Mémoire d’Isles

D'Ina Césaire

Mise en scène : Jean-Camille Sormain
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Quand les Caribéennes se mettent en quatre
Elles se sont mises en quatre durant près de trois mois au Petit Hébertot avec Mémoire d’Isles, Jenny Alpha, Firmine Richard, Irène Bicep, les interprètes, et Ina Césaire, l’auteur. Et quand des femmes de leur trempe se mettent en quatre, les jeunes metteurs en scène n’ont qu’à bien se tenir ! Mais Jean-Camille Sormain se tient, et avec élégance et poésie qui plus est. Il ne plie pas sous le poids des talents qu’il a su réunir pour ce spectacle : le texte dense et tendre d’un écrivain dont la réputation n’est plus à faire et trois générations d’artistes antillaises : Jenny Alpha, l’Ancêtre, figure mythique du théâtre noir qui a connu Habib Benglia et le Paris des années jazz d’après guerre, Firmine Richard, star du cinéma et du petit écran, drôle et plantureuse, et la belle Irène Bicep au corps de déesse, danseuse et chorégraphe à succès. Trois générations, trois disciplines, trois talents, trois tempéraments.
Elles donnent vie à trois femmes  » ni tout à fait la même ni tout à fait une autre « . Deux vieilles qui se racontent et l’époque de leur jeunesse qui les hante, deux portraits aux cadres dorés, deux fenêtres aussi sur le monde passé, sur une époque arborescente dont il ne reste qu’une souche massive et large qui envahit le plateau, espèce d’îlot qui surnage comme un radeau, mais aussi autel sur lequel Aure rendra son dernier soupir. L’une, Firmine Richard, est ronde et mutine, un peu maniaque avec sa canne et son petit sac à main noir, boudinée dans un ensemble de ville jupe droite et corsage rouge. C’est Hermance, son nom rime avec Garance dont elle endosse autant la couleur que la gouaille populaire, façon créole bien sûr. L’autre, Jenny Alpha, porte un habit traditionnel or orangé, un foulard rouge et un jupon de dentelle. Fière de son instruction, elle se drape dans sa dignité, joue la distinction et le raffinement pour se donner des airs de princesse. C’est Aure qui, au crépuscule de sa vie, brille encore des derniers rayons oranges et pourpres de l’aurore.
Deux vieilles resplendissantes de vitalité et une Ophélie couleur de lune couleur du temps, qui porte sur sa robe un cadran aux aiguilles déboussolées comme les horloges de Dali. Elle est le cyclone qui tournoie et ravage tout sur son passage, la fillette qui joue à la marelle, la jeunesse qui danse autour des vieilles et leur chuchote aux oreilles. Le temps qui passe comme le temps qu’il fait, le temps insouciant et ravageur, le temps insensible, joueur et inexorable. Elle est l’étrange et séduisante visiteuse du soir.
La mise en scène de Jean-Camille Sormain est tout en harmonie, harmonie des couleurs et des formes, complémentarité des êtres et des corps, paroles qui s’accordent malgré leur dissonance : vieilles dentelles sans arsenic. En dépit des souffrances qu’elles ont dû traverser, les vieilles de Jean-Camille Sormain, n’ont pas d’amertume ; elles sont restées sucrées comme les mangues acidulées dont elles portent la couleur : vieilles dentelles et galettes au beurre, vieilles dentelles et boudoirs que l’on trempe dans le mousseux.
Que reste-t-il du passé ? Cette vieille souche d’un manguier dont on devine, au diamètre du tronc, qu’il a été énorme, peut-être deux ou trois fois centenaire. Le manguier a été coupé. Ses branches, son feuillage, ses fruits ne sont plus, mais la sève suinte encore aux interstices du souvenir, et les anneaux s’enroulent au cou de la mémoire comme ces halos qui rayonnent en ondes concentriques autour des  » Isles « . Et la souche est bien enracinée dans la terre, elle déploie ses profondes racines autour d’elle. L’arbre a été coupé.  » Le passé ne doit pas courir devant nous « , dit Aure. Mais il est le socle sur lequel s’appuie l’avenir.
C’est un bel hommage que le jeune Jean-Camille Sormain rend là à celles qui ont fait front à  » l’omni-niant crachat  » (Aimé Césaire) et n’ont cessé de porter avec fierté leurs îles à bout de bras.

///Article N° : 394

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