause du livre.
Nous voilà. Fils de mémoire et enfant du pays, comme deux dos brûlés, à éclairer notre mémoire au fond d’un studio photo de la rue 50. Et voici ce qui se passe. Tu manques d’espace, tu as du mal à respirer dans ce que le monde arabe est devenu. Et nous voilà, plus pâles que des dirhams devant l’objectif, à dire que tout cela nous manque et que, finalement, on ne quitte jamais assez son pays.
Tu es parti comme un voyageur et je suis revenu comme un fils d’immigré, chacun avec nos repères, à ne pouvoir aimer un seul pays à la fois. Et j’ai choisi de vivre dans les espaces que tu as laissés derrière toi ; et à chaque fois que je trouvais un endroit pour me poser, je comprenais que tu venais juste d’en partir.

1. El Maghreb, Malik Nejmi, 3 livres de 72 pages en coffret, L’Œil électrique éditions, 2006, édition limitée.
2. Mohamed Charef, Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Agadir.
3. Expressions de Vincent Monteil in Maroc, Seuil, coll. Petite Planète, 1984.
4. Mohamed Charef, Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Agadir.
Malik Nejmi Né en 1973 à Orléans, d’un père marocain et d’une mère française. Diplômé du Conservatoire libre du cinéma français, il est membre fondateur de la structure Images du Pôle, photographie et cinéma documentaire à Orléans. Lauréat du prix Kodak de la Critique photographique 2005, il vient d’exposer son travail aux 37e Rencontres internationales de la photographie d’Arles.///Article N° : 4589

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