« Les fermetures de salles sont inéluctables »

Entretien d'Olivier Barlet avec Frédéric Massin, exploitant de salles de cinéma en Afrique

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Le programme Africa Cinémas (cofinancé par la France, la Francophonie et l’Union européenne) de soutien à la distribution des films africains en Afrique n’a pas donné les résultats espérés. Son animateur, Toussaint Tiendrebeogo, a démissionné le 1er février 2005 (cf. le « murmure » correspondant), indiquant que seule une structure autonome basée en Afrique pourrait faire progresser les choses. Une association regroupant les principaux exploitants, ACID, s’est formée en ce sens. Aujourd’hui, Africa Cinémas procède à des consultations pour se redéfinir et devrait annoncer des perspectives précises en fin d’année 2005. Il y a urgence : arrivera-t-on à restructurer les choses avant que, confrontées à la faiblesse de leur rentabilité, les dernière salles de cinéma ne disparaissent des grandes villes africaines ? Entretien avec un homme de terrain.

Quelle est votre fonction ?
Je ne suis pas propriétaire mais gérant et m’acquitte donc de loyers, d’ailleurs trop chers par rapport au chiffre d’affaire. Le propriétaire des salles que je gère est le groupe camerounais Fotso. A Bamako, nous avons deux salles neuves (760 et 180 places), le Babemba, construites en 2002 dans un immeuble neuf, la plus belle salle d’Afrique francophone aujourd’hui, et au Cameroun l’Abbia à Yaoundé (1250 places), le Wouri à Douala (880 places) et l’Empire (700 salles) à Bafoussam, au confort plus rudimentaire. Au Cameroun, ce sont des salles anciennes, que nous avions rénovées il y a quinze ans. Cela fait une quinzaine d’années que je m’occupe de distribution et de gestion de salles en Afrique, mais je n’y réside pas : j’y viens régulièrement.
Quel état des lieux pourrait-on faire des salles francophones sub-sahariennes ?
Nous avons tous connu une période faste entre 1995 et 2000 et cela fait maintenant cinq ans que cela tend à se détériorer, avec une accélération sur les six derniers mois qui nous rend déficitaires. Les gens viennent au cinéma pour deux raisons : voir un film et sortir. Pour sortir, on va dans une salle en bon état qui permette la promotion sociale : pouvoir inviter famille ou amis. Les salles camerounaises sont défraîchies et le développement de la vidéo est fulgurant, ainsi que de la télévision : à Douala, on peut capter huit bouquets de chaînes différents. L’offre de consommation d’images est énorme. La piraterie dvd joue sur les nouveautés, qui sont notre fond de commerce. Deux films sur trois sont en dvd à 1500 Fcfa (2,3 euros) avant l’avant-première à 2500 F (3,8 euros). On ne peut travailler sur copie neuve, sauf pour Starwars. Pour un film comme Ray, j’obtiens des copies qui sont en retour d’exclusivité française, mais ne les ai eues qu’au bout de trois mois car le film a bien marché en France. Il était en dvd dans la rue depuis très longtemps. Même chose pour Hôtel Rwanda, qui est présenté au festival Ecrans noirs alors qu’il est déjà partout en vente dans la rue par terre.
Cela ne touche que les particuliers ?
Des chaînes câblées l’ont également piraté et programmé avant sa sortie. Lorsque j’ai passé La Passion du Christ, les Eglises avaient déjà montré le dvd ! Personne ne paye de droits, alors que l’exploitant paye la douane à l’arrivée des copies, la censure qui est chère, le transport de la copie, les ayant-droits et la TVA, laquelle est contrôlée par des inspecteurs qui ont intérêt à trouver le maximum de dette pour pouvoir ensuite traiter avec vous ! La concurrence de l’informel est complètement déloyale.
Est-ce la même situation partout ?
Oui, dans les différents pays francophones, on risque tous de fermer nos salles. Certains passent en partie à l’informel : pour éviter de payer les ayant-droits, ils achètent des dvd dans la rue et les vidéo-projettent. Je reste le seul client régulier des Films 26 ! Ils ont été créés il y a une quinzaine d’années en traitant avec les sept principales majors les droits de diffusion dans les pays africains. Le fait de pouvoir ainsi regrouper 52 films américains par an représentait pour nous une énorme chance : c’est la seule solution. Mais la baisse du nombre d’entrées les met aussi en difficulté. Par ailleurs, Metropolitan continue à fournir certains exploitants. Pour avoir des films français, il faut s’adresser aux distributeurs français mais ils refusent le pourcentage et demandent le forfait, ce qui est très risqué pour nous. Le public africain connaît les acteurs américains et non les acteurs français : nos essais de films français grand public n’ont pas bien marché.
Il n’y a pas de billetterie.
J’ai ma propre billetterie en interne mais il n’y a pas de billetterie d’Etat car tout le monde s’y oppose : il faudrait payer l’intégralité des taxes ! Comme personne ne peut y arriver, chacun lutte contre la billetterie. Pour les droits, on s’accorde sur des minimums garantis mais qui deviennent des moyennes garanties ou maximums garantis ! Il faut négocier film par film. Je préférerais un à-valoir qui permette de tenir compte des recettes mais on en reste au minimum garanti.
Les propriétaires ne rénovent pas les salles.
Ce n’est pas leur problème. Le cinéma les indiffère : si ça ne marche pas, ils vendent à un supermarché ou une Eglise. Mais au Cameroun, nous n’avons jamais eu des marges suffisantes pour réinvestir. Pour relancer le cinéma en Afrique, il faudrait des multiplexes, à la taille du marché, c’est-à-dire trois ou quatre salles. Il faut un lieu de vie tournant autour du cinéma. C’est ce que j’essaye de faire depuis deux ou trois ans, mais je ne trouve pas les financements : ils sont trop chers et sur des délais trop courts. L’ouverture d’un multiplexe de huit salles à Lagos montre que ça marche. Il passe des films américains et nigérians. Les distributeurs kinescopent même des films nigérians en 35 mm pour les passer dans les pays avoisinants, profitant des proximités ethniques et linguistiques. Lemoine a fait des multiplexes à Casablanca et Marrakech. Il a du mal à équilibrer financièrement. Comme il a vu grand, il a du mal à fournir suffisamment de films, mais il peut s’appuyer sur la production nationale marocaine qui a du succès.
Comment marche par exemple un film de Bassek ba Kobhio au Cameroun ?
Le Silence de la forêt a fait un tiers d’entrées de plus à Yaoundé qu’à Douala car il est Beti. Je l’ai passé à Bamako, mais ça n’a pas marché. Mais le problème est que ces sorties ne sont pas assez soutenues par de la publicité et les médias. Les gens en ont doucement assez du film américain et sont prêts à voir autre chose. Des films africains ont presque aussi bien (ou aussi mal) marché au Cameroun et à Bamako que des films américains : Moi et mon Blanc, Tasuma etc. Le problème est qu’il faudrait faire un travail de distributeur en terme de communication pour une exploitation dans une seule salle ! Le budget est disproportionné.
Vous aviez sur « La Passion du Christ » affiché une banderole avec pour texte : « 54 coups de poing, 179 coups de fouet, 103 plaies – les Passions se déchaînent – passionnément vôtre ». Une publicité assez particulière !
C’est le gérant Siméon Fotso qui fait ça. Il aurait presque compté les crachats ! Il y a des choses qui me choquent mais je laisse faire car il connaît mieux son public que moi. Il fait parfois très fort. Sur Infidèle, il avait marqué pour une séance de jeunes quelque chose comme « Venez voir comment maman trompe papa » !
« La Passion du Christ » a bien marché un peu partout en Afrique.
Oui, je me suis battu pour l’avoir pensant que ça allait bien marcher mais il a été tué par le dvd ! Sur Titanic, nous avions fait des recettes inavouables ! On aurait dû faire la même chose pour ce film mais ce n’est plus possible : Titanic serait pareillement tué par le piratage aujourd’hui !
Comment fonctionne la piraterie ?
Ce n’est pas de l’amateurisme. Des cargaisons énormes de dvd arrivent au Cameroun, par dizaines de milliers. Ils sont majoritairement faits en Thaïlande ou en Chine. Ils sont acheminés via Dubaï au port franc de Lomé par containers entiers, où des grossistes vont les chercher. La chaîne continue jusqu’aux petits revendeurs, lesquels touchent 250 Fcfa tandis que celui qui le fournit touche aussi 250 F. Même chose pour la musique. On accuse beaucoup les Nigérians mais le port de Lomé passe avant Lagos.
Le film de cinéma ne sera plus vu en salles ?
Oui, tout le monde va le regretter. On n’arrive pas à rentabiliser les investissements car l’argent est trop cher. Pour le Babemba à Bamako, donc deux salles neuves, le propriétaire a emprunté sur huit ans : c’est trop court. J’essaye de convaincre les politiques français de demander à l’Agence française pour le Développement de considérer une ligne culturelle. Elle a le droit de faire des investissements dans les secteurs de la santé et de l’éducation, mais pas encore dans la culture. On peut monter des projets si l’emprunt est comme en France sur 15 ou 20 ans à 4,5 %, même à 6 % comme le pratique l’AFD. En Afrique, on trouve sur 8 ans maximum et à 9,5 %. Les banques centrales ne peuvent pas prêter sur plus longtemps car elles doivent constituer des réserves de garantie sur chaque emprunt accordé, du fait de la parité du Fcfa et du risque de change. Une volonté politique française est nécessaire pour nous soutenir. Le mieux que j’ai pu trouver aujourd’hui est une ligne de crédit européenne BEI à 5,5 % sur 10 ans, à laquelle il faut ajouter 2 % car cela passe obligatoirement par une banque locale, et encore 2 % de caution, ce qui ramène à 9,5 %. Du coup, les salles ne vont pas se rénover et les projets de multiplexes ne vont pas se faire et comme les salles ne sont pas rentables, elles vont fermer dans les six prochains mois et il n’y en aura pratiquement plus en Afrique francophone subsaharienne ! Certaines vont vivoter en se lançant dans la vidéo-projection de dvd pirates.
On tente un état des lieux ?
A Dakar, le Paris ferme. A Bamako, le Babemba fonctionne mais ne s’amortit pas. Au Burkina, pays du cinéma, il y a deux circuits : Frank Alain Kaboré, homme d’affaires important pour le pays qui peut se permettre de soutenir son fils, et Idrissa Ouedraogo qui s’en sort non sans mal car il ne paye ni loyer ni pub sans parler d’avantages sur le prix de l’électricité par exemple. J’y ai vu 300 personnes un mardi pour le film de la Burkinabée Apolline Traoré, Sous la clarté de la lune : du jamais vu pour moi. Au Niger : c’est le désert en dehors du CCF. En Guinée, même chose. Au Bénin, Janvier Yahouedeou a trois salles dont une a été complètement refaite. Refaire une salle ne suffit pas si on se contente de changer la moquette ou le tissu des sièges : il faut un lieu nouveau, multiplexe, ailleurs si possible pour créer l’événement. C’est ce qu’envisage Kaboré à Ouaga et que j’envisage aussi au Cameroun car le déficit est réel depuis quelques mois. En Côte d’Ivoire, les événements politiques ont tout cassé. On trouve de la vidéo-projection à l’Ivoire et au Primavera tandis que le Paris et les Studios ont fermé. Au Gabon, deux salles récentes gérées par la CFAO avaient visé une clientèle expatriée avec des prix très chers, ce qui était aberrant car elle n’est pas très nombreuse et sort peu volontiers. La clientèle du cinéma en Afrique, ce sont les classes moyennes. Les bourgeois ont des écrans plasmas chez eux tandis que les pauvres vont dans les vidéo-clubs à 125 Fcfa. Les classes moyennes sont celles qui souffrent le plus en cas de crise économique car c’est elles qu’on compresse pour trouver de l’argent.
Certains interlocuteurs sont sceptiques sur vos difficultés réelles…
Les gens comprendront le jour où nous aurons réellement fermé ! Peut-on encore travailler sans gagner sa vie ?
Que pensez-vous du programme Africa cinémas ?
Je me suis élevé contre la conception de l’aide du plan Africa Cinémas : une aide à la diffusion de l’œuvre et non une aide à l’exploitation. Le problème est structurel : on ne diffusera jamais un film africain qui fait déjà 20 % de moins qu’un film américain alors qu’on a aucune marge. Si un film me rapporte dix places de plus, je le prendrai car j’ai le couteau sous la gorge. L’aide spécifique à la diffusion de films africains ne fait pas une différence significative. J’ai proposé, comme pour les salles d’art et d’essai en France, une aide modulable selon les recettes de la salle, ce qui n’a pas été entendu en l’absence de billetterie et de moyens de contrôle. Africa Cinémas n’incluait pas non plus la publicité (ce qui vient de changer), là aussi pour des problèmes de contrôle. Le plan avait pour philosophie de créer le métier de la distribution ex-nihilo mais vu que ce n’est pas rentable, cela n’aura pas lieu. J’avais proposé pour ma part de réaliser avec l’argent dégagé pour ce plan cinq multiplexes avec un cahier des charges favorisant la diffusion de films africains ou européens pendant dix ans. C’était un projet structurant alors qu’on a jeté avec ce plan 3 milliards de Fcfa en l’air.
Les multiplexes ne sont-ils pas mal vus en tant que fer de lance du cinéma américain ?
C’est faux. Les multiplexes sortent aussi des films français ou européens. Il y aurait des choses à réguler via le CNC avec des quotas de films à passer.
Et que penser des alternatives développées par exemple par Bassek ba Kobhio de salles de vidéo-projection de petites dimensions ?
Personnellement, je n’y crois pas. Le risque est trop fort de passer des films piratés sans versements aux ayant-droits : c’est la tendance générale ! Et qui peut vérifier ? Les films qui rapportent sont les films américains et ils n’y échapperont pas s’ils ont besoin d’argent. Cela consiste à faire des vidéo-clubs subventionnés alors qu’on ne va aujourd’hui dans une salle de cinéma que si elle est confortable et luxueuse.
Vous êtes-vous regroupés en groupe de pression ?
Oui, nous avons récemment créé l’ACID (Africa cinémas du futur), association d’exploitants et distributeurs africains, pour lutter contre la gestion d’Africa cinémas par le seul Europa cinémas et en demander la cogestion paritaire. Elle regroupe Janvier Yahouedeou (exploitant au Bénin, président), moi-même (secrétaire général), Khalilou Ndiaye (distributeur-exploitant au Sénégal, trésorier), Bassek ba Kobhio (distributeur), Idrissa Ouedraogo (distributeur-exploitant) et Toussaint Tiendrebeogo, ancien gestionnaire d’Africa cinémas démissionnaire. Europa cinémas fait peut-être bien son travail mais son directeur ne connaît pas l’Afrique. Cela donnait des disfonctionnements graves d’autant plus que les frais d’administration importants prélevés par Europa cinémas auraient pu être mieux utilisés. Il est dommage que l’ACID ne se soit pas constituée plus tôt pour gérer ce programme.
Vu la situation que vous décrivez, la tâche n’est pas simple.
Oui, aujourd’hui, le manque à gagner est global, quels que soient les films. Mon chiffre d’affaires a baissé de 65 % en 5 ans, alors que les charges augmentent, à commencer par l’électricité. La seule perspective est de réaliser des multiplexes.
Comment procéder ici au Cameroun ?
La rénovation de l’Abbia de Yaoundé est un budget de 400 millions de Fcfa, mais cela n’a pas de sens de rénover une salle de 1250 places : il faut la transformer. Un multiplexe est possible à moindres frais. C’est également envisageable au Wouri de Douala, qui est très bien placé bien que le bâtiment soit moins aisé à transformer. A l’Abbia, le balcon est déjà une salle de 300 places. En montant un mur vertical, on fait une autre salle de 300 places de l’autre côté et en bas une salle de 150-200 places et un grand bar-restaurant. Yaoundé est une ville éclatée et ce ne serait pas forcément mieux ailleurs.
Vous êtes pessimiste ?
On peut le penser mais j’ai fait énormément d’efforts pour sauver les choses. Les fermetures de salles sont inéluctables. Et même si un multiplexe peut être rentable, ce sera sans grands bénéfices : pas d’illusions !
propos recueillis à Yaoundé

///Article N° : 4084

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