Le dernier des savants poètes

Samuel-Martin Eno Belinga

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 » Belle la sagesse
Et sage la force
Forte la beauté « 
S. M. Eno Belinga

21 aout 1998. En cet après-midi ensoleillé de Melen, quartier latin de Yaoundé, un homme a pris place à une table devant une assistance composée d’étudiants, de poètes en herbes, de femmes et d’hommes de culture et autres musards venus nombreux dans ce café qui porte le nom évocateur de La vallée de miel. Il s’est assis avec aisance, diction parfaite, gestuelle aussi, regard enjoué. Il s’apprête à distiller le bonheur d’écrire à son auditoire curieux de découvrir le géologue-musicologue-poète : Samuel Martin Eno Belinga, premier recteur de l’Université de Dschang descendu de la colline de Ngoa-Ekéllé –temple du savoir- vers les tout petits que sont
les poètes, écrivains et autres saltimbanques.
Le temps semble suspendu à ses lèvres, et les questions silencieuses circulent dans les regards hagards du public : comprendrons-nous les doctes paroles et autres équations de ce génie de la science ? Comment un scientifique de haut vol va-t-il s’y prendre pour communiquer avec les gens d’en bas ? S’interrogent les uns et les autres. La réponse fuse :  » Nous ne parlerons que de poésie « , affirme le grand homme après une brève présentation de Jean-Claude Awono, président de la ronde des poètes qui a eue l’audacieuse idée de le convier à ce rendez-vous du donner et recevoir avec les amateurs des belles lettres.
Ouf ! La glace est rompue, on nous avait annoncé l’arrivée d’une sommité universitaire internationalement connue et reconnue, mieux nous découvrons aussi en lui une âme sensible et tourmentée par la création littéraire. Durant deux heures, le savant-poète va s’atteler à nous communiquer sa passion pour la poésie. Dédaignant le protocole académique, Eno Belinga, géologue de vocation et poète par vocation ne songe qu’à offrir l’ambroisie de sa poésie à tous. Émerveillés, nous découvrons le dompteur des mots, l’enchanteur des cœurs et l’as de la musique. Tout en lui dégage une rigueur affûtée au fil des années par les cisailles de la collecte de l’information nécessaire à la vie de chercheur mais également une coquetterie sans affectation, propre aux artistes qui aiment en toute circonstance plaire sans pour autant chercher à séduire à tout prix. Doté d’une mémoire prodigieuse, Eno Belinga nous brossera sa carrière, n’omettant rien de ses rencontres avec les grands de ce monde au cours de ses voyages et expériences qui lui ont servi de limon pour assouvir sa passion de la littérature.
Malgré ces distinctions, sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille, et certains étudiants frondeurs nourris du vent de la contestation des  » années de braise  » ne manqueront pas de lui demander avec véhémence les raisons de la composition d’une ode célèbre qui ouvre et ferme le journal parlé de radio Cameroun :  » Paul Biya… va de l’avant… « . Ce à quoi le musicologue répond sans sourciller :  » Ces paroles ont été écrites pour marquer l’exhortation du nouveau président à porter la vague du changement après l’ancien régime « . Puis il ajoute à l’intention de ces jeunes :  » Songez mes amis qu’en 1982, le Cameroun vivait un tournant de son histoire « .
D’autres interrogations porteront sur la brièveté de sa carrière de recteur et sur la difficulté de mener de front une carrière de savant et de poète. L’homme n’aura de cesse de rappeler qu’il est là pour la poésie et non pour la science. On vient de la comprendre. D’accord, poétisons donc : Qu’elle est belle la sagesse et qu’elle est sage la beauté « , entonne t-il d’un air enjoué sous l’hilarité générale. Ce qui détend définitivement l’ambiance qui commençait peu à peu à geler et le dernier bastion d’étudiants intimidés par la stature de l’invité du jour rend les armes. Et le miel se déverse dans les esprits par la magie des mots de ses chantefables et autres balades africaines. La poésie comme le rire ne sont-ils pas communicatifs ? Les jeunes poètes échangent des vers et lèvent leur verre pour boire à la santé du  » grand  » venu voir les  » petits  » par amour pour la poésie.
Manifestement, cet homme-là aime les jeunes, et ça se voit.  » Ici, je ne suis que poète, comme vous  » martèle t-il, s’adressant à ses  » jeunes-collègues-poètes  » en cet après-midi mémorable. Il nous le prouvera quelques mois plus tard lorsqu’il acceptera d’être le conseiller perpétuel de l’association Les amis de la littérature, qui rassemble étudiants, journalistes et tout le public amoureux des belles lettres aux côtés d’autres membres fondateurs : Soundjock Soundjock, Jean Baptiste Obama, Jean-Marie Essomba, Danielle Elom, Anne Marthe Mvoto, Casimir Amougou, François Bala Essomba et bien d’autres. Il n’hésitera pas à lire des contes aux enfants de la  » Guerre des fantômes  » dans les centres culturels français.
Depuis cette première rencontre à La vallée de miel, notre savant-poète nous accompagnera tout au long du parcours escarpé pour l’animation de la vie culturelle camerounaise. Présent à tous les salons littéraires pendant des années, il n’hésitera pas, avec son épouse, à offrir boissons, friandises et repas à l’assistance lors des salons littéraires à Santa Barbara ou à leur domicile à Bastos. Le savant-poète est demeuré jusqu’au bout le guide, le pilier, la mascotte des Amis de la littérature et de la ronde des poètes, et n’a cessé de nous couvrir tel le baobab de son feuillage touffu. Blottis contre son tronc puissant, éprouvions alors une douce fraîcheur et un indicible sentiment de sécurité. Dans ces moments-là, l’universitaire se sentait sans doute agréablement rajeuni et rayonnait autour des artistes visiblement radieux de l’avoir pour  » collègue  »
Ce personnage au franc-parler parfois abrupt était dépourvu de préjugés vis-à-vis des artistes dont il était devenu le chef de tribu. Agriculteur dans l’âme, il détestait par dessus tout  » la civilisation des villes « . Il adorait la nature et les oiseaux au point de leur consacrer un recueil de poèmes. Amoureux de Mengwba son village natal, Eno Belinga cultivait la terre de ses ancêtres comme les traditions et les épopées du Mvet qu’il avait retranscrites dans de nombreux ouvrages. Ce boulimique de la recherche laisse une oeuvre immense de plus de cent articles et livres. Un hommage lui a été rendu par ses collègues et étudiants, lorsqu’il a été élevé au grade de Chevalier des Arts et Lettres par la république française en décembre 2000, au cours d’une cérémonie grandiose en présence de quelques poètes et écrivains qu’il avait tenu à convier lui-même. 14 mars 2004. Bien qu’affaibli par la maladie Eno Belinga nous reçoit à son domicile et nous y passons un merveilleux moment ponctué de poèmes, de chansons de contes. Ce sera le récital d’adieu. Nul ne l’avait imaginé.
Hélas, ce 08 mais 2004, le grand baobab s’est effondré, vaincu par la maladie et les intempéries qui l’ont emporté dans l’au-delà, au pays de nos ancêtres. Samuel Eno Belinga, pourquoi t’en es-tu allé sans nous dire adieu ? Et pourtant, nous nous sommes tant aimés dans l’amour de la littérature. Pourquoi nous abandonnes-tu dans l’adversité ? À qui laisses-tu le soin de nous encadrer ?

1. Présidente des Amis de la Littérature, poète, romancière, journaliste///Article N° : 4188

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