« Ma quête consistait à essayer de comprendre. »

Entretien de Viviane Azarian avec Jacqueline Kalimunda, à propos de son film Homeland

Festival Vues d'Afrique, 22° journées du cinéma africain et créole, du 20 au 30 avril 2006, Montréal.
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Homeland est votre deuxième fil, après un court métrage de fiction « Histoire de tresses » en 2002. Ce passage de la fiction au documentaire et du court au long est peu habituel, pourquoi avoir choisi la forme du documentaire ?
Je me sens plus proche de la fiction, parce que j’aime construire des histoires. Mais sur ce sujet, mon implication m’a conduite à choisir le documentaire, il m’aurait été difficile de réaliser une fiction. Ce documentaire m’a beaucoup apporté personnellement : il m’a appris à aimer le Rwanda à nouveau, à retrouver une communauté, on se méfie beaucoup en France du communautarisme, je crois, moi en l’importance des racines.
La manière dont vous avez traité le sujet est également peu habituelle : d’abord vous avez accordé une grande importance à l’aspect esthétique des images et à la musique ; ensuite votre narration complexe crée le lien entre votre histoire personnelle, votre voyage en quête de réponses, l’histoire de votre mère et celle des gens que vous rencontrez. C’est un projet construit, mûri, comment avez-vous organisé tous ces éléments ?
Oui, j’accorde beaucoup d’importance à la forme filmique. Face à un tel sujet je n’ai pas voulu que le fond éclipse le cinéma. Le sujet s’est imposé à moi, malgré moi, mais le cinéma c’est ce que j’aime. Je filme des images en super 8 : elles s’inscrivent dans le registre de l’intime, ce sont des images de rêves, du passé. Je voulais filmer la terre, les paysages, aussi pour me réapproprier cet espace, y retrouver des souvenirs d’enfance. Les interview sont en numérique comme ça on peut parler longtemps sans se soucier de la pellicule.
Comment définiriez-vous votre présence dans le film, votre position énonciative ?
Je suis influencée par Tarkovski. Je me suis inspirée du personnage de Stalker, qui est un messager, un passeur, . Mais il s’agit aussi d’une quête personnelle, je ne cherche pas à tout dire, seulement à laisser percevoir des choses. Les climats, les paysages en disent autant que les mots.
On sent une réelle qualité d’écoute dans votre film, à la fois écoute de l’autre et introspection, l’histoire est reconstituée au fil de questions qui ne sont pas rhétoriques, dont les réponses ne sont pas données d’avance. De plus vous multipliez les points de vue, de sorte que le spectateur a l’impression d’un travail sincère, personnel, d’assister à un  » work in progress « .
J’avais préparé les rencontres. J’ai choisi d’interroger des personnes au caractère fort, en mesure d’argumenter leurs propos. Trois personnes sont des témoins qui avaient été interrogés par Jean Hatzfeld pour ses livres (Dans le nu de la vie ; Une saison de machettes). Je voulais revenir sur ces livres, ce qui m’avait frappé c’était la manière dont était admis un axiome de base qui séparait d’office les Tutsi et les Hutu, c’était en contradiction avec ce que j’avais appris et ce que j’avais observé en vivant au Rwanda. Pour moi ce n’est donc pas une donnée évidente. Quand je préparais ce film au Rwanda, j’ai recherché les hommes et les femmes qui avaient des points de vue personnels basés sur leur propre histoire. Des personnages aux opinions différentes, qui étaient prêts à se confronter avec des arguments contraires aux leurs.
Vous-même ne jugez pas, vous cherchez à comprendre, cependant vous ne donnez la parole qu’à une seule personne accusée de crimes de génocide, était-il plus difficile d’interroger des tueurs ?
J’ai privilégié la parole des victimes, je n’ai pas cherché à donner voix à part égale aux bourreaux et aux victimes. Leur parole n’est pas donnée de la même manière, le tueur repenti était glissant, fuyant, il se rétractait. J’ai interrogé les témoins dans notre langue maternelle, le contact est plus direct, l’expression est à la fois plus fluide, plus libre et plus révélatrice, le locuteur ne peut pas se dissimuler derrière la médiation d’une langue étrangère, la mauvaise foi saute aux yeux.
Des contraintes particulières, techniques ou des empêchements personnels, ont-elles modifié votre projet initial, ou bien s’est-il construit au fur et à mesure ?
Cette scène avec le tueur a été particulièrement difficile à tourner, pas seulement pour des raisons personnelles, mais parce que nous avons été interrompus. Au milieu de l’interview, il s’est arrêté de parler, effrayé parce que les gens autour se rapprochaient, le surveillait et ont proféré des paroles menaçantes et agressives. Cet épisode rend bien compte du contrôle social qui s’exerce dans les petites communautés que sont les collines rwandaises, sur ce qui doit être tu, la force de la loi du silence. Il y a aussi ce recours à la religion, à Dieu, au pardon qui selon moi est une façon de biaiser.
Cette question que vous posez au début : comprendre comment c’est arrivé, cette incompréhension en fait, vous la soulignez dans le film en opposant (par juxtaposition) des images de paysages magnifiques avec les témoignages que l’on entend sur l’horreur qui y a eu lieu. Vous soulignez également sur un ton très personnel, la contradiction entre l’Histoire, les faits qui se sont produits et vos souvenirs d’une enfance heureuse. Comment décririez-vous votre démarche ?
Le projet partait de ce besoin de comprendre, j’ai donc réalisé une recherche universitaire avec J. P. Chrétien et Hélène d’Almeida Topor, consulté les archives rwandaises : photographies, films, vidéos, toutes les images du Rwanda depuis la fin du 19° siècle, tous les documents visuels disponibles en France, en Belgique, en Allemagne et au Rwanda, de manière quasi-exhaustive. J’ai également consulté les archives des Pères Blancs à Rome. Ce que j’ai vu dans ces documents c’est un Rwanda formel, il y avait aussi mon Rwanda personnel, celui que je connaissais, dans lequel j’ai vécu et un troisième Rwanda, celui dont mes parents m’avaient parlé. J’ai voulu travailler avec ces trois matières différentes. Et puis surtout reprendre cette image du Rwanda présentée dans les livres, selon une orientation idéologique, des formes de pensée qui biaisent la représentation. C’est ce mélange d’images, de représentations qui constitue au départ la construction du scénario.
Au final, avez-vous trouvé des réponses ?
Ma quête consistait à essayer de comprendre. A lutter aussi contre la répulsion que j’éprouvais face à tout ce sang versé. Le génocide, les rwandais l’ont commis, mais ce sont également des rwandais qui l’ont arrêté, pas la communauté internationale, il faut s’en souvenir pour croire que s’ils ont été capables du pire, ils peuvent l’être du meilleur.
Que pensez-vous de la résidence d’écriture du Fest’Africa à Kigali en 1998 et des textes de fiction qui ont été produits sur le génocide ? Que pensez-vous de ce recours à la fiction comme vecteur du témoignage ? Le texte de Véronique Tadjo en particulier évite le manichéisme, elle a conscience d’être un témoin extérieur et arrivé après, pour elle c’est important d’essayer de comprendre, même si elle constate au final qu’on ne peut pas  » exorciser le Rwanda « , elle dit aussi que régler la question en qualifiant les coupables de  » monstres « , ça ne permet pas de comprendre comment un être humain en arrive à commettre l’horreur ; il me semble que c’est une question qui revient dans votre film ?
Oui j’ai beaucoup aimé le livre de Tadjo, j’ai adoré aussi Murambi de Boubacar Boris Diop, bien que plus sombre. Tadjo cherche à aborder le Rwanda sans certitudes. Pour le choix de la forme il lui a été impossible de faire un roman, elle raconte donc des impressions en utilisant la forme du récit de voyage et en décrivant ses étapes, ses points d’arrêt. J’ai cherché également à rendre compte de ces points intermédiaires de mon voyage en utilisant la carte qui permet de suivre mon parcours, en utilisant de longs travellings sur les paysages et en insérant des images filmées en super 8 me montrant en train de déambuler comme dans un road-movie à pied. Je voulais souligner cette idée du trajet pour montrer qu’il s’agissait d’une démarche personnelle, et qu’il est possible de faire des trajets différents (s’ils restent ouverts).

///Article N° : 4570

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