Janjon pour Ahmadou Kourouma

Palabres avec l'oncle d'un jour

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Je ne crois pas que je sois le mieux placé pour te dédier ces paroles, mais le devoir de mémoire et de reconnaissance m’y oblige. Lorsque je prenais congé de toi en cette fin d’après midi, j’étais loin de penser que ce huis clos que nous venions d’avoir serait le dernier.
Comment pouvais-je me douter un seul instant, que la maladie aurait raison de toi. Mais j’ai eu tort, car j’ai oublié que cette vie, ainsi que te l’ont enseigné tes ancêtres Kourouma, n’est pas un  » village d’établissement  » et que tu te devais seulement de faire ton soleil.
Pour comprendre donc ton soleil, j’ai marché à ta rencontre. Et voilà qu’un jour orageux d’un certain mois d’octobre 2003, tu m’ouvrais en vrai Malinké, bien connu pour ton hospitalité et ta courtoisie sans bornes, les portes de ton modeste appartement de la banlieue lyonnaise.
Pendant une journée entière, je t’ai écouté, écouté ta colère, entendu ton plaidoyer pour un monde plus juste ; je suis resté attentif à ta vision des hommes et du monde ; à ce qui se gravera comme le dernier témoignage d’un  » diseur de vérité  » sur les conditions sociales de ses contemporains.
C’est donc un huis clos plein d’enseignements que je tiens à livrer à travers ces pages, pour témoigner de ton combat pour le respect de l’Homme dans sa spécificité géographique, historique et culturelle.
Mais avant même que j’eusse le temps de retranscrire tes dernières paroles, tu t’es retiré loin du monde, plongé dans un silence incorruptible.
Le temps du deuil et de la désolation passé, je reviens sur ce huis clos, dans le but d’espérer briser ce silence pesant et angoissant pour nous autres pèlerins de ce monde, préoccupés encore à chercher les moyens d’accomplir nos soleils.
Parce que les morts ne sont pas morts, je veux d’abord revivre avec toi tes dernières paroles, avant de te faire entendre le janjon que j’ai écrit pour toi.

Comment dois-je vous appeler : Monsieur Kourouma, Ahmadou Kourouma ou Tonton Kourouma ?
En Afrique, on dira Tonton Kourouma (éclats de rire).
Alors bonjour tonton Kourouma. Je suis content de te retrouver comme promis. Après quatre romans publiés et trois décennies de présence permanente sur l’échiquier littéraire africain, tu restes pour les jeunes générations un écrivain plein de mystères. En dehors de tes romans, on ne sait pas réellement grand-chose de toi. Pour ma part, c’est justement ce mystère qui m’a conduit jusqu’à toi, parce que tu représentes non seulement un savoir incarné par ton auguste âge, mais aussi quelqu’un auprès de qui l’on peut disposer d’informations riches en enseignements sur l’Afrique.
Merci.
Tu as présenté dans ton premier roman un personnage, Fama. Dès sa première apparition dans le récit, il a été présenté en ces termes :  » Fama Doumbouya, de père Doumbouya, de mère Doumbouya, né dans l’or, les femmes et l’argent « . Si tu devais te présenter, tonton Kourouma, que dirais-tu de toi-même ?
(Parti dans un grand éclat de rire), si je devais me présenter…
Serais-tu Ahmadou Kourouma, de père Kourouma, de mère Kourouma, né dans l’or, les femmes et l’argent ?
Si je dois me présenter … Chez les Malinké, Doumbouya et Kourouma, c’est la même chose. Mais si je dois me présenter, je dirai… Kourouma, je ne suis pas né dans l’or, ni dans les femmes (éclat de rire). Je suis né dans ce qu’il y a de dur… Mes parents, mon oncle, mon père étaient des chasseurs. Lorsque la colonisation est arrivée, elle nous a fait un peu de tort, parce que mon oncle, moi-même mon grand père, était un grand notable, un grand chef.
Ma grand-mère s’est mariée à deux personnes. D’abord à un chef, puis à un guerrier ; un guerrier très très important qui a conquis toute la région de Guinée. Il s’appelait Braman. Son village qu’il a créé s’appelle Bramandougou, il se situe à quelques kilomètres de Guinée. C’était un guerrier très très important, un général de Samory Touré… Donc, si je dois me présenter, je dois dire actuellement… un Kourouma (éclat de rire), de père, de mère Kourouma, élevé par un Foundio. Foundio, c’est mon oncle. Et puis je suis, je suis… Avec la colonisation …. (rire)… Je suis… Qu’est-ce que je suis… je me suis débrouillé, j’ai un peu travaillé, voilà…
Je comprends que la question te fasse rire, d’autant plus qu’il est à la fois gênant et difficile de parler de soi-même…
Attends, je vais bien t’expliquer l’histoire de ma famille. Ma grand-mère était une Peule. Une femme peule était très très belle chez les Malinké. Elle était mariée à un chef, et quand l’armée de Samory est arrivée…
Comment s’appelait cette grand-mère, si cela n’est pas une indiscrétion de ma part.
Dougo…, qui signifie  » chef des vautours « , le  » roi des vautours « . Elle s’est mariée à un chef, puis quand Samory est arrivé, il l’a prise après avoir vaincu ce chef. Elle s’est mariée avec un guerrier avec qui elle est restée vivre. Et quand les Européens sont arrivés, après la défaite de Samory Touré, elle est retournée chez son  » chef « . Voilà l’histoire de ma grand-mère. De cette façon vous trouvez dans ma famille deux noms (patronymes) ; vous trouverez des Kourouma, vous trouverez des Foundio. Kourouma équivaut à Doumbouya et Foundio à Touré. Je pense que c’est cela à peu près. Quand elle est allée chez les Foundio, ce Foundio a créé un village ; il était un grand chef, un grand guerrier, un guerrier extraordinaire qui a créé un village, Bramadougou et qui est mort à Bramadougou.
Quand tu parles de toi, tu parles d’abord de ta grand-mère, de ce guerrier…
Je suis du côté du guerrier, parce que c’est le fils de ce guerrier qui m’a enlevé de l’autre côté totalement.
Si l’on doit te considérer par rapport à l’organisation traditionnelle de la société malinké, divisée en horon, en nyamakala et en djon, dans quel groupe on te mettrait ?
Dans ma famille, il y avait des djons… Dans Les Soleils des indépendances, je parle d’un vieux, Balla. Balla était un djon qui était affranchi. Nos djons ont toujours été fidèles à notre égard. Quand j’étais petit et que je devais me rendre à Boundiali, c’était un djon, d’ailleurs qui ne l’était plus parce qu’il avait été affranchi à l’arrivée des Blancs, qui m’accompagnait. Ils étaient considérés dans la famille, ils avaient des responsabilités en matière d’éducation des enfants. Ils étaient tranquilles. Dans ma famille, ainsi que dans les grandes familles malinkés, il y avait deux sortes de djons. Il y avait ceux qui avaient été faits captifs et ceux qui sont nés dans la famille. Ces derniers étaient comme des membres de la famille, et surtout après l’arrivée des Français. Ceux qui étaient nés dans la famille avaient des droits.
A bien t’entendre, ta famille Kourouma était une famille de horon. Peux-tu dire en deux mots l’histoire, l’image de cette grande famille que tu gardes ?
Les Kourouma prétendent être des descendants de Koroma, allié de Soundjata dans la guerre contre Soumaoro… Ca ne je sais pas trop si c’est vrai. Aujourd’hui, le nom Kourouma est abandonné par certains au profit de Doumbouya, qui est le patronyme musulman équivalent de Kourouma….
J.F.B : Quand tu parles des Kourouma, on sent une certaine fierté dans tes propos. Es-tu fier de ce djamou ?
Evidemment, je suis fier de mon djamou (éclats de rire). Je suis fier de ce djamou, parce que ce nom à lui seul comporte un pan de l’histoire du peuple malinké : la guerre, le pouvoir, etc.
Il y a des aspects de ta biographie sur lesquels je souhaiterais qu’on revienne. Tu as eu des parents chasseurs ; il y a un an tu as pris part, au Mali, à la rencontre internationale des chasseurs…
Moi-même j’ai été chasseur. Quand j’étais petit, mon oncle m’emmenait à la chasse à cause de mon sens de l’orientation dans l’obscurité de la forêt. …Quand j’étais au Cameroun, chaque année, j’avais droit à un buffle, à un éléphant, un fauve. Mais je n’ai jamais fait usage de ce droit.
Madeleine Borgomano t’appelle le  » guerrier-griot « …
(rires)… Elle m’appelle griot, parce que celui qui parle beaucoup est un griot. Et guerrier, parce que j’ai participé à la guerre d’Indochine. Sur le champ de bataille, j’ai été engagé comme journaliste à l’état major des affaires africaines.
Tu es né en 1927 et par là tu es bien placé, pour l’avoir vécu, pour parler de la colonisation. Pour les jeunes qui en ont seulement entendu parler dans les livres, à travers les images et autres archives de la télévision, que devraient-ils en retenir ?
La colonisation fut quelque chose d’extraordinaire. Elle m’a plongé dans la révolte à cause de ce que j’ai vu. Mon oncle était fonctionnaire dans l’administration. Il avait droit chez lui aux gens qui faisaient les travaux forcés… J’ai vu quelque chose de terrible dans la colonisation. Pendant les travaux forcés, on obligeait les gens à aller travailler pendant six mois, à descendre vers le sud…. Il y avait les plantations des Européens. Les gens qui étaient recrutés pour aller travailler dans les plantations du sud étaient parqués dans des wagons fermés, sous la chaleur. Quand j’étais à Bingerville, j’ai vu ce qu’ils faisaient comme travail. Ils n’avaient pas droit aux soins, ils souffraient beaucoup, ils mouraient. Et je me rappelle une scène à Bingerville que je n’oublierai jamais. J’ai vu les gens qui travaillaient dans la coupe de bois, l’exploitation forestière ; un monsieur qui les avait conduits dans la nuit, les pieds partout enflés, et il venait les mettre au dispensaire où j’étais hospitalisé… J’ai été profondément marqué et cela a amené une grande révolte en moi. Les Français, c’est difficile de leur faire comprendre les travaux forcés ; ils ne se l’imaginent pas.
Y a-t-il une histoire particulière à chacun de tes romans ?
Chacun de mes romans a été écrit par obligation. Par exemple, Les Soleils des indépendances, ce roman est dû au fait que Houphouet Boigny avait emprisonné mes copains et moi j’ai été libéré parce que j’étais marié à une Française. C’est maintenant que j’ai compris que j’étais marié à une Française. Moi, j’ai été libéré et les autres en prison étaient torturés. Il y a eu Boka Ernest qui est mort là-bas, en prison. Partant de là, j’ai voulu écrire quelque chose pour les défendre, mais j’ai choisi une fiction pour cacher ce qui se passait. C’est ce qui a amené Les Soleils des indépendances. Quant à Monnè, Outrages et défis, quand je suis arrivé en France, j’ai vu que les Français continuaient de parler de leur période douloureuse de l’Occupation. Ils avaient oublié que nous, ils nous avaient occupés pendant cinquante voire soixante ans. Ils avaient été occupants chez nous et ils nous avaient fait tout ce qu’ils reprochent aux Allemands. C’est pour répondre à ce défi que j’ai écrit Monnè, Outrages et défis. Pour évoquer En Attendant, j’étais en colère quand la guerre froide s’est terminée. Pendant la guerre froide, ils ont soutenu des dictateurs chez nous, et après la guerre froide… Tandis que Allah n’est pas obligé, j’ai voulu parlé de ce qui se passe au Libéria…
Lorsque tu parles de la guerre, de la colonisation, tu sembles très triste…
Je suis en colère quand je parle de la colonisation, et surtout du fait que ceux qui nous ont colonisés sont ceux qui parlent maintenant de droits de l’homme… Cela me met en colère, parce que je me dis, voici des gens qui parlent de droits de l’homme maintenant et pourtant quand ils étaient chez nous, ils n’ont pas respecté ça. Mais je crois que j’ai un peu tort parce que les hommes ne sont plus les mêmes…
Je ne sais pas si tu as lu la dernière publication de Marc Ferro intitulé Le Livre noir du colonialisme. Il y soulève in fine la question épineuse de la repentance. Alors quand tu dis les hommes ne sont plus les mêmes, penses-tu qu’un jour, les descendants de ceux qui ont occupé les villages africains pendant la colonisation pourront un jour demander pardon à l’Afrique ?
Ca je ne sais pas, parce qu’ils auraient été les plus forts. Quand on a été les plus forts…. Si les Africains avaient été à leur place, ils auraient fait la même chose. C’est cela l’histoire. Chez nous les Africains, quand on avait les tribus, les gens qui étaient en esclavage, c’était la même chose, les hommes sont les hommes.
Il y a des éléments très intéressants dans tes romans qui ont été éclipsés par les analyses politiques. Je voudrais revenir sur certains d’entre eux, afin que tu m’en parles à la lumière de la culture mandingue. Par exemple, la stérilité…
Chez les Malinké, cela signifie une condamnation. Quand tu es stérile, tu es condamné. C’est une malédiction qui frappe une femme, c’est quelque chose de terrible…
J.F.B : La stérilité pose le problème crucial de l’enfantement. Quelle est la place de l’enfant dans la société malinké ?
Chez les Malinké comme chez tous les Africains, avoir un enfant était la chose la plus extraordinaire qui soit. L’enfant c’est un peu tout, ça t’aide et ça te soutient quand tu deviens vieux. C’est la retraite… L’enfant c’est tout, c’est l’or, c’est l’argent, c’est l’avenir. Tout ce qu’il y a d’essentiel, d’important, c’est l’enfant.
Bema, ce nom te dit quelque chose certainement. C’est le fils de Djigui Kéita, c’est le  » crocodile qui sort de l’urine de son père « …
(éclats de rire) Ah oui. C’est le fils qui a trahi son père. Ici, je parle un peu d’une petite expérience qui est arrivée à Korhogo. C’est la famille de Gbon Coulibaly que j’ai évoquée à travers ce fils.
Quel sens particulier le Mandingue donne à la lâcheté. Comment cela se dit en Malinké ?
…Attends…, je commence à perdre mon malinké (éclats de rire). C’est une honte ; quand je vais au village, je ne me retrouve jamais. Bon ! la lâcheté, les Malinkés donnent un sens énorme. Quand tu es lâche, tu n’es plus un homme, parce qu’un homme ne doit pas être lâche. Chez les Malinké, la lâcheté était telle que quand on a été lâche, on quitte le pays, on disparaît ; parce que chez les Malinkés, il y avait quelque chose d’extraordinaire, maintenant je m’en aperçois quand je réfléchis. Lorsqu’on faisait certaines choses, on quittait le pays et on n’entendait plus parler de toi.
Peut-on opposer chez les Malinkés le lâche au héros ? Je pose cette question pour en venir au personnage de Djigui.
Djigui était un roi, il n’a pas voulu participer à la guerre. Il n’a pas voulu suivre Samory. Et lorsqu’il travaille pour la colonisation, pour les colons, à la dernière minute il se rend compte qu’il a été trahi par eux, par les Blancs. Mais Djigui n’est pas un héros ; s’il était un héros il aurait pu faire comme ceux qui se sont battus avec Samory. Pour les Malinkés Djigui n’est pas un héros ; Fama n’est pas un héros.
Tu t’inspires beaucoup de la tradition orale mandingue dans tes romans. Dans En Attendant Le Vote des bêtes sauvages, tu parles du donsomana. Quelle est la dimension du donsomana que tu as voulu faire revivre dans ce roman ?
Le donsomana était quelque chose de très important. Dans le donsomana, on raconte les vrais exploits des chasseurs. C’est la mythologie des chasseurs. C’est un ensemble essentiel que je traduis dans le roman.
Le choix des noms de lieux, Togobala, Soba ; le choix des noms des personnages, Tièkoroni, Koyaga, Fama ; le choix des noms des animaux, faucon, panthère, hippopotame…
La culture malinké apporte des éléments. Et la culture malinké authentique remonte avant l’islam… Quand tu parles des noms…même les djamous qui étaient quelque chose de très important ont été islamisés. Kourouma, islamisé devient Doumbouya ou Doumbia, et donc cela pose un certain nombre de problèmes. Avant chez les Malinkés, on portait le nom d’un vieux du village…. L’islamisation a coupé le caractère mythique des noms…
Quand tu choisis un nom comme Tièkoroni, pourquoi n’avoir pas dit Tièkoroba ?
Tièkoroni, ça veut dire, c’est petit (rire). C’est le diminutif de Tièkoroba.
Alors que Tièkoroni se disait un sage d’Afrique…
Quand on dit Tièkoroni, c’est dans le but de réduire l’importance de la personne. Il y a une ironie terrible. Tièkoroni, ça signifie deux choses : d’abord il est vieux, mais surtout quelqu’un qui est petit en taille. En outre, il est combinard. Il n’est pas franc, il n’est pas clair. C’est tout le contraire de Tièkoroba qui incarnerait la vérité, la sagesse.
A quel moment sens-tu le besoin de mettre le malinké dans la bouche de tes personnages. Tu ne cesses de le dire, tu voudrais que tes personnages parlent le malinké, qu’ils s’expriment, traduisent les événements suivant leur vision du monde. A quel moment précis parlent-ils le malinké ?
D’abord, j’aurais voulu écrire en malinké, dans ce cas ils parleraient tous le malinké. Mais ils ne parlent pas le malinké, plutôt le français, et qu’il y a des choses qu’on ne peut pas exprimer en français. La vérité est que tout ne se dit pas en français. Tu ne peux pas tout dire en français, parce que le français est une langue qui a été faite par des Européens, des catholiques, et il y a de ce fait des éléments qui échappent au français, des notions qui échappent au français. Puisque toute la totalité de la réalité, de l’expérience vécue ne peut pas être dite en français, alors j’utilise la structure malinké…
Peux-tu prendre des exemples dans ton roman, de certaines circonstances où le personnage est obligé de parler le malinké, pour exprimer clairement sa pensée.
Dans Les Soleils des indépendances, la première phrase dit que le type  » avait fini « , parce que mort. La mort ici présente le fait qu’il achève une vie pour commencer une autre. Dans la conception malinké, la personne reste toujours sur terre. Les morts ne sont pas morts, ils restent vivants sur terre ; l’ombre prend la relève pour que le mort reste toujours sur terre. Ce sont ces éléments, ces conceptions culturelles qui conduisent à l’implication du malinké dans la phrase du roman, dans la bouche des personnages. Quand le français permet d’exprimer quelque chose comme la relation au beau, j’utilise le français. Et puis la vérité est que je commence à perdre tout ça. Moi-même je ne pense plus en malinké, je pense en français…
Ahmadou Kourouma perd son malinké ; est-ce à dire qu’Ahmadou Kourouma devient français ?
Oui, je deviens français, par le fait que je suis marié à une Française. Mes enfants vivent en France, et moi-même je vis en France. Je n’arrive plus à parler le malinké, alors donc je deviens français.
Donc Ahmadou Kourouma est Français ?
Non, il n’est pas français, mais il agit en français ; il rit en Français, il vit en français. Il a perdu son malinké, voilà.
Y a-t-il des écrivains africains, ivoiriens avec qui tu as des relations privilégiées ?
L’Ivoirien qui m’a le plus inspiré et avec qui je suis resté beaucoup en rapport, c’est Bernard Dadié. Notre rencontre remonte dans les années 50. Après mes études à Bingerville, j’ai passé le concours, j’ai été admis et j’ai été affecté à Bamako, à l’Ecole Technique supérieure. Là on s’est révoltés et j’ai été accusé d’être le meneur. J’ai été exilé pour cette raison. Quand je suis rentré en Côte d’Ivoire, j’ai été dans l’armée. Mon régiment a été chargé de réprimer les révoltes de la Côte d’Ivoire dans les années 50. Les Ivoiriens se sont révoltés partout, Dimbokro, Bassam, etc. Dans mon régiment j’ai refusé de participer à la répression. J’ai fait la prison militaire et on a décidé de m’envoyer en Indochine. J’avais l’intention de fuir et Bernard Dadié m’a conseillé de ne pas fuir pour les raisons suivantes. Il disait quand vous reviendrez, on aura besoin de vous. Vous allez pouvoir être un des généraux pour aider les Ivoiriens à se libérer… Malheureusement quand je suis revenu en Côte d’Ivoire, on se battait pour être plus colonisé qu’avant. Houphouet voulait s’attacher plus aux Blancs…. J’ai eu des rapports avec Bernard Dadié. Ses poèmes, quand nous étions à l’école de Bingerville, nous les cachions dans nos poches. Nous Ivoiriens, c’étaient les poèmes de Bernard Dadié qu’on préférait. Bien sûr, il y avait les poèmes de Senghor. Donc Bernard Dadié a été quelqu’un qui m’a beaucoup inspiré.
Au plan africain, je n’ai pas eu de rapports étroits avec des écrivains, mais j’en connaissais comme Senghor, Fily Dabo Cissoko, Hampaté Ba. Mais l’homme qui m’a le plus marqué comme écrivain et pour qui j’avais le plus de respect pour la lutte c’était Bernard Dadié. J’aimais Dadié, parce que c’était quelqu’un qui écrivait, qui luttait contre la colonisation. Il m’a beaucoup inspiré et j’ai trouvé que c’était un type extraordinaire.
Quand on parle de ton inspiration, on parle de Céline ?
J’aime Céline, j’ai lu Céline, parce que Céline a fait un travail qui m’a servi de base. Céline m’a permis d’écrire le français, de parler le petit français parisien. Le langage parlé, il l’a écrit. Moi, j’avais le malinké parlé à écrire. Et comme par hasard quand j’ai lu Céline, cela m’a tellement inspiré. Mais je ne suis pas pour Céline au point de vue des idées, au point de vue idéologie. Tu sais dans son livre Voyage au bout de la nuit, il parle des Nègres… Quand il est allé au Cameroun, les Nègres sont considérés par lui comme des bêtes, donc on ne peut pas être d’accord avec un type comme ça. Je ne sais pas si cela peut servir d’excuse, Céline a été frappé par la guerre 14-18, par la tuerie ; cela l’a complètement désorienté. Mais la technique, les méthodes, les moyens qu’il a utilisés pour montrer qu’on pouvait écrire une langue parlée, c’est cela que j’aime.
Puisque tu parles de la technique d’écriture, et si on abordait les différentes étapes de la création chez toi ?
D’abord dans ma création littéraire, tout se fait par nécessité comme je te l’ai dit au début. Je trouve les sujets selon les problèmes qu’ils posent. Actuellement on m’a demandé de parler de la Côte d’Ivoire. Sur la Côte d’Ivoire je n’ai pas de sujets à chercher, je connais ses querelles, je sais ce qui se passe. Je n’ai qu’à choisir les informations à donner. Comme je n’ai pas de sujet à chercher, j’insiste sur chaque étape. J’écris dans la nuit et la journée je pense à la phrase. Je passe toute la journée à chercher la phrase que je vais écrire dans la nuit, de sorte lorsque je m’y mets, ça vient de façon automatique ; parce que j’ai déjà pensé à la situation.
Quand tu termines un roman, comment se passe la relecture ? Que fais-tu comme travail pour finaliser l’œuvre ?
Quand j’ai écrit, j’ai à relire. Après je trouve comment diviser en chapitres. Quand je trouve ce qu’il me faut comme chapitres, je relis. Parfois, il arrive de laisser à des gens de me relire un peu. Ils me corrigent, ils me disent ce qu’il faut faire. Je laisse très peu de gens me donner des directives.
Il semble que tu sois auteur d’une pièce de théâtre intitulée Le Diseur de vérité. Pourquoi as-tu choisi un tel titre et qui est ce diseur de vérité ?
(rire) Après mon exil, quand je suis rentré d’Algérie, j’ai trouvé qu’en Côte d’Ivoire il y avait tellement de mensonges ; tout le monde mentait. La politique était devenue un mensonge. C’était la guerre froide, chacun disait ce qu’il voulait… J’ai voulu écrire une pièce de théâtre, Le Diseur de vérité. C’est l’histoire d’un homme qui cherche la vérité, qui lutte, essaie de chercher la vérité, mais il ne la trouve pas.
Tout comme l’ensemble de ton œuvre, Le Diseur de Vérité a son histoire…
Quand je suis revenu d’Algérie, je croyais que les choses avaient changé… C’était pendant la guerre froide, il y avait partout des coups d’Etat. Houphouet Boigny a eu peur qu’il y ait un coup d’Etat chez lui. Il a pris tous les éléments de gauche, tous ceux qui s’opposaient à lui, il les a mis en prison. Il a mis sur pied  » le complot du chat noir « . Il a arrêté les gens et moi brusquement il m’a libéré. Je n’ai rien compris… après j’ai compris que c’est parce que j’étais marié à une Européenne et il avait peur que l’Européenne raconte en France que son mari était arrêté… Plus tard, il a reconnu que le complot du chat noir était une machination juridico-policière. Il m’a demandé de rentrer en Côte d’Ivoire alors que j’étais à Paris. Quand j’ai écrit cette pièce, j’ai fait l’exil à nouveau… dix ans au Cameroun, dix ans au Togo et quand j’ai fini, j’étais à la retraite. Au Togo, en Algérie, on peut dire que je n’étais pas en exil, parce que Houphouet était un homme bizarre. Quand il faisait du tort à quelqu’un il essayait de compenser… Donc j’étais en exil sans être en exil, parce que j’avais des postes de responsabilité dans des organisations internationales.
Dans une interview accordée à un certain Marc Fenoli, tu lui as confié avoir rencontré le vrai Koyaga. Qui était-ce ?
(Rires) Le vrai Koyaga, ce n’est pas un problème, c’est Eyadéma.
Il t’a même inspiré de la sympathie, as-tu dit…
J’ai honte, mais j’ai de la sympathie pour sa brutalité. Quand j’étais à Lomé, j’allais à la chasse avec Eyadéma. C’est quelqu’un qui est d’une simplicité brutale.
Si tu as rencontré Koyaga, le vrai, est-ce que tu as rencontré Tièkoroni, le vrai ?
(rires) Tièkoroni, je l’ai rencontré, le vrai, (rires). C’est Houphouet Boigny. A la fin Houphouet avait de la sympathie pour moi. Quand il était malade en 1991, il y a eu une réunion des assureurs à Yamoussoukro, et les gens ont envoyé une délégation pour aller le saluer. Moi, je n’étais pas là. Il a demandé où est Kourouma… En définitive, il m’avait fait du mal ; et c’est quelqu’un qui, quand il fait du mal à quelqu’un il le fait. Et puis, quelque part, il avait raison. Il s’est battu pour que j’aie le poste de Lomé, il a fallu qu’il se batte terriblement…
De tous ces dictateurs, Koyaga, Tièkoroni, N’Koutigui Foundio, etc., as-tu une préférence ?
(éclats de rire) De tous le plus mauvais c’est Tièkoroni. Mais s’il fallait choisir, je choisirais Tièkoroni, parce que lui a pensé un peu à son pays.
Y a-t-il un rapport entre les dictateurs que tu décris et les animaux qu’ils incarnent ?
Evidemment. Quand je prends un totem, je prends les qualités de l’animal dans les mythes, les contes africains et malinké qui correspondent un peu.
Tu établis en permanence un rapport entre la politique et la chasse…
Chez les Malinkés, les chefs, les princes, les rois étaient d’abord des chasseurs… Avant de devenir mansa, il fallait que tu entres dans l’association de chasseurs. Et la chasse est une manière d’apprendre à lutter. Je crois que ça correspond un peu à la politique, qui est un problème de lutte. Dans l’empire mandingue, les chasseurs étaient aussi des guerriers… Tu vois même avec la guerre en Côte d’Ivoire, on les voit. Partout où il y a des révoltes ils sont là. Cela se comprend, parce que l’association des chasseurs a été créée chez les Malinké pour lutter contre l’injustice. Ce sont des gens qui ont fait les droits de l’homme déjà au Xe siècle, alors que les Européens, eux, l’ont fait au XVIIIe siècle. Ils avaient déjà une conscience des droits de l’homme. Dans l’association des chasseurs, il n’y a pas d’esclave. Tout le monde est au même pied d’égalité. C’était donner beaucoup de valeur à la politique que de la comparer à la chasse.
Tu es musulman…
Je suis pratiquant, mais non croyant. Je suis musulman, parce que la religion musulmane est indispensable à la société malinké.
De la même façon, tu ne crois pas en la sorcellerie ?
Je ne crois pas en la sorcellerie.
En même temps que tu ne crois pas en la sorcellerie, elle occupe une place considérable dans ta création littéraire. Lorsque tu présentes la mère de Koyaga comme une sorcière réputée, quelles sont tes intentions ?
Je présente Nadjouma dans le contexte, la réalité de Koyaga. La personnalité qui a inspiré le personnage de Koyaga, c’est Eyadéma. La mère de Eyadéma était considérée comme une grande sorcière. A sa mort beaucoup de présidents africains qui étaient sous sa protection se sont manifestés en envoyant de l’aide financière et matérielle pour ces funérailles.
Laissons de côté la sorcellerie pour aborder des questions plus matérielles. Comment arrives-tu à mêler de front ta vie d’écrivain et ta vie de famille.
Dans ma carrière d’écrivain, j’ai beaucoup écrit pendant la nuit, et la journée je réfléchis aux tournures de phrases, aux idées. Ce qu’il faut retenir, c’est que j’écris partout, et même quand je voyage, dans l’avion j’écris.
Ton pays te manque ?
Aha ! la Côte d’Ivoire, … Abidjan… c’est agréable. Quand on vit sur place, on ne se rend pas compte de l’intérêt de ce pays, de cette ville. Mais quand est loin… quand on ne peut pas y retourner… on a des remords.
As-tu des projets de romans ?
J’ai deux projets de roman que j’ai commencé. J’écris sur la vie de Sékou Touré. Je suis au 2/3 de sa vie politique, quand il dit non à de Gaulle. J’ai arrêté ce roman à ce stade de la biographie de Sékou Touré, parce que des camarades m’ont demandé d’écrire quelque chose sur les événements qui se déroulent en ce moment en Côte d’Ivoire. En réfléchissant, j’ai décidé de faire de ce roman la suite du voyage du petit Braman de Allah n’est pas obligé. Quand il arrive en Côte d’Ivoire, son pays est ravagé par la guerre. Au stade actuel, le scénario de ce roman est aux accords de Marcoussis. J’espère, j’espère beaucoup que les choses avancent pour que je termine ce roman.
Prions Dieu pour que cela se réalise. Il n’y a pas de raison…
Maintenant que je commence à être malade…
Inch’Allah. Tu es un homme multiculturel. Dans tes romans, le français et le malinké se côtoient. Parfaite cohabitation. Dans ta vie, tu as épousé une Française et votre histoire d’amour dure depuis quarante ans. Comment vis-tu ce mélange de cultures ?
(rires) La culture ça se vit au jour le jour. Si on veut vivre en harmonie avec l’autre, on a besoin de faire des efforts de s’adapter, de partager. Le malinké et le français dans mes romans, en réalité c’est ma façon de vivre au quotidien. En fait je me laisse vivre. Comme je l’ai dit dès le départ, j’ai pris le parti de traduire le malinké en français.
Crois-tu que l’avenir du monde se trouve dans le métissage, dans le brassage des cultures ?
Une position contre le brassage des peuples et des cultures n’est rien d’autre qu’une conception raciste de la vie.
Es-tu pessimiste dans la vie ?
Je suis optimiste de nature. Prenons ce qui se passe en Côte d’Ivoire. Après les indépendances, Houphouet a voulu que chaque ethnie ait sa place en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui on parle d’ivoirité, de telle ethnie, de telle ethnie. Pour finir la guerre a éclaté. Mais on va se battre, on va se tuer, on finira un jour par se réconcilier. On va tous se mettre d’accord.
Lorsque le père de Koyaga discutait avec son fils avant sa mort, il avait une vision fataliste des choses. Pour lui, la colonisation tôt ou tard devait arriver. C’est aussi ton point de vue ?
La colonisation devait arriver comme les guerres mondiales sont arrivées, parce qu’il y a des cultures qui se considèrent malheureusement plus avancées que d’autres à cause de leur civilisation. Comme les guerres mondiales qui sont historiquement arrivées, nous avons maintenant les guerres tribales. Je croyais que la Cote d’Ivoire était au-dessus de tout cela ; mais j’ai été surpris par les histoires de guerre, de charniers, d’escadrons de mort. C’est l’incroyable qui règne. Mais cela va passer, parce qu’on ne peut pas continuer sur les guerres, on ne peut pas continuer à se tuer. On peut rester un moment pessimiste, mais de façon passagère. Mon optimisme est basé sur l’histoire. Les gens ne peuvent pas continuer à se massacrer, la haine ne résout rien comme problème…. Gbagbo ne peut pas raconter n’importe quelle histoire et se faire toujours élire. Un jour il faudra mettre fin à tout cela. La Côte d’Ivoire n’a pas eu de chance. Ce qui est arrivé… Si Guéi avait été honnête, si Guéi avait organisé des élections comme cela se devait, tout cela ne serait pas arrivé. Guéi a été malhonnête parce qu’il a fait en sorte que les choses aillent mal. Si ce type n’était pas ambitieux, on serait tranquille, on serait comme au Mali, comme au Bénin. Actuellement au sens où se comprennent les choses, il faudrait que Gbagbo démissionne ou qu’on le fasse démissionner. Il faut se mettre à l’idée que personne d’autre dans ce pays ne peut faire de la dictature, parce que les Ivoiriens sont mûrs maintenant.
Penses-tu réellement que la situation valait qu’on prenne les armes en Côte d’Ivoire ?
La guerre n’est jamais nécessaire. Elle se crée parce que les hommes ne se comprennent pas. Voilà où l’ivoirité nous a conduits.
Pour revenir à toi et précisément à ta femme, elle semble une femme très discrète. Est-ce ainsi que tu l’as toujours connue ?
Oui. Elle ne veut pas qu’on parle d’elle, elle se cache. Et tu sais on a dit que le rôle de la femme africaine était dérisoire. C’est faux, parce que la femme africaine travaille dans l’ombre. Ma femme, c’est pareil. Elle aussi travaille dans l’ombre.
C’est comme Moussokoro ?
Exact, c’est ma Moussokoro…
Donc elle te tient aussi au lit ?
(éclat de rire) Non, maintenant je suis vieux.
Je suis très content d’avoir eu cet entretien avec toi, je te remercie.
Si tu as un problème, parce que tu m’as pris malade ; si des passages ne te paraissent pas clairs, il ne faut pas hésiter à me recontacter.
Lyon, 31 Octobre 2003.

Comme tout homme et toute femme de culture malinké qui s’est distingué par des actions d’éclat durant sa vie, tu as droit à ton janjon.
Le janjon, c’est la peur que tout guerrier doit éprouver avant la bataille ; le janjon, c’est aussi la victoire sur l’ennemi ; le janjon, c’est la victoire sur la peur ; le janjon, c’est enfin le triomphe, écrivait un romancier de race malinké, surnommé le griot de l’écriture.
Où sont donc passés les soras et les djélis du Manding qui, jadis honoraient la mémoire des fils du Worodougou par leurs psalmodies envoûtantes ?
Où sont donc passés les griottes et les griots, créateurs des janjons les plus émouvants dont chaque phrase est une victoire de la vie sur la mort, du courage sur l’angoisse, de l’héroïsme sur le renoncement ?
Des voix plus mélodieuses, plus éloquentes, plus autorisées que la mienne ont déjà chanté un janjon pour toi, en de bien augustes circonstances. Mais pour t’avoir connu pendant les derniers moments de ta vie, même si cela n’a duré que les quelques heures d’un huis clos, je n’ai pu m’empêcher de pincer les cordes de mon cœur pour te jouer ce janjon.
Certes, le temps s’est raccourci pour toi depuis notre huis clos, mais subsiste pour moi un travail de mémoire. De cet échange où il fut question de plusieurs choses en même temps, voici ce que je retiens. Pardonne moi si je passe à côté de ce qui pourrait paraître essentiel à tes yeux.
Depuis ce premier jour où tu t’es résolu à écrire pour des générations, la clameur angoissante des temps nouveaux a envahi la chaleur et le réalisme de ta plume.
Tu n’as eu de cesse de présenter l’essence de ces Temps comme arythmique et irrégulier, comme révoltante et inacceptable.
Sous les larmes et les lamentations de ton peuple, un monde sans visage s’est construit avec fulgurance, plongeant à jamais des paysages lunaires africains dans une sorte d’éclipse affolante.
Cette éclipse-là annonça la fin des Temps généalogiques. La minéralité triomphante mandingue s’estompa ; et comme partout ailleurs sur les terres d’Afrique, ce fut la fin du mansaya.
Dans la fange de sang de ton peuple infortuné et endeuillé dans sa résistance, s’est gravée douloureusement la mémoire des Temps apocalyptiques.
Les baïonnettes ont taillé, sculpté dans la chair et les os de simples paysans et chasseurs, les pierres tombales et les caveaux d’un monde inique et cynique, d’une société que je qualifie de sylvisée et que ses bâtisseurs, eux, jugent plus civilisée, supérieure.
Ainsi s’est conçue et affinée la rotondité de la modernité selon les autoproclamés gardiens de la civilisation humaine.
Vive la colonisation. Que dis-je ? A bas la colonisation, pour exprimer, pour dire avec toi ton exécration du toubaboutélé, dont tu as voulu rappeler dans Monnè, outrages et défis, l’hypocrisie et tout le mal qu’il a porté au cœur d’hommes, de femmes et d’enfants innocents.
Tu t’es posé la question de savoir comment des personnes dotées de bon sens pouvaient penser que la colonisation des peuples qui s’est faite dans le piétinement des droits les plus élémentaires de l’homme signifiait :
Liberté d’expression, liberté de pensée, liberté de religion, liberté de travail, liberté d’appartenance, liberté, liberté, liberté…
Comment peut-on penser que cet acte des plus obscurantistes tant dans sa conception que dans sa pratique, relève d’un passé lointain, quand il n’est pas considéré un sujet tabou.
J’avoue moi aussi ma stupéfaction face à cette attitude illogique quand il est question de la colonisation et de ses excroissances, dans une civilisation où fut déclarée pour la première fois dans l’histoire de l’humanité une charte universelle des droits de l’homme.
On se croirait au dernier tribunal populaire présidé par Ponce Pilate, plus soucieux de préserver son trône que de dire la justice.
En réfléchissant à cette attitude politicienne, j’ai fini par lui trouver une circonstance atténuante. Ma mère m’a toujours dit entre une grande honte et une petite honte, il est préférable d’accepter l’humiliation de la petite honte, car cela limite les préjudices moraux.
Ta condamnation de la colonisation est sans réserve et se passe de toute rémission. Mais pour nous, générations des années 2000, de cette époque, il ne nous restera que notre déracinement originel, nos interrogations et nos doutes, comme héritage.
Car après cette interminable saison obscure, funeste et aussi stérile de la colonisation, vint l’éphéméride des Soleils des indépendances, dépourvus de conscience, tellement portés à reproduire le langage cacophonique et hypocrite du colonialisme.
J’ai bien peur que les effets de ces Temps nouveaux ne soient plus ravageurs et plus néfastes encore, ainsi que tu le dénonces dans tes romans.
Des dieux nouveaux, des Magnifiquement griotisés ont dévoyé la vie une fois de plus dès l’aube des indépendances politiques recouvrés par nos Etats, au prix du sang de vrais résistants nationalistes.
Ces dieux révélés par les indépendances africaines du nord au sud, de l’ouest à l’est, ont trahi les moindres lueurs d’espoir en forniquant avec les dieux d’hier sur le lit de la complicité, du mutisme et surtout des intérêts.
Or donc, l’inceste entre dieux fut possible dans notre histoire. Pervers sera le plus malin de ma génération qui osera fermer les yeux sur cette réalité abominable et assassine des relations internationales entre l’Afrique et le continent européen, pendant ce qui fut cyniquement et de façon éhontée baptisé guerre froide.
Les conséquences de cette guerre ne furent pas moins chaudes en plusieurs points du monde et spécifiquement en Afrique que le magma d’un volcan en éruption, si l’on considère l’atmosphère carcérale et mortifère créée par les partis uniques, par les guerres civiles, par les génocides ethniques, les coups d’état militaire, etc.
En tous les cas, ce ne sont pas ceux de ta génération, meurtris dans leurs chairs et dans leurs âmes par ces dieux incestueux, qui soutiendront le contraire. Tes romans resteront prophétiques et d’actualité aussi longtemps que les crépuscules célestes et les aubes d’Afrique seront colorés pourpre ou écarlate.
Au soir de tes soixante-quatorze années de vie disputées à la terre éburnéenne et aux sentiers de l’exil, France, Algérie, Togo, Cameroun, France, tu as été plus amer que tu ne l’as été pendant les années cinquante.
Après l’imbroglio politique du coup d’Etat de décembre 99, la Côte d’Ivoire allait sombrer éperdument dans les affres d’une  » sale guerre imposée ».
Une guerre sans nom, sans visage, pour ne pas dire conséquence éloquente de l’inceste des dieux ivoiriens et étrangers de la politique.
Des dieux dont les noms sont écrits en lettres de sang sur les pages de la politique ivoirienne.
Avec eux, des hommes politiques et chefs d’Etats de pays limitrophes et de pays occidentaux se réclamant d’une sacro-sainte amitié avec le pays d’Houphouet Boigny.
Par ces hommes, l’horreur de l’émasculation rituelle et de la castration, la tragédie de l’excision et de la circoncision prennent la signification métaphorique des espoirs brisés.
Par leur conception décadente du pouvoir chez nous, l’énergie et le flux qui, ailleurs engendrent avancée de l’homme, progrès social, respect des droits de l’homme, connaissent une hypothétique vitalité.
Peut-être que parmi ces bêtes politiques, se trouve réellement un Séraphin ? Je ne puis te répondre, cher tonton. Doivent-ils tous subir la condamnation sans rémission de la part du peuple ivoirien ?
Seule l’histoire nous le dira. Pour l’heure, ils bénéficient à tort ou à raison des soutiens inconditionnés de leurs partisans qui ne cessent de boire les propos fallacieux, calomnieux et incendiaires de soi-disant presses nationales et internationales.
Pour ma part, j’ai pris suffisamment de recul, de la hauteur, face à ce tohu-bohu journalistique et politique, pour rechercher ailleurs la parole séminale, la parole de guidance. Mais je ne suis pas sans partager la légitimité de ta révolte. Et pour être dévot, je dirai même que ta révolte est sacrée.
D’autant plus que, quand survint ton départ pour ce voyage en aller simple vers le monde des réalités inconnues et innommables, c’est loin des terres ancestrales.
Comme Fama, dernier prince du Horodougou, tu n’as certes pas joui de clémence, la miséricorde divine. Mais tu le sais, puisque tu l’as écrit, Allah dans sa bonté infinie n’était pas obligé…
Pendant notre huis clos tu as exprimé ta déception et ton amertume face à l’ivoirité. Ah Ivoirité, encore Ivoirité et toujours Ivoirité.
Voici un mot qui, par le seul vouloir des politiciens de cette dernière décennie, porte sur chacune de ses lettres presque tous les maux actuels du peuple ivoirien.
Tu as peut-être trouvé mon silence suspect quand pour la première fois durant notre entrevue tu prononças Ivoirité, et qu’en guise de réaction je me suis borné à te conseiller la lecture de l’essai sociologique et politique de notre compatriote Ramsès Boa Thiémélé : L’Ivoirité entre culture et politique.
Une fois encore j’avoue que je n’avais pas pensé un seul instant que le mal qui complotait sournoisement contre ta santé ce jour-là aurait eu raison de toi.
Mais hélas ma naïveté me porte préjudice, ce que je compte réparer en te rapportant fidèlement dans ce janjon des extraits de ce brillant essai, à défaut de pouvoir te le lire aujourd’hui :
On a l’habitude de lire dans les journaux d’ici et d’ailleurs, mais surtout ceux d’ailleurs, H.K. Bédié a crée le mot. On fait de l’homme politique le fondateur du mot. Non seulement on en fait le fondateur, mais on ajoute aussitôt qu’il a créé le mot pour exclure de la compétition politique un redoutable adversaire. Mauvaise foi ou méconnaissance de ceux qui avancent pareilles idées ? Il est difficile de répondre à cette question. Il faut cependant reconnaître que le créateur du mot est dessaisi de sa création, puis sa créature est vidée de ses éléments constitutifs. Au bout du compte il n’est pas étonnant que la nouvelle créature soit devenue un monstre. Comment et où est apparu pour la première fois le mot ivoirité ? Quel était le sens du mot à l’origine, et quelles étaient les valeurs qu’il charriait à sa naissance ?
Dans un article publié en 1974, Pierre Niava, rendant compte des activités artistiques d’un jeune créateur, fait de la griotique un des  » éléments d’approche d’un nouveau concept, celui de l’ivoirité. Il est né de la prise de conscience d’une gamme de traits et de caractères propres à l’Ivoirien. Ce concept pour être dynamique se donne une orientation prescriptive, tendant à maintenir, à développer et à renforcer ce qui existe déjà. L’ivoirité est un concept multiforme englobant la dynamique socio-économique, le triomphe culturel dont le tenant artistique est la griotique, la pensée de l’homme ivoirien dans toute sa profondeur « . L’auteur de l’article ne s’arrête pas à ce simple rappel. Il va plus loin et fait ressortir l’aspect positif de ce nouveau concept :  » En un mot, l’ivoirité serait une civilisation ivoirienne dynamique et intégrale où l’homme ivoirien dans la Nation ivoirienne serait à la fois sujet et objet « . Il termine la présentation de ce concept par une importante conclusion où l’on voit que l’ivoirité accueille l’humanité tout entière :  » En donnant forme et respect à l’ivoirité (engendré par la griotique) nous avons là un apport consistant à présenter à toute l’Afrique qui pourrait avec fierté la présenter à l’Univers « .
Le mot fait réellement son apparition à partir de cette date, en 1974. Même si on peut supposer que l’idée a existé à travers certaines pratiques artistiques ou encore à travers des comportements d’hommes politiques avant ou juste après les indépendances, l’ivoirité date de cette période. Nous sommes pratiquement au milieu des années soixante dix et comme dit la chanson zouglou,  » la crise économique était dans le ventre de sa mère  » ; elle n’était pas encore née. Personne à cette époque n’avait parlé d’exclusion ni de repli identitaire frileux sur la culture. La Côte d’Ivoire était en plein miracle économique. Le P.D.C.I.-R.D.A, parti unique au pouvoir régnait, avec à sa tête le président Félix Houphouet Boigny. Le pourcentage de la population non ivoirienne était passé de 17 °/o en 1965 à 22°/o en 1975. Le nombre d’étrangers venait de connaître un accroissement important mais personne à cette époque n’avait traité le phénomène de l’ivoirité culturelle comme une manière d’exclure ces nouveaux-venus en quête de bien-être.
Ce bref historique du concept vient mettre de l’ordre dans tous ces discours idéologiquement conçus qui avaient tendance à diffamer impunément un concept sociologique et fédérateur à l’origine, et semer la confusion dans l’esprit de l’Ivoirien.
Tous ces apprentis sorciers qui opéraient au cours de leurs assemblées nocturnes contre ce néologisme sont ainsi rattrapés par la vérité que l’ivoirité n’est ni l’affaire de Bédié, ni de Guéi, ni Gbagbo.
Selon les dires de Thiémélé, Ivoirité = culture ivoirienne + ouverture au monde.
Pour cet homme de culture ivoirien, que tu n’as certainement pas connu, il est clair que sous l’angle de la recherche de l’unité culturelle comme facteur de développement et de libération mentale, les enjeux du débat sur l’ivoirité sont multiples et échappent quelquefois à ces protagonistes.
Ces enjeux sont appréhendés à l’aune d’une certaine anthropologie coloniale dont la prise de position de l’ethnologue français Jean-Pierre Dozon reste caricaturale. Pour répondre à l’acharnement des pseudo spécialistes des questions ivoiriennes contre l’ivoirité, notre compatriote écrit :
Si un ethnologue français comme Jean-Pierre Dozon a donné sa préférence à l’approche politique de l’ivoirité issue de ses interprétations ethnonationalistes, c’est sans doute parce qu’il voulait une confirmation des hypothèses de travail fondées sur la tribalisation de la conscience africaine. Une certaine ethnologie coloniale continue de croire que la société africaine n’est guère traversée par la contestation, le changement ou l’évolution. Elle aime surtout parler de l’Afrique de 2002 avec des paradigmes de 1945. […] Pour elle, les faits sociaux des pays industrialisés sont complexes alors que les phénomènes ethniques des pays sous-développés sont d’une simplicité étonnante. Là-bas il faut multiplier les angles d’approche, ici par contre il n’y a qu’un seul facteur déterminant, l’ethnie quand ce n’est pas la religion. Cette sociologie n’a pas encore décolonisé son regard et c’est pourquoi elle reste dans les rets de l’ethnicisme :  » décoloniser nos savoirs sociologiques et statistiques, c’est prendre conscience de leur occidentalisation et de leur partition culturelles : les ethniques ce sont toujours les autres. Les Africains pour les colonisateurs, les Latinos pour les WASP « . […]
Parce qu’ils veulent trouver une confirmation de la fossilisation des faits sociaux africains, certains africanistes de l’ancienne école coloniale recommandent, pour expliquer l’ivoirité, de partir purement et simplement de la thèse ethnonationaliste. C’est ainsi qu’ils écrivent ceci :  » De 1995 à 1999, en effet quelques idéologues du PDCI se sont attelés à conceptualiser une vision restrictive et ethnonationaliste de la citoyenneté,  »sous le blanc manteau de l’ivoirité », selon la propre formule de Henri Konan Bédié. « .
Allant dans le même esprit, Jean-Pierre Dozon écrit que  » l’ivoirité, dans ce qu’elle implique de mise à distance des  »étrangers »et de mise en cause de tout ce qui les amènerait à devenir de  »vrais »citoyens ivoiriens, fit une figure récurrente dans l’histoire coloniale et postcoloniale « . […]
Peut-on dire que le peuple ivoirien dans son ensemble fut xénophobe et fit une chasse aux étrangers ? Là où l’africaniste français J.P. Dozon parle de « peuple xénophobe  » et de  » chasseur d’étrangers « , l’historien Joseph-Roger de Benoist voit des  » bandes de jeunes ivoiriens  » ou encore  » la pègre des faubourgs  » se livrer au pillage. […]
Après avoir montré que l’ivoirité en tant que rejet des étrangers est récurrent dans l’histoire de la Côte d’Ivoire, J-P Dozon fait de Bédié l’incarnation exemplaire et idéale de l’ivoirité. L’ivoirité constitua pour H.K. Bédié, selon notre éminent africaniste, une façon de se fabriquer une légitimité particulière. Il aurait justifier cette entreprise par deux ordres de considérations : l’univers Akan était suffisamment riche et vivant pour servir de modèle à toute la nation, puis une manière d’assumer l’héritage légué par Houphouet Boigny. A ces deux ordres annoncés, J-P Dozon ajoute un troisième : la fracture Nord-Sud. Une fracture dont il oublie de préciser, qu’elle a une origine lointaine et coloniale. Elle est en grande partie issue de la volonté du colonisateur français, de ses ancêtres, de faire barrage à l’islam, puis de mater la résistance à la colonisation de Samory Touré et des vaillants peuples mandingues. S’il y a une fracture Nord-Sud, il faut remonter à la colonisation française dans sa conception et dans son organisation. La fracture a échu à la Côte d’Ivoire moderne comme héritage historique que les pouvoirs successifs essayèrent tant bien que mal de corriger. […]
C’est bien commode de croire que l’Afrique devrait rester au stade du berceau puisque les Africains revendiquent le berceau de l’humanité.
Aujourd’hui, subissant cette fascination de l’archaïsme, ceux qui s’opposent à l’ivoirité analysent tout à l’aune de l’ethnie : un citoyen est renvoyé de son travail pour corruption, c’est à cause de l’ivoirité ; un autre échoue à un concours après plusieurs tentatives, c’est la faute à l’ivoirité. Lorsque Ibrahim Bakayoko, talentueux footbaleur fut écarté de l’équipe nationale pour indiscipline, par un entraîneur ivoirien, une certaine presse n’a pas manqué de parler d’exclusion ou de discrimination parce qu’il est musulman et porte un nom à consonance nordique. Mais lorsque le même joueur fut écarté pour les mêmes raisons par un entraîneur français, la même presse a seulement évoqué la rigueur du sélectionneur européen. Un ministre originaire du Sud favorise injustement son frère dans une transaction financière, selon ses détracteurs se serait aussi grâce à l’ivoirité, alors que l’ivoirité appelle à mettre fin à ces pratiques ignobles par devoir et par amour de la nation ivoirienne et des Ivoiriens dans leur ensemble. L’ivoirité qui veut mettre fin à ces genres de comportement indigne d’un citoyen sert ici, pour ses détracteurs, comme alibi de la corruption.

Si l’ivoirité, même dans sa version politique telle que Dozon et certains africanistes l’attribuent à Bédié et ses suiveurs, avait été créée selon une idéologie tribale de conservation du pouvoir ;
Si l’ivoirité, même dans sa version politique constituait un germe larvé de xénophobie et de guerre civile ;
Si l’ivoirité dans sa version politique et sociologique traduisait un sentiment raciste, ethnocentrique ou je ne sais quelle autre attitude des plus obscurantistes et attardée sur le plan humanitaire ;
La Côte d’ivoire aurait été un pays bien plus que divisé. Elle serait devenue simplement une terre de désolation totale où des cadavres en putréfaction alimenteraient l’insatiable appétit des vautours et autres charognards, parce que ses fils égarés par des discours invitant à la haine de l’autre se seraient découpés, massacrés à l’arme blanche comme cela a été le cas ailleurs, sous le regard passif d’une communauté internationale dirigée par des Etats démocratiques, chantres des droits inaliénables de l’homme.
Ce pays qui a toujours été dans sa vocation humaniste, havre de paix et terre d’hospitalité, quoi qu’il s’y passe actuellement, serait un territoire, un no man’s land où des avions humanitaires affrétés par les puissances occidentales largueraient comme cela se voit au Soudan des quantités de biscuits, pour des populations affamées et meurtries. Mais que constatons-nous, un pays certes divisé, où les multinationales continuent d’engranger des devises, où des citoyens continuent de vaquer à leurs occupations, où des touristes occidentaux continuent de se bronzer sur les plages de Bassam, d’Assinie, de San-Pedro, de Grand-Lahou, etc.,
Un pays où les institutions fonctionnent et tentent en dépit des obstacles dressés, de ramener la paix sur toute l’étendue de son territoire.
Honte aux oiseaux de mauvaise augure !
Honte aux cassandres !
Gloire au peuple ivoirien dans son ensemble qui, dans sa grande maturité a su faire échec aux princes de la mort et du mal, furent-ils ivoiriens, africains ou occidentaux. L’avantage de ce peuple, c’est qu’il a toujours su donner un sens à son ivoirité, c’est-à-dire qu’il est fier de sa diversité culturelle, fier de son ouverture au monde extérieur : occidental, arabe, asiatique, etc.,
Fier de son essence de pays d’hospitalité et de cosmopolitisme unique sur le continent. Quoi qu’il advienne aujourd’hui, rien ne pourra détourner les Ivoiriens de leur ivoirité vraie. Car comme l’écrit en substance notre compatriote, parce que l’ivoirité constituait les prémisses d’une unité nationale. On veut présenter de la Côte d’ivoire l’image d’un pays atomisé, divisé prêt à l’affrontement.
Bien souvent, hélas, il a suffi d’une simple querelle foncière entre paysans autochtones et allogènes, pour que le prétexte ethnique soit brandi comme l’épouvantail des champs, et pour que l’ivoirité soit vouée au sort injuste et répugnant de la lapidation et de la volée de bois verts.
Et pourtant, ces conflits, furent-ils graves, trouvaient jadis un terme pacifique grâce à la sagesse des Anciens, réunis sous l’arbre à palabre.
Aujourd’hui, cher tonton, les légendaires arbres à palabres qui, autrefois étaient témoins pendant des lunes entières parfois de nos disputes, de nos rivalités politiques, sociales, familiales et même conjugales,
Ces mythiques arbres à palabres dont l’ombrage disposait les belligérants à la retenue, au respect et à l’écoute de l’autre, bref à la sagesse, se sont desséchés sous les soleils caniculaires des indépendances.
Pour paraître modernes, civilisés portant costumes et cravates nouées – je dirai plutôt laisses attachées comme à des animaux de compagnie savamment dressés par leurs maîtres –,
Nos hommes politiques, nos pères des indépendances, ont cru bon de rebaptiser nos arbres à palabres. Ils les ont appelés  » Assemblée nationale  » et les dignitaires habilités à y siéger et à arbitrer les conflits, des  » députés « .
Nos arbres à palabres, pompeusement appelés des Assemblées nationales sous l’impulsion de la modernité, se sont très vite transformés, mon cher tonton, en lieux de prédilection des confréries mystiques de  » mangeuses d’âmes « .
En ces lieux interdits aux regards du petit peuple qui, jadis était librement convié sous l’arbre à palabre,
En ces lieux parfois décorés des essences rares de nos forêts et savanes, siègent désormais les apprentis sorciers de la politique.
Leur rôle, désigner la victime, la proie idéale des festins macabres.
Une seule arme : le complot. Comment s’appelait-il déjà ton compatriote… ? Ernest, Ernest Boka, ton ami, premier président de la Cour suprême de la république de Côte d’Ivoire en a fait les frais.
Constat malheureux, pathétique, honteux, mais indéniable !
La mort a longtemps siégé dans nos prétendues Assemblées nationales durant cette époque de la politique africaine qui porte l’appellation de  » soleils des indépendances « ,
Une métaphore, sinon une belle ironie qui te rendra, j’en suis convaincu, immortel dans la conscience de plusieurs générations d’Africains.
Des politiciens vampires y ont cyniquement campé les rôles de députés.
Funeste entreprise d’animaux coprophages, la politique, telle que pensée au temps des partis uniques issus de la guerre froide et cautionnée par des démocraties autoproclamées gendarmes de la sécurité mondiale.
Quelle prétention ! C’est ce que j’ose appeler la mythomanie politique des démocraties avancées.
Le monde serait plus sûr ? 11 septembre ? Bali ? Djenine ? Fallouja ? Bagdad ? Carachi ?
Tout le monde en parle pour une seule raison, l’or noir.
Mais que sait-on de Mogadiscio, de Nairobi, de Monrovia, de Korhogo, de Bouaké,
Où des bandes armées, des voyous, des délinquants à la gâchette facile, pillent, tuent, violent, au nez et à la barbe des médias et d’organisations internationales de droits de l’Homme ?
Tu m’as confié que tu étais en train d’écrire un roman sur ce qui se passe en Côte d’Ivoire.
Je m’en suis réjoui, car pour avoir lu tes romans, notamment Allah n’est pas obligé, je me suis dit enfin le diseur de vérité va certainement nous éclairer sur l’imbroglio politique de son pays.
Mais grandes furent ma peine et ma déception à l’idée que le Koumatigui n’a pas pu supporter son mal de tête.
Qui osera nous dire les choses comme tu as su le faire dans Les Soleils, dans Monnè, dans En Attendant, dans Allah ?
Qui osera défier les anges de la mort,
Qui saura faire le savant mélange de fiction et réalité pour dévoiler la vérité, grosse comme la nudité de l’éléphant, sous l’arbre à palabre ?
Plus les années se succèdent et se renouvellent, davantage le travail des animaux coprophages, êtres cannibales et mortifères, ne connaît point de répit
Et mal ton peuple se meurt.
Hier colonisation pillarde, mensongère et meurtrière ; partis uniques anthropophages ; Aujourd’hui coups d’Etat, élections contestées, guerres civiles ;
Demain, de quoi sera-t-il fait ? Comment conjurer par le rituel politique la malédiction du pouvoir d’Etat ?
Cette fulgurance vers l’anéantissement qui caractérise l’Afrique doit plus que jamais faire partie des préoccupations de la bioéthique.
Durant quarante années environ de carrière d’écriture, tu n’as tenu qu’un seul prêche :
L’avènement du temps ontologique, le temps de l’Etre et de l’être, le temps de la vie dans sa nature et dans sa forme véritables.
Si au commencement de ton écriture était la révolte, ce sentiment somme toute légitime consacre le début d’un cheminement littéraire dont l’idéologie puise dans un système de représentations du monde, empreint des paroles de guidance des griots mandingues :
Les donsomanas.
Ces paroles ne sont proférées qu’à certaines occasions telles que les cérémonies cynégétiques annuelles qui renouvellent l’alliance de l’homme et des esprits tutélaires des lieux, de la faune, de la végétation et surtout de Sanéné et Kondoro, l’esprit de la chasse.
A ces paroles tu as su donner une vitalité de jeune, en les intégrant à l’esthétique du roman, pour dénoncer dans la délicatesse, sans assener, sans infliger, sans traumatiser,
Mais essentiellement pour inviter à la réflexion sur notre époque.
Une époque défigurée par les guerres, la violence ; un recul de l’humanité dont la seule explication valable est la mythomanie politique de certaines démocraties avancées, qui s’autorisent au nom de cette vanité tout ce qui leur plaise.
Très tôt au début de ta carrière littéraire, tu as sollicité dans tes romans, ces paroles venues des temps primordiaux,
Comme un étrange rite de conjuration de l’anthropophagie politique à laquelle se livrent des hommes d’Etat que j’indexe comme des marchands de la mort.
Dans le donsomana la mort est vertu tandis que sur le champ de l’action politique, la mort est déchéance.
La mort cynégétique est l’antinomie de la mort politique, de sorte que ces deux morts forment une sorte d’association, de recto et de verso, d’avers et de revers, de génération et de corruption, d’avènement et de disparition ; bref, de naissance et de mort.
Ton message pour moi paraît si clair, en ce sens que la transfiguration du roman par le donsomana relève d’une prise de conscience de l’image renversée de notre humanité.
Dans ce qu’il serait convenu d’appeler le donsomana selon Kourouma, ce sont les bêtes, les animaux qui viennent à bout des hommes, dans ce combat perpétuel qui les oppose.
Le récit de En Attendant Le Vote des bêtes sauvages, montre sans travers un  » Faucon  » qui tue en République du Golfe ; un  » Caïman  » en République des Ebènes, un  » Léopard  » en République du Grand Fleuve, et aussi irrationnel que surprenant un  » Lièvre  » en République du Mont, qui répandent la mort parmi des citoyens innocents.
Jamais dans ce duel à mort qui confronte la bête à l’homme, le second n’est sorti vaincu.
Certes, il peut y avoir désolation, drame perpétré par le fauve au sein d’une communauté,
Mais quand arrive le chasseur, le simbon,
C’est le mugissement terrifiant de la bête mourant qui se répand en écho sur les champs hostiles de la cynégétique.
Par le renversement des rôles et des situations que tu opères dans tes œuvres,
C’est la tragédie de l’homme africain et de l’humanité entière sur les scènes de la politique qui est portée à son plus haut niveau d’expression.
Le pouvoir ainsi confisqué par ces  » Léviathans  » signifie le droit perdu des peuples sans défense, le droit à la vie.
Vivons-nous les Temps d’une humanité hors du commun,
Soumise à une destinée du chaos, à la fatalité de l’anéantissement ?
Même si la réponse à cette interrogation évite le pessimisme ou le négatif par pudeur, je m’explique difficilement ce tableau peu reluisant, pour ne pas dire sombre que dépeint Marc Ferro :
La Conférence de Durban s’est également penchée sur le sort d’autres victimes souvent oubliées – femmes et enfants. Triste bilan du XXe siècle :  » Deux millions d’enfants ont été tués dans les conflits ; plus de quatre millions et demi ont été rendus infirmes et ont subi un handicap physique permanent, plus de trente millions ont été arrachés à leurs foyers, plus de dix millions ont subi un grave traumatisme psychologique, plus de un million et demi sont devenus orphelins ou ont perdu contact avec leurs parents, sans parler des jeunes femmes qui ont été soumises à des sévices sexuels ou des enfants soldats qui se sentent isolés et rejetés par la société dans laquelle ils vivent « , témoigne Olara Otanu, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour les conséquences des conflits armés sur les enfants.
Par ce constat désolant, émerge la profonde signification du renouvellement épistémologique des donsomanas dans ton roman.
D’abord, un premier niveau de signification qui invite à la maîtrise et à l’apprivoisement de la mort.
C’est le message fort que tu adresses vraisemblablement aux politiques de toutes nationalités, de toutes obédiences idéologiques,
Qui semblent se complaire dans l’organisation des trépas et dans le gouvernement de l’entropie.
Ton exubérance culturelle t’a fait dire que c’était une considération, un honneur pour la politique que d’être présentée sous l’angle du donsomana,
Afin de mieux faire prendre conscience de ce que l’on pouvait et était en droit d’en attendre : respect de l’adversaire, sécurité et protection des populations, prospection d’opportunités vitales détournée de toute intention de nuire.
Cette ultime attente, si elle était effective, fait du politique un héros civilisateur à l’instar de chasseur,
Qui sonde les profondeurs obscures, hostiles et inhospitalières des terrains cynégétiques, pour installer son campement. Ce qui marque le point de départ d’une civilisation.
Ils ne sont guère nombreux les politiciens qui font preuve de l’intelligence et de l’abnégation du héros civilisateur, de l’homme d’Etat au sens noble du terme.
Très honnêtement, je te l’avoue très cher tonton, l’idée de porter en intrigue la face horrible et horrifiante de la politique coloniale et néocoloniale, de la politique politicienne à travers les aventures originelles cynégétiques, me laisse dans un état psychologique et intellectuel d’admiration.
C’est une trouvaille on ne peut plus originale qui vient une fois encore confirmer ta vocation d’écrivain engagé et talentueux.
Cela dit, pour résumer ma compréhension de ton œuvre romanesque à partir des influences cynégétiques, je pense qu’il s’agit de réconcilier nos hommes d’Etat, s’ils veulent bien se considérer comme tels, avec la vision tutélaire du politique que l’imaginaire collectif mandingue représente à travers le personnage du chasseur.
Ce combat pour la réconciliation du politicien avec son rôle de politique, avec son devoir de héros civilisateur et non sylvisateur au sens où l’implique ce néologisme, est révélateur d’une certaine vision obsessionnelle du monde que toi-même n’as cessé d’incarner et de prêcher au long de ta vie.
Ta vie a été rencontre, ton œuvre l’a confirmée.
Les critiques, les doctes mais aussi les plus passionnés de tes écrits, ont lu entre les lignes de tes romans la malinkisation du français, d’autres ont parlé de conflit entre le malinké et le français, d’autres encore, en francophones éclairés ont noté la clandestinité du malinké dans le roman.
Mais moi je n’y relève et n’y vois qu’une seule réalité : rencontre, puis mariage. Mariage entre Ahmadou et Christiane, un mariage dont quarante années de complicité, d’effort de partage, de compréhension on servi d’inspiration au thème de la rencontre dans ton roman.
Y a-t-il plus noble manière d’exprimer ses convictions que de les vivre soi-même ? Tu as en effet prêché la rencontre des peuples, le métissage culturel, mais aussi tu l’as vécu pendant quarante ans,
Comme pendant quarante années d’inspiration nocturne et diurne pour donner à la littérature africaine quatre œuvres de rencontre, de grande facture.
Les superstitieux y verront pure coïncidence : quarante années de mariage récompensés par quatre progéniture qui portent le djamou Kourouma.
L’on serait tenté de dire à chacun son roman.
Cher tonton, cette récurrence du chiffre quatre qui porte le bonheur de ta vie conjugale à son paroxysme, est par ailleurs l’expression la plus probante du féminisme dans ton œuvre romanesque.
C’est le signe de l’accomplissement d’un homme, un Malinké de père et de mère Kourouma, qui a su accorder à la femme la place qui devrait être sienne dans la réalité.
Chez les Malinké, il est de notoriété que le chiffre quatre est celui de la femme.
Dans tes romans, la rencontre n’est pas seulement de nature conjugale.
Elle est aussi sociale, politique, idéologique, à travers la Tradition et la Modernité, l’Ancien et le Nouveau, l’Oralité et l’Ecriture.
En somme il est question de rencontre à tous les niveaux.
Prise sous cette jointure, la lecture de tes oeuvres est jubilatoire. On remarquera que dans tes quatre romans, le plaisir du lecteur atteint son orgasme dans la rencontre des éléments supposés s’opposer a priori par leurs natures :
L’homme et la femme, l’écriture et l’oralité, l’ancien et le nouveau, la tradition et la modernité.
Et pourtant il suffirait d’un divorce entre ces différentes composantes pour que toute ton œuvre soit dépourvue de son essence et de pensée.
Pensé autrement, tes œuvres ne subiront jamais la déchéance des talents oubliés aux calendes grecques, du moins c’est un défi que chaque homme, chaque femme, épris de culture et des belles lettres, doit veiller à relever.
Sous ton école, l’acte de raconter par l’écriture s’est forgé une identité, celle de la rencontre féconde des altérités.
Un soleil s’est couché et un autre déjà point, celui qui fait courir tous les hommes. C’est le nom après la mort. Ce nom là, ton togo à toi, ne connaîtra point de fin.
Bordeaux, le 15 Mars 2005

///Article N° : 4066

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