Pouvoir et immunité

En partenariat avec le quotidien Le Messager paraissant à Douala au Cameroun.
Print Friendly, PDF & Email

Charles Taylor aura donc été le premier Chef d’Etat africain à comparaître devant la justice pour des crimes commis pendant qu’il exerçait le pouvoir. Il faut se féliciter de ces développements dans une région du monde où la coutume veut que le pouvoir, quel qu’il soit, se dote automatiquement d’immunité et agisse comme s’il se situait au-delà de toute loi. Dans le cas de Taylor, les choses étaient simples. Le potentat était devenu une loi en lui-même. Sa loi était bien celle du meurtre dont la lourde ossature, écrasante et noueuse, permettait de tisser un lien funèbre entre la vie et la terreur.
La fin du cannibalisme politique
De fait, Taylor a fait périr, par le sabre, des centaines de milliers d’hommes et de femmes. Il a mis sous sa coupe les richesses minières de son pays et a créé, dans la sous région, un immense marché militaire où toutes les ressources étaient recyclées dans une économie de la violence comparable à ce qui se passa sur la cote atlantique du temps de la Traite des esclaves. En prenant la mort pour la vie et en maintenant les deux termes dans un rapport de réversion, il a mis en place une forme de pouvoir qui reposait sur l’abattage et la consommation pure et simple des vies humaines. En cela, il a été fidèle à une tradition despotique africaine dont la principale caractéristique est l’utilisation sans état d’âme du matériau humain. Il faut espérer que sa comparution devant la justice internationale signale effectivement la fin de l’innocentement permanent de cette forme de cannibalisme politique. Et que l’on ne doive plus attendre la mort de l’autocrate pour que le jugement ait lieu et que justice soit faite.
Car, ce qui caractérise bel et bien les années africaines postcoloniales, c’est l’indifférence à la mort dont font preuve les pouvoirs autochtones qui ont pris le relais de la colonisation. Ils n’ont vu, dans la vie humaine des Africains, que simple matériau dénué de toute singularité. Cette manière pour les Africains de se rapporter à eux-mêmes représente le plus grand scandale éthique de notre temps. Elle nous oblige à replacer au centre de notre réflexion et de nos pratiques la question de savoir ce que nous avons fait de la vie et qu’est-ce que vivre, vraiment. Car, sans cette pensée de la vie, nous ne pourrons guère sortir du midi dionysiaque de la mort qui nous entoure et nous harcèle. Nous ne pourrons pas passer de la bête qui dégorge le sang à l’homme qui voit les choses avec ses propres yeux et la force de son vouloir-vivre. C’est à ce déploiement affirmatif de la vie que nous appelle notre destin.
La question du recommencement
Ceci dit, il reste trois ou quatre choses que l’arrestation de Taylor ne règle point. Pour le Libéria en particulier, il y a d’abord la question du rapport entre fin et recommencement. Voici un pays où, depuis plus d’une dizaine d’années, les gens ont été portés à accepter une certaine horreur du réel. Ils l’ont fait, tantôt dans les destructions résultant des utopies de transformation qui ont accompagné la montée au pouvoir de gens sans foi ni loi, ou alors dans la résignation à un ordre innommable des choses dans l’espoir d’assurer leur survie. La question aujourd’hui est de savoir comment sortir de cet enfermement et s’arracher à la pesanteur de cette prison qu’est l’abandon, sans résistance, à l’inhumain des choses. Cette question n’a pas seulement valeur pour le Libéria. Elle vaut pour tous les pays d’Afrique où nombreux sont ceux qui ont choisi de consentir, sans médiation, à la violence – l’esprit de capitulation.
L’autre question est celle du recommencement. Comme le montre l’exemple de l’Afrique du Sud au sortir de l’apartheid, l’on ne peut recommencer que si l’on regarde à la fois en arrière et en avant de nous. Là où ce qui a commencé dans le sang s’achève dans le sang, les chances d’un recommencement sont amoindries par la hantise de l’horreur. Il n’y a pas, de façon automatique, de bonne violence qui succède à, ou qui doive légitimer, une mauvaise violence. Chaque violence, la bonne comme la mauvaise, vient toujours consacrer la disjonction. Le défi aujourd’hui est donc de sortir de la logique de la vengeance – surtout lorsque celle-ci est maquillée par le droit – et de rentrer dans celle de la conjonction. Ceci suppose que l’on soit constamment aux aguets, pour repérer la nouveauté qui surgit des ruines et ouvrir un espace à cette nouveauté.
Reproblématiser la notion de crime contre l’humanité
Troisièmement, l’expérience africaine montre que c’est la notion même de crime contre l’humanité qui doit être reproblématisée et élargie. La guerre et le génocide ne sont pas les seuls facteurs de mort de masse sur le Continent aujourd’hui. La nouvelle responsabilité des pouvoirs publics et privés doit être pensée en référence à tous les facteurs qui produisent la mort de masse, qui par ailleurs pourrait parfaitement être évitée. Le premier de ces facteurs est la corruption. Elle est aujourd’hui ce qui bloque le plus toute promesse d’une autre existence et la remontée vers un soi proprement humain.
La corruption est devenue le vecteur majeur du pillage des richesses africaines et de la consommation des vies africaines. Le nouveau droit international devrait être aménagé de telle manière que les Chefs d’Etat africains responsables de corruption soient incriminés devant des juridictions internationales. Il devrait en être de même des entités privées qui sont en collusion avec eux.
Finalement, ceux qui se résignent à un ordre inhumain des choses dans l’espoir de survivre sont tout aussi responsables des tragédies de notre temps que ceux qui sèment le vide et la destruction dans la poursuite d’un pouvoir nihiliste. Dans ces conditions, le procès de Charles Taylor est nécessairement l’occasion du procès d’une société et d’une culture qui fonctionne sur le mode de l’irresponsabilité illimitée.

@Le Messager 2006///Article N° : 4370

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire