Jeanne Ngo Maï, la grande verve nationaliste

Print Friendly, PDF & Email

Apprends-nous dans l’émulation
A servir sans délation
Pour que nous t’apportions demain
Pour bouquet
Le pays pour lequel tu mourus
J. Ngo Maï

De toute l’armada poétique féminine camerounaise, Jeanne Ngo Maï apparaît singulière dans son parcours et sa touche artistique. Rien de cette écriture charnelle qui formate le lyrisme des Marie-Claire Dati, Virginie Stella Engama, Angeline Solange Bonono qui, dans une certaine mesure, peuvent être considérées comme les héritières légitimes d’une poétesse qui vécut et subit les affres du maquis. Son oeuvre poétique, considérée sous cet angle, se confond à sa vie. Car il y a du maquis dans la poésie et dans la vie de cette dame qui n’a pas oublié les années cinquante où le Cameroun flambait sous une violence inouïe, où les nationalistes et les autres, ceux qui sont restés anonymes, parce que prolongeant une certaine éthique coloniale et colonialiste. C’est donc avant tout une oeuvre de mémoire, qui plonge profondément dans la mystique historique et dans une terre divisée d’elle-même, étrangère à sa modalité propre, comme le dit Jean Louis Joubert. Il faut donc se garder de chercher chez maman Ngo Maï, dans son jaillissement poétique, une juste tendance lyrique ou un féminisme dont elle refuse et récuse les discours pompeux et creux; il faut la lire avec d’autres grilles, déplacer les enseignes pour la puiser de l’intérieur. Je ne suis pas une féministe, clame-t-elle. Je n’ai aucun ressentiment vis à vis des hommes. Son attitude n’a rien d’une soumise, mais plutôt elle exprime un choix d’être, qui montre qu’elle a vécu une société où la femme a pleinement sa place et ne s’en plaint donc pas, par conséquent.
Née en 1933 à Poutkak près de Ngambe en Sanaga-Maritime, Jeanne Ngo Maï passe son enfance au village où elle commence ses études primaires chez les missionnaires protestants à Sakbayémé, puis au collège de Libamba pour ses études secondaires. Munie du brevet en 1951, elle continue son parcours scolaire à Yaoundé où elle enseigne tout en poursuivant ses études lycée Leclerc. Bachelière en 1954, elle part, nantie d’une bourse, s’inscrire à l’Université de Toulouse. Le 21 décembre 1961, à la suite d’une bourse attribuée par l’Unesco qui fait d’elle diplômée de parasitologie, de sérologie et toxicologie de la faculté mixte de médecine et de pharmacie de l’Université de Toulouse, Jeanne Ngo Maï rentre au Cameroun en 1962. Elle travaille, pendant un an à l’hôpital central de Yaoundé, comme Pharmacien chef, puis, en 1963, ouvre sa propre pharmacie, la ‘Pharmacie la santé’qu’elle a dirigée jusqu’en 1994. Parallèlement à ses études, Jeanne Ngo Maï écrivait des poèmes. Déjà, à Sakbayémé et au lycée Leclerc, elle notait ses états d’âme. Mais ces petits écrits ont été brûlés avec le phénomène de maquis du Cameroun en 1962 dans la case paternelle à Poutkak. À Toulouse, elle fait partie d’un cercle de poésie où chacun vient lire ses poèmes suivis de commentaires de toutes sortes. Plusieurs de ses poèmes paraissent à l’époque dans des revues estudiantines.
Depuis son retour au Cameroun, Jeanne Ngo Maï participe activement à la vie littéraire de Yaoundé. Trésorière de l’association des Poètes et Écrivains Camerounais (A.P.E.C) pendant de longues années, plusieurs de ses poèmes ont paru dans  » Le Cameroun littéraire « . (APEC). Elle a été  membre du prix littéraire Ahmadou Ahidjo, de la commission littéraire et du conseil international des Femmes (CIF). En 1967, son oeuvre Poèmes sauvages et lamentations est parue à Monte Carlo-palais Miami dans la collection Les cahiers des Poètes de notre temps. De plus, son article  » Les pharmaciens africains doivent s’intéresser à nos plantes  » révéla cette femme, 1er Docteur en pharmacie de son pays et 1er Camerounais à tenir la pharmacie de l’hôpital central de Yaoundé. Le 08 juillet 1999, le prix du mérite littéraire fut attribué à Mme Ngo Maï ; le ministre de la condition féminine de l’époque rendit alors hommage, à travers une Nuit d’excellence féminine, à 47 lauréates sur un échantillon de mille quatre cent cinquante unités sur les domaines de la vie. Cette médaille a médusé plusieurs personnes, qui avait connu Jeanne Ngo Maï dans le secteur Médico-Pharmaceutique depuis plus de trente ans.
Mais Jeanne Ngo Maï n’a plus rien publié depuis 1967. Elle n’a pas participé aux débats qui ont agité son époque comme elle le dit elle-même. Pourtant son œuvre parle pour elle et d’elle. Elle n’a donc plus rien publié ; pourtant elle a continué de vivre, dans le lyrisme d’un cœur généreux qui l’a fait passer pour le mécène de bien d’écrivains et artistes de sa génération et des générations suivantes, dans un dialogue silencieux et profond avec elle-même, les autres et les choses. Aujourd’hui, le souvenir d’une vie partagée essaime des quotidiens peu ensoleillés par la faute du sort qui l’étouffe de maladies et autres infortunes. Au quartier Bastos où elle vit, sa résidence est le musée de tout ce qu’elle fut, aima et continue d’aimer. Des photos en noir sur blanc, des fauteuils qui disent le confort d’une période déjà évanouie, l’ambiance et les odeurs d’un autre temps, des coquillages venues des contrées lointaines, et le corps malade de la femme qui lutta toute sa vie pour pousser loin de la vie les affres de la maladie. Jeanne Ngo Maï vit à Bastos, et des voyages récurrents dans son Poutkak natal l’aident sûrement à recharger sa vie de cette terre ancestrale qui la vit naître et grandir et qui marque son œuvre poétique d’un sceau ineffaçable et blessé. Car Poèmes sauvages et lamentations, au-delà de son ondoiement pionnier dans le champ littéraire national, est une bonne tranche saturée de douleur et de mort de la vie de son auteur ; et surtout un hymne aux martyres du pays du Char des dieux. Paul Dakeyo dit d’elle qu’elle  » dresse un réquisitoire sévère mais amplement justifiée contre ceux qui ont commis crimes et exactions diverses sur le sol africain, au nom d’une prétendue civilisation, dont le but avoué était l’exploitation et la saignée à blanc de peuples pacifiques et accueillants.  » (1) Le poème  » Mon cœur est un monument  » a traversé le cadre étroit du livre pour devenir un acte de foi patriotique de très haute facture, un manifeste dans lequel l’amour dépasse tous les discours et s’érige en un lieu éternel, en une pyramide, en un monument ! :
 » Mon cœur est un monument
Un monument aux morts
Que blanchit goutte à goutte
La rosée de mes yeux
De quelque côté qu’on le tourne
De la base à son sommet
On le découvre criblé
De multiples noms
Que la haine journellement
Imprime impitoyablement.  »
On relira toujours Jeanne Ngo Maï avec non pas le sentiment de visiter une relique-la poésie ne l’est vraiment jamais- mais avec le cœur palpitant de toute la frénésie qui se saisit de nous lorsqu’on replonge dans la fraîcheur des premiers actes, des actes premiers ; les tout premiers bruits, les odeurs des temps de la genèse captés par une âme débordante d’une sensibilité qu’elle ne sut jamais plier à quelque élan nombriliste. Son œuvre poétique n’avait pas besoin de se multiplier pour être la puissante fondation qu’elle est. Elle est restée unique comme le monde, pour garder toute son unité émotionnelle, lyrique et tragique. On se référera toujours à elle comme on revient aux premiers pas, pour mesurer la distance faite et le degré de maturité acquis.

1. Paul Dakeyo, Poèmes de demain. Anthologie de la poésie camerounaise, Paris Silex, 1982, P. 215 ///Article N° : 4197

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire