Jacques Kerchache et l’art africain

Histoire d'un œil (1)

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Autodidacte, le collectionneur et commissaire Jacques Kerchache a œuvré toute sa vie pour que l’art africain soit reconnu comme partie intégrante du patrimoine mondial. Sa passion et son opiniâtreté ont largement contribué à le faire entrer dans les prestigieux musées français comme ceux du Louvre et du quai Branly.

 » Aucune race ne possède le monopole de la beauté « 
Aimé Césaire

Martin Bethenod, commentant le florilège d’entretiens (2) qu’il avait réalisés à la demande du musée du quai Branly en hommage à Jacques Kerchache, notait :  » Les témoignages réunis ici sont, en quelque sorte, la tradition orale de Jacques Kerchache transmise par ceux qui l’ont connu. Une tradition faite de voyages au bout du monde, de cabinets de curiosités, de nuits passées à contempler des œuvres d’art, à les comparer, à les distinguer, à les rapprocher, faite aussi d’expositions, accrochées dans l’urgence et la passion, d’albums et de catalogues feuilletés dans la fièvre, de pièces traquées pendant des années. Faite d’amitiés fusionnelles, de brouilles, de haines et de trahisons…  »
L’ouvrage, fervent dans ses propos, précieux et spectaculaire dans son illustration, décrivait en effet la saga d’un personnage hors du commun. Issu d’un milieu modeste, habité dès l’adolescence par le désir d’en savoir plus et de découvrir, il fut d’abord initié par le poète Max Pol Fouchet, soutenu par l’admiration éperdue de ses parents puis par des amitiés passionnelles qui lui révélèrent le vertige inspiré de créateurs amis tel le peintre Sam Szafran.
Du musée du Louvre au quai Branly
Volontiers excessif, ambitieux et souvent cynique ou péremptoire dans ses propos mais sans aucun doute profondément idéaliste, Kerchache glissa peu à peu, au cours des années 70, de son rôle de marchand à celui d’expert puis d’initiateur inspiré. La maladie est venue suspendre une menace dramatiquement stimulante sur le but qu’il s’était fixé : faire  » reconnaître que les Africains, les Noirs, ont produit des chefs-d’œuvre aussi importants que ceux que nos artistes blancs ont produits, cela signifierait un changement de mentalité profond et, par conséquent, obligerait les dirigeants politiques et économiques à revoir leur stratégie par rapport à l’Afrique mais aussi à l’ensemble du tiers-monde  » (3).
Il concluait en 1986 :  » Je ne pense pas que le Louvre du XXIe siècle pourra être vraiment un grand musée s’il ne comporte pas une section importante consacrée aux ‘arts premiers’dont les sculptures africaines font partie « .
Quatre ans plus tard (4), il publiait son manifeste  » Pour que les Chefs-d’œuvre du monde entier naissent Libres et Égaux… la huitième section du Grand Louvre  » et entraînait un grand nombre de personnalités françaises de l’intelligentsia à déclarer à propos de l’extension du musée que  » si aucune décision n’est prise, la France de 1989 aura entériné, par un aveuglement qui n’est pas sans rappeler celui qui a justifié la nuit coloniale, l’exclusion pour les décennies à venir des œuvres majeures produites par les trois quarts de l’humanité « .
Une seule personnalité politique, l’ancien ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson figurait parmi les signataires. Kerchache ne parvint ni à atteindre François Mitterrand ni à convaincre Jack Lang.
Il fallut une rencontre fortuite de vacances avec Jacques Chirac, maire de Paris, en 1992, pour que se noue une grande amitié qui lui permette de le convaincre de ses idées et d’aboutir plus tard dans son grand projet. En 1994, il put faire ses preuves à grande échelle. L’exposition des Taïnos au musée du Petit Palais, dont il avait proposé la réalisation au maire comme une sorte de célébration à rebours de la découverte de l’Amérique, donna l’occasion à Jacques Chirac d’annoncer son intention de  » confirmer Paris dans sa vocation de haut lieu de la connaissance de la diversité du patrimoine et des cultures du monde « , en ajoutant :  » Cette notion de reconnaissance, au sens le plus fort du mot, qui exprime à la fois l’attention portée aux autres formes d’art, de culture, ou de société, la conscience de leur richesse ou de leur légitimité, et la nécessité d’établir avec elles un dialogue fécond, me paraît revêtir aujourd’hui un caractère tout particulièrement essentiel « . Le programme inspiré par Jacques Kerchache était lancé.
Le 13 avril 2000, Jacques Chirac, Président de la République, inaugurait les salles du Pavillon des Sessions au musée du Louvre. Présentant ces salles comme une annexe en avant-première du futur musée du quai Branly, il déclarait :  » Je souhaite qu’à travers le musée du quai Branly le même respect soit accordé aux autres sociétés du monde non européen. Que leur soit restituée une perspective historique. Que leurs rites, leurs mystères, leurs contradictions aussi soient considérés (…) L’esprit du projet, c’est aussi d’engager un nouveau dialogue responsable avec les pays d’origine, d’être à leur écoute, de collaborer étroitement avec eux « .
Le musée du quai Branly sera inauguré dans la semaine du 19 juin 2006 (5).
Jacques Kerchache, décédé à Cancun, au Mexique, le 8 août 2001 (6), n’aura pu suivre jusqu’au bout la deuxième partie de son grand projet, réalisé vingt ans après qu’il l’eût appelé de ses vœux. Les salles du Louvre furent entièrement conçues par lui ; ce ne sera évidemment pas le cas du musée du quai Branly, aventure collective d’une tout autre envergure qui nécessita finalement la construction d’un bâtiment adapté à des objectifs peu à peu précisés. Mais son impulsion fut, ici aussi, déterminante. Il en avait convaincu le Président de la République, et avec lui les gouvernements successifs malgré l’alternance politique. Il lui apporta, dans sa première étape de programmation et dans le choix des œuvres du parcours permanent, toute sa force de conviction et l’impressionnante exigence analytique de son regard.
Pour un  » musée imaginaire  » africain
Jacques Kerchache était un autodidacte. Il s’était forgé seul et avait entrepris de façon personnelle, au travers des innombrables œuvres qu’il avait pu regarder et manipuler dans les expositions de sa galerie (7) et dans les réserves des nombreux musées qu’il avait pu visiter, de découvrir les  » secrets de la création « , de constituer comme André Malraux avait pu le faire pour son  » musée imaginaire  » un immense corpus d’œuvres choisies. Cette entreprise s’engage véritablement au début des années 70, après une dizaine d’années de voyages, au moment où, dans un dialogue avec Roger Caillois ouvrant le catalogue de l’hommage qui lui était rendu à la Fondation Maeght (8), André Malraux constate que notre  » musée imaginaire  » englobe désormais  » les hautes époques et les arts sauvages, Sumer, les plaques des steppes, les fétiches (…) L’âme du musée imaginaire est la métamorphose des dieux, des morts et des esprits, en sculptures, quand ils ont perdu leur sacré « .
Elle s’achève avec l’exposition Picasso / Afrique, état d’esprit (9) qui est une sorte d’hommage à Malraux. Jacques Kerchache tente d’y préciser sur pièces ce qui unit l’art de Picasso et celui des sculpteurs africains. Dans son intervention au Colloque sur l’art nègre (10), André Malraux avait noté :  » Ce n’est pas parce que tel masque est meilleur que telle sculpture grecque, que le phénomène africain s’est imposé au monde. C’est parce qu’à partir du jour où Picasso a commencé sa période nègre, l’esprit qui avait couvert le monde pendant les millénaires, et disparu pendant un temps très court (du XVIIe siècle au XIXe siècle européen) cet esprit a retrouvé ses droits perdus « . Kerchache conclut, s’adressant à Picasso :  » Merci ! Grâce à vous je n’ai pas regardé l’art africain comme une production inscrite dans l’histoire mais artiste par artiste, sculpture par sculpture « .
C’est ainsi que Kerchache dépassa l’image qu’il s’était tout d’abord donnée et dont Claude Roy se fit l’écho dans un plaidoyer renvoyant dos à dos le  » coureur de brousse  » et les missionnaires, plaidoyer qu’il publia dans le catalogue de l’exposition Le m’boueti des mahongue qui valut au marchand de sérieux ennuis au Gabon :  » amateur d’arts primordiaux, marchand, poussé par une triple et complexe impulsion, la curiosité du beau, le goût du risque et le désir d’attraper la fortune par la mèche ou la natte, on pourrait très bien le considérer avec un mélange de sympathie et de puritaine réprobation (11) « . Déclinant celle-ci, Claude Roy créditait Kerchache  » d’avoir arraché ces objets admirables au ventre de la forêt équatoriale  » et d’avoir  » réintroduit les m’boueti dans le patrimoine de la collectivité des peuples, de la culture planétaire  »
Il fallut désormais avec Jacques Kerchache (12) imaginer ce que peuvent être le statut et l’identité d’un sculpteur mumuye et l’impact de l’innovation plastique que l’un d’eux propose sur les autres artistes de son groupe, en définissant son propre style, creusant, par exemple, d’un vide actif la masse de l’arbre, puis en établissant le rythme et sa scansion, la tension et les ruptures entre les différentes parties de sa sculpture. La voix de Kerchache, brisée à la suite d’une opération, décrivit ensuite ce processus de création avec une admirable acuité et une ferveur incantatoire, sachant arracher l’œuvre, devenue unique, aux classifications réductrices de la tradition des  » spécimens ethnographiques  » issue des musées d’histoire naturelle. Son expertise devint bientôt incontestée. À tant les aimer, à tant attendre d’elles, il sut extraire d’une masse pour beaucoup indistincte et indéchiffrable, les œuvres remarquables qui pouvaient apparaître  » matricielles « .
Nommé en 1978 conseiller technique auprès du président Senghor pour le projet du musée des civilisations noires de Dakar, associé aux sélections d’expositions majeures comme Primitivism in XXth Century Art (Museum of Modern Art, New York, 1984) ou Africa, The Art of a continent (Royal Academy of Art, Londres, 1995), appelé à sélectionner les œuvres africaines pour les dations de Picasso (1984) puis de la collection d’Albert Magnelli, il fut l’auteur, en collaboration avec Jean Louis Paudrat et Lucien Stephan d’un monumental ouvrage sur L’Art africain (éditions Citadelles et Mazenod, Paris, 1988).
Un regard déconditionné
Son choix effectué pour le Pavillon des Sessions obéissait à sa volonté d’atteindre la plus haute qualité dans une perspective qui se voulait incontestablement universelle. S’appuyant sur les ressources du musée de l’Homme et du musée des arts d’Afrique et d’Océanie et sur celles de quelques collections territoriales, mais aussi sur une politique d’acquisitions très volontariste (par achats et grâce à une dation), il l’avait délibérément limité à la sculpture, en voulant souligner l’ancienneté et la diversité de propositions formelles des arts d’Afrique, des Amériques, d’Asie et de l’Océanie qui faisaient ainsi leur entrée au Louvre.
À ceux qui s’étonnaient de la quasi-absence des masques africains, il rétorquait qu’il voulait précisément échapper aux  » appareils de séduction, c’est-à-dire à tout ce qui peut conditionner le regard et distraire la sculpture en soi  » (13), comme à l’image convenue que l’on donnait trop souvent des arts de ce continent. Il ne voulait sacrifier ni au  » bon goût primitiviste  » des grands amateurs de l’entre-deux-guerres, ni à sa propre fascination pour des expressions violentes ou morbides comme celle des sculptures vodun. En ouvrant le parcours sur une sculpture prédynastique du style amratien trouvée à Gébelein en Égypte (14), il affirmait l’appartenance de l’Égypte au continent africain mais aussi l’importance d’une archéologie témoignant de l’ancienneté des civilisations du continent qui ne saurait être oblitérée au prétexte qu’elle donnait lieu à des pratiques de pillage et d’exportation répréhensibles.
Jacques Kerchache s’affirma, avec la complicité de Jean-Michel Wilmotte, comme un muséographe hors pair, anxieux de préparer l’insertion des œuvres dans l’espace du Louvre avec la plus grande simplicité et précision, en évitant  » tout effet de dramatisation ou de théâtralisation qui rappellerait les cabinets de curiosités (en déjouant) les pièges de l’exotisme « . Alors qu’il avait, aux premiers temps de sa galerie, joué de l’obscurité et de la magie des éclairages contrastés, engageant ainsi un style de présentation toujours dominant dans ce domaine, il s’attacha au contraire à souligner avec subtilité les surprises et audaces de la structure profonde des œuvres.
Malgré l’assurance qu’il affichait dans son combat ou dans son rôle d’expert, Jacques Kerchache était anxieux, prudent, soucieux de recueillir les réactions avisées de ceux en qui il mettait sa confiance. Il fut, comme son épouse Anne après son décès, très généreux envers les collections du musée du quai Branly (15) qui put acquérir, par ailleurs, deux autres pièces capitales de sa collection, une statue hemba-luba et un grand serpent bansonyi nalu. Au moment du choix de sa sculpture yombé, je me souviens du soin qu’il prit à nous consulter, tenant la sculpture en main, en décrivant avec nous les compositions différentes ici adoptées par le sculpteur sur chacune de ses faces, ses  » prises de risque « , qu’il comparait avec celles du corpus connu.
Aimant profondément l’Afrique pour l’avoir parcourue en tous sens, pour la vivre dans sa propre famille (le père de sa femme était un Diagne de Saint Louis du Sénégal) Jacques Kerchache se voulait  » ouvert au monde « . Il concluait son texte du catalogue du Pavillon des Sessions par ces mots :  » Dans cette entreprise d’ouverture au monde, excluant cet enfermement identitaire justifié par un souci souvent démagogique, quelle meilleure médiatrice que l’œuvre, l’œuvre d’art qui traverse le temps ? Or que reste-t-il des cultures disparues si ce n’est les empreintes laissées par les artistes ? « 

Notes
1.  » Moi je fais pas de l’histoire de l’art… mais de l’histoire de l’œil ! Moi je travaille avec mes yeux.[…] Rien ne peut remplacer la fréquentation physique d’une œuvre « . Cité sur le site : www.quaibranly.fr/module/kerchache/home.html
2. Jacques Kerchache, portraits croisés, Gallimard, musée du quai Branly, 2003, p. 199. Voir aussi Jacques Kerchache, itinéraire d’un chercheur d’art, musée du président Chirac, Sarran, 16 septembre 2003 – 30 septembre 2004.
3. Entretien avec Jean Marie Drot réalisé à l’occasion de l’exposition Sculpture africaine organisée par Jacques Kerchache à la Villa Medicis de Rome (7 mai – 15 juin 1986), publiée in  » Action école « , L’Étudiant, 1986.
4. Libération, 15 mars 1990. La question de la présentation de l’art africain au Louvre avait été posée dès le début du XXe siècle par Guillaume Apollinaire, puis régulièrement reprise depuis (cf. J. L. Paudrat,  » Les classiques de la sculpture africaine au Louvre « , in Sculptures, Afrique, Asie, Océanie, Amérique, Paris, RMN – musée du Quai Branly, 2000).
5. Dans Jacques Kerchache, portraits croisés (p.74), Jacques Friedmann se souvient :  » J’ai réellement vu certains hommes politiques, certains ambassadeurs, avoir les larmes aux yeux en voyant des œuvres de leur pays sur un pied d’égalité avec les plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, dans le plus grand musée du monde. Kerchache, lui, l’avait parfaitement compris « .
6. Il était né à Rouen le 6 août 1942.
7. En 1960, il ouvrait une galerie rue des Beaux-Arts à Paris puis une autre rue de Seine qui fermera en 1981. Citons parmi les expositions concernant l’Afrique qui y donnèrent lieu à catalogue : La Tête (1966) ; Le M’boueti des Mahogoué (1967) ; Afrique, Océanie, Amérique (1969), Masques Yorouba (1973) ; Les Lobi, Afrique (1974).
8. André Malraux, Fondation Maeght, 13 juillet-30 septembre 1973, p. 21.
9. Picasso / Afrique, état d’esprit, Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle, 8 novembre 1995 – 8 janvier 1996. Sur Picasso et l’art africain, voir Pierre Daix, Picasso l’Africain, Musée Barbier-Mueller, Genève, 1998
10. À l’occasion du Festival mondial des arts nègres, Dakar, 1966.
11. Galerie Jacques Kerchache, 1967, pp. 10 et suiv.
12. Cat. Africanische skulptur, Die Erfindung der Figur, Museum Ludwig, Cologne, 27 juillet-30 septembre 1990, pp. 134-140.
13. Jacques Kerchache,  » Au regard des œuvres « , in Sculptures, Afrique, Asie, Océanie, Amériques, Paris, Réunion des musées nationaux – musée du quai Branly, p. 19.
14. Déposée par le Muséum Guimet de Lyon et depuis remplacée par une sculpture provenant du département des antiquités égyptiennes du Louvre.
15. 23 sculptures reçues en donation : un sommet de sceptre en ivoire yombé, une sculpture ifugao, 18 sculptures igbo illustrant la diversité des influences subies par les sculpteurs de ce groupe, une sculpture mumuye, un grand tambour bamileke, un grand masque suku.
Germain Viatte est conservateur général du patrimoine. Spécialiste d’art moderne et contemporain, il a exercé différentes fonctions au long de sa carrière : conservateur au Centre Georges Pompidou, chef de l’Inspection générale des musées de France, directeur du Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle, directeur du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, il est actuellement conseiller scientifique, responsable de la muséographie au Musée du quai Branly.///Article N° : 4305

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